Anne-Lise Blanchard
Revue Traversées, 2022, pp.58,59,60,61,62.
«Rendre grâce à la beauté intouchée du monde»
Lecture d' Angèle Paoli
Se lancer dans l’écriture d’un texte qui évoquerait sinon l’art poétique, du moins plus simplement et plus discrètement la poésie d’Anne-Lise Blanchard, c’est prendre un risque important. Celui de noyer les poèmes sous une abondance de mots, contraire à la concision dont Anne-Lise Blanchard est coutumière. C’est risquer d’enrober de trop plein ce qui chez la poète tient de l’extrême condensé. D’ensevelir sous la pesanteur du discours ce qui est densité des images. Pourtant, face au défi qui m’est demandé, je ne peux que tenter d’entrer en résonance avec l’univers poétique de la poète. Et ainsi, de me lancer dans cette aventure qui relève de l’amitié et de l’affection. De l’admiration.
Pour me livrer à cet exercice difficile, je me suis limitée à quelques œuvres. Notamment et plus particulièrement Anonyme euphorbe (2009) ; Éclats (2010) ; Épitomé du mort et du vif (2019). À quoi vient s’ajouter, depuis quelques jours à peine, Le Ravissement de la marche (2021). Si je choisis plus particulièrement ces recueils parmi de nombreux autres, c’est parce qu’ils me semblent être plus à même de me fournir un fil de lecture, une sorte de corde de chanvre ou de sisal à laquelle m’arrimer pour entrer plus avant dans ce qui constitue l’originalité émouvante de l’écriture d’Anne-Lise Blanchard. Une écriture riche et profonde, qui même lorsqu’elle ne fait pas allusion au haïku, s’en approche, l’air de rien. Parce que le haïku - son économie de moyen, son rythme et ses surprises - semble être la forme innée qui habite la poète.
Ainsi dans Éclats trouvons-nous cette image de l’arbre, dans sa perfection poétique de diamant, dans son extrême pureté, condensé d’un instant qui s’érige en vérité inépuisable, fruit d’un regard perçant que hante l’éphémère d’un ciel :
« Éperonnant le ciel/ le cyprès/ au-delà de lui-même// érémétique »
À l’opposé de la forme verticale, ascétique et rigide du cyprès, celle horizontale et mouvante de l’eau qui, dans le dernier recueil du Ravissement de la marche, court sans obstacle :
« Le fleuve va/ une saison après l’autre/ une femme attend »
Toute la tension du poème japonais semble tenir ici dans le croisement subtil des contraires. Suspens de l’attente et fuite inexorable du temps.
Mais ce qui happe à la lecture de ces vers brefs qui forment poème, c’est le ravissement. Ce quelque chose qui tient de la captation et du rapt. Rapt du regard qui prend jusqu’au saisissement celui qui emprunte les sillons ouverts par la poète et tiennent sous leur charme, la lectrice-spectatrice des saynètes et des tableautins qui jalonnent le recueil. Rêveuse et pensive. Absorbée par l’évidence et la profondeur du poème.
Dans Éclats, à nouveau, ce poème où le mouvement de la vie est leçon de vie pour l’homme, immobilisé dans ses hésitations et ses atermoiements :
« L’élancement du rocher// en face// verticalité de l’exigence/// entre// l’homme /et ses/ procrastinations »
Derrière son aspect formel et au-delà, la poésie d’Anne-Lise Blanchard est lecture sensuelle du monde, fusion de sensations à fleur de peau et de couleurs charnelles qui mènent à l’intime rencontre des corps. Cheminement au cœur des choses et pourtant en équilibre sur la lisière, évolution des mots mis bord à bord dans l’explosion inattendue des contraires et de leur dépassement. L’euphorique euphorbe du début du recueil, tout en froissement de fricatives, s’effrite jusqu’à la douleur, jusqu’aux larmes et jusqu’à la fissure de l’irréconciliable. Anonyme euphorbe est bien l’évocation discrète de cet « obscur objet du désir » nimbé d’éros qui taraude l’âme. Jusqu’à l’« aporie des corps », leur logique insoluble.
« Une nuit minérale/ dérobe tes mains quand en esthète tu/ contemples
la face cachée de son petit exquis/ ourlé de lymphe// l’appel secret de ses lèvres »
De ces instants captés sur le vif du désir, que reste-t-il ? Restent le vide et le silence. Reste soudain l’impossibilité à dire. L’interruption :
« Aucune trace aucune parce que c’est »
Ou encore :
« Corps imprononçables/ juste déborder de/ du débord / de sa vie »
Les poèmes d’Anne-Lise Blanchard sont éclats. Éclats visuels d’instants de vie d’observations de perceptions fugaces d’images de couleurs et d’oublis, miettes de réel que retient, entre les mots, le poème. Espaces silences et blancs. Neige.
Il arrive parfois que les poèmes, rythmés par la récurrence des allitérations se chargent aussi d’une pesanteur annoncée par l’afflux des nasales. Un perpétuel mouvement vers des points qui s’opposent, confère alors au poème son extrême tension, comme dans ce poème d’Éclats :
« Fenêtre un matin ouverte/ sur les palmiers/ pantelant/ d’une exceptionnelle/ neige// Leur voilure/ volatilisée/ déplacement vers// l’humaine pesanteur »
Il arrive cependant aussi, que lumineux, empli de promesse généreuse, le poème se fasse offrande inattendue dans la beauté de ce qui survient et se saisit :
« Vignes devenues rizières// À contresens du rail/ l’un derrière l’autre/ ils allaient libres/ rassemblés/ dans leur beauté blonde// offrande du jour/ ce couple de chevaux »
La vie, la mort, l’amour et le désamour, la joie l’espérance et le désespoir, tout cela qui traverse une existence et la mène, Anne-Lise Blanchard l’exprime aussi dans le recueil admirable de l’Épitomé du mort et du vif. Un abrégé à deux voix, l’une majeure – le poème-, l’autre ténue - en bas de page et en italiques. Brièveté et condensé d’éclats, pépites d’images, d’injonctions et de désirs, d’associations de sensations et de correspondances, nourrissent les poèmes, souvent proches du haïku par la forme et du verset biblique par l’esprit. Le poème est duel, où se livre une lutte sans merci entre les forces contraires. Entre le vivant et le mort. La voix de la poète en révolte s’élève contre la fureur des hommes ; son regard souffre, mis à mal par une lucidité douloureuse ; elle oppose au présent abreuvé de sang un conditionnel construit sur un amour antérieur aux origines ; elle aspire à une forme de dépouillement.
« Ne porter qu’un diadème de branches/ et s’en aller brouter le vent. »
Peut-être alors, à la passiflore longtemps vénérée, choisir la « sagesse de l’hibiscus. »
Le poème, marqué par l’empreinte d’Orient, puise sa matière dans les lointains témoignages chrétiens. Ainsi de cette longue métaphore cryptée qui court entre les vers et rend hommage aux Sept Dormants d’Éphèse, emmurés vifs au temps des persécutions de Dèce (250) contre les chrétiens :
Sept amis, de leurs vœux, / s’attellent à l’échelle qui mène au ciel ».
L’injonction se fait prière :
« Reposez-vous, arbres, / reposez-vous et priez pour nous ».
L’esprit du poème se fait biblique :
« Que notre bouche s’emplisse d’eau vive/ et déroute le scorpion »,
Discrètement prophétique même, le poème annonce l’effacement final :
« Un rayon de ténèbres / balaiera l’éternité au passé ».
Puisque le présent s’absente et que s’efface toute mémoire, reste une ultime ressource, une seule action possible pour ce qui demeure accessible et vif.
Rendre grâce.
« Grâces au souffle des cascades qui fustige/ lèvres âcres, grâces à l’arc-en-ciel dans l’eau/ qui décuple l’écho/ grâces aux pluies qui/ gèlent l’haleine, à la nuit humide/ qui lave les yeux ».
Lire Anne-Lise Blanchard, c’est se nourrir d’un souffle vital qui régénère et rend au poème toute la force de sa nécessité. Toute la beauté intouchée du monde. Et sous la fissure, derrière l’entaille qui blesse, c’est re-trouver une parole. Personnelle et profonde. Intense, et vraie.
Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli
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