30 septembre 1994, Lettre de Jean-Louis Giovannoni à Bernard Noël
Éphéméride culturelle à rebours
Bernard Noël / Photo : © Dominique Noël
Le 30 septembre 1994
Cher Bernard,
C’est vrai, « nous voilà contaminés sans le savoir ». Nos mots ne sont pas assez isolants. Ils ne nous protègent pas vraiment. Bien que nous enrobions tout d’une mince pellicule nominative, la matière, le lourd, percent cette enveloppe. Ce ne sont pas toujours des avaries spectaculaires. La plupart du temps, il s’agit bien plus d’infiltrations souterraines, qui agissent hors du champ où nous nous postons ordinairement pour surveiller les entrées et les sorties. La pesanteur aura toujours le dernier mot. Nous avons beau nous alléger, à tour de bras, de mots et d’images, nous sommes gangrenés par eux jusqu’à l’intime. L chair fait trop corps pour que nous puissions vraiment gagner le pays aérien de ces mots.
Tu as raison, la « vertu curative » de dire, est notre seule façon d’inciser les poches de pus, et d’y poser un drain à demeure pour que ça s’écoule dehors sans encombre. Etrange chose. Peut-être que pour faire partie de ce monde, nous devons être contaminés ? Même si nous ne voyons rien venir, l’infection travaille sourdement dans le corps souterrain des mots. D’une certaine façon, nos mots sont des formes possibles de la matière. Pas étonnant alors, que celle-ci fasse son travail en nous.
Notre malheur vient du fait que nous rêvons d’un corps aérien, indolore et sans aucune anfractuosité. Cet emballage, soi-disant hermétique, n’empêche pas le cours ordinaire de la putréfaction et des nécroses. Comme la terre, notre corps et nos mots sont infectés de spores, de tous les germes possibles. Nous sommes atteints, de toutes parts, par la matière, quoi qu’on fasse. Le silence est le rêve d’un isolant qui nous épargnerait tout cela. Je me demande si l’on ne l’obtient pas en le surchargeant de mots – épaisseur qui obturerait, en nous, la venue anarchique et bouillonnante du grouillement du monde. Dans chaque mot se trouve une vermination inéluctable de bruits. En fait ; nos silences travaillent en secret pour nous. Nous avons beau sautiller sur place, ne pas vouloir adhérer à la matière : nous en sommes.
Le seul endroit où nous sommes encore des as, c’est dans l’éphémère. Là, même si nous ne sommes pas doués pour voler, nos gestes nous débordent, nous emportent hors de nous. C’est un avantage qui se paye cher en retour, car il faut bien qu’un jour ou l’autre on se pose. Et là…
Aériennement tien
Jean-Louis
Jean-Louis Giovannoni | Bernard Noël, Au présent de tous les temps, Correspondances, Avant-propos de Nicolas Pesquès,
La vignette de couverture est de Jean-Paul Philippe,
Éditions Unes 2022, pp.65-65.
Bernard Noël sur→ Tdf
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JEAN-LOUIS GIOVANNONI
Ph. © Fabienne Vallin
Source
■ Jean-Louis Giovannoni
sur Terres de femmes ▼
→ [Ne me laisse pas ici parmi les ombres !] (extrait de L’air cicatrise vite)
→ Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
→ Envisager (lecture de Tristan Hordé)
→ [Aucune sortie possible] (extrait d’Envisager)
→ L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare (lecture d’AP)
→ [Vue imprenable] (extrait de L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare)
→ Îles circulaires
→ [Il faut si peu de chose]
→ Issue de retour (lecture d’Isabelle Lévesque)
→ Issue de retour (lecture d’AP)
→ [Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant] (extrait de Journal d’un veau)
→ Mère
→ [Notre voix] (extrait de Ce lieu que les pierres regardent)
→ [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher] (extrait de On naît et disparaît à même l’espace)
→ [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
→ Sous le seuil (lecture d’AP)
→ [Le jour se lève] (extrait de Sous le seuil)
→ [toujours cette envie de t’ouvrir]
→ Voyages à Saint-Maur (lecture d’AP)
→ [Troisième voyage à Saint-Maur]
→ [Huitième voyage à Saint-Maur]
→ Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (lecture d'AP)
→ Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas ! (lecture d’AP)