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du numéro du mois de juillet 2022
Image : G.AdC
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Rédigé le 31 juillet 2022 | Lien permanent | Commentaires (0)
Michèle Finck,
La Ballade des hommes nuages,
Arfuyen, Paris, 2022
Lecture d’Aurélie Foglia
Lire dans le livre des nuages
On se souvient de l’étranger baudelairien, qui se tient pour toujours au seuil des Petits poèmes en prose en gardien taciturne, sans visage et sans nom. Quels sont ses liens ? Qu’aime-t-il ? Sous le feu des questions, il se dérobe tour à tour à toute appartenance familiale, territoriale et religieuse. Ce qu’il aime exclusivement, ce sont « les nuages, les merveilleux nuages », qui le détachent de l’ici en l’entraînant vers un ailleurs. Michèle Finck, dans La Ballade des hommes-nuages, s’attache à l’un de ces « étrangers » vivant à la frange du monde. Enfermé dans un « goulag psychiatrique », pendant treize ans il se voue à peindre et filmer des nuages, de merveilleux nuages.
Il est aussi « enfermé dans mon cœur », écrit la poète : « Et suis enfermée / Avec lui à jamais ». Dans ce lieu hors du monde, « Tu m’apprends à lire / Le livre des nuages. » L’écriture permet ce passage empathique de l’un à l’autre, cette vie à la place, pour celui qui en est privé par la camisole chimique et qui passe au loin, prisonnier de lui-même à perpétuité : « Je deviens toi. Suis. toi », jusqu’à pouvoir écrire « Nous », ce pronom composé d’un « homme-nuage » et d’une « femme-nuage ». Une telle rencontre en marge de la société et de ses codes est poignante, parce qu’elle fait apparaître l’émotion d’un amour qui ne peut pas avoir lieu, ni se dire, sur le mode traditionnel de la vie partagée, ni partageable. L’autre est ailleurs, soustrait, obéissant à d’autres logiques. L’idée de couple se délite. Comment le suivre ? Comment le rejoindre ?
Ce livre de poésie, assumant sa part autobiographique, est un livre adressé, qui porte l’aveu d’un amour ardent, infini, pour un fou, et qui voudrait le lui dire encore et toujours. La lyrique amoureuse émane ici d’une voix féminine qui trouve la force de parler à la première personne, toute tendue vers le souvenir, vers la pensée d’un autre absent, non pas mort, mais déjà mort parmi les vivants. « Sans toi homme-nuage / C’est la vie / Sans la vie » dit un tercet de la dernière section, adaptant le tracé elliptique du haïku.
À la fin de son poème en prose « Mademoiselle Bistouri », Baudelaire lance cette invocation, qui est une prière : « Seigneur ayez pitié, ayez pitié des fous et des folles ! Ô Créateur ! » Le livre profond de Michèle Finck se tourne tout entier vers ces « hors-la-vie », « frères énigmatiques » « qui combattent effroi aux frontières / De la folie ». Il interroge ce mystère d’une différence irréductible et des « frontières » en essayant de rejoindre l’autre au lieu même où il rêve, soustrait à la vie réelle et à ses lois. Car de l’autre côté, il y a cet autre, qu’on peut appeler « Om » avec la poète, d’une seule syllabe comme primitive. « Mais chaque fois que je te vois souffrir / Om j’ai mal à l’être humain. » Om, pronom écorché, n’a pas de biographie ; il est moins de chair et de sang que de cette matière fugitive et dispersible du nuage. C’est un être qui par nature échappe, encore plus que tout autre évanescent et indéfinissable. On ne peut pas l’atteindre : on ne peut que tendre vers lui.
Car les « hommes-nuages » comme Michèle Finck les appelle, sont avant tout des « Humains », rendus à la dignité de leur majuscule, même s’ils suivent la trajectoire irrattrapable des étoiles filantes. Elle va les retrouver à tâtons pour tenter de leur restituer leur aura, contre les discours qui les condamnent sans appel avant de les faire disparaître. Qui sont ces parias abîmés qui dépassent les limites ? Ces reclus invisibles, ces errants aériens tournés avec passion vers la page nue du ciel ? Ne seraient-ce pas les véritables héros de la poésie, eux qui sont toujours décalés et à côté ? Ne portent-ils pas en eux la possibilité vitale de la faille, l’invention d’un autrement, contre le rempart froid de la raison et ses carcans ? Ce livre est une quête : dépassant son constat d’impuissance, il part à la recherche du mot qui manque, qui toujours manquera, il creuse autour, il creuse vers l’autre, il creuse dans la langue meuble et incertaine. Quel est ce mot qui manque, pour que l’autre arrête enfin de souffrir ? Ce mot volatile comme un « nuage » ? Ne serait-ce pas « Amour », quand c’est l’amour qui manque au monde ?
Des images remontent, peuplant le « musée intérieur » de la poète. On notera les échos avec les œuvres antérieures, tout ce qui se tisse avec constance d’un livre à l’autre, basse continue qui donne sa cohérence à un parcours poétique. Le livre lui-même prend une forme hybride, trouée, allant du récit en prose poétique jusqu’aux vers suspendus et raréfiés sur la page jusqu’à la simple profération, d’un souffle. En écho à Villon, épousant l’ancienne forme libre et composite de la ballade qu’elle rend contemporaine, reprenant et déclinant en « balbutiant » le refrain de la folie, la parole se dépouille, devient dense et démunie, haletante. Le blanc s’en mêle. Car les signes échouent, s’ils ne se (dé)font pas eux-mêmes de cette même matière fugitive et immatérielle que les nuages. Le poème n’est poème que s’il n’est pas poème. Il s’agit bien, sans doute, de parcourir toute la gamme, de présenter au lecteur un « monstre » littéraire qui ne rentre pas dans les cases ni les représentations préconçues, mais qui, à l’image d’« Om », déjoue les attentes et, par la brèche découverte, vient toucher directement au cœur.
La chronologie remonte le fil, le récit de vie, le témoignage. Loin des spéculations théoriques, tout est inscrit dans tout, dans la peau, rien n’est extérieur au vécu. Il faut le drame qui marque la mémoire, les instants d’intensité pure qui retraversent le texte comme des fusées, le souvenir qui vibre en explorant les cavernes et les arcanes du temps. « Poème : escalader flamme les rocs de la mémoire ». Quand la poète remonte en arrière, ça commence par le « Grand-papa-de-Hagenbach », crâne fracassé, trépané. La folie est inscrite partout, dans l’histoire individuelle comme dans l’histoire collective. Elle rôde, elle vient nous redemander des comptes, qu’avons-nous fait de nos frères les fous ? Où les avons-nous mis ? Les aurions-nous trop vite muselés et mis à la trappe, refoulant ce trouble qui envahit la psyché et le langage ?
La musique, redevient, comme dans les livres de poésie antérieurs, source de poèmes. Telle cette écoute de Boulez : « La non possession peut seule / retenir l’autre. » Ce livre, véritablement possédé par l’autre, fait le choix de « retenir » cet autre, dans sa volatilité extrême, sans pour autant se l’approprier. Le cri flirte avec l’infini : l’étroite nature humaine est enfin sortie de ses gonds. « Connaissance par les larmes », pour reprendre le titre d’un livre antérieur : dans ces pages qui sont un ciel, Michèle Finck nous invite sur les traces d’« Om » et nous apprend, déchirée entre joie folle et douleur sans remède, à lire dans le livre des nuages.
Extrait :
Miserere
(chœur a capella)
"Pitié pour les hommes-nuages
Qui combattent effroi aux frontières
De la folie Humains Sont êtres humains
N’en faites pas des proscrits
Des hors-la-vie
Au-delà des séjours vitaux
Premier secours urgence
Sauve-qui-peut accident mental
Hôpitaux peuvent être lieux où devenir
« Fou »
Ô vous mes frères énigmatiques et si maigres !
Pitié pour vos cerveaux qui crient
D’absolu dans la nuit spirituelle
Pitié pour vos crânes lourds de savoir
Qui éclairent la terre de chacun
De leurs os Pitié pour vos crânes
Avec de grands trous noirs..."
(p. 259)
___________________________________
Voir Aurélie Foglia sur → Tdf
Rédigé le 30 juillet 2022 | Lien permanent | Commentaires (0)
" un altro labirinto "
Tanto difficile da immaginare,
davvero, il paradiso ? Ma se basta
chiudere gli occhi per vederlo, sta
lì dietro, dietro le palpebre, pare
che aspetti noi, noi e nessun altro, festa
mattutina, gloria crepuscolare
sulla città invulnerata, sul mare
di prima della dispora – e si desta
allora, non la senti ? una lontana
voce, lontana e più vicina come
se non l’orecchio ne vibrasse ma
un altro labirinto, una membrana
segreta, tesa nel buio a metà
fra il niente e il cuore, fra il silenzio e il nome…
Est-il si difficile à imaginer,
vraiment, le paradis ? mais il suffit
de fermer les yeux pour le voir, ici
derrière, derrière les paupières, on dirait
qu’il nous attend, nous et nul autre, fête
aurorale, gloire crépusculaire
sur la cité imblessée, sur la mer
d’avant la diaspora – alors s’apprête,
ne l’entends-tu pas, une lointaine
voix, lointaine et proche, comme si
ce n’était pas l’oreille qui vibrait, plutôt
un autre labyrinthe, une membrane
secrète tendue dans le noir à mi-
chemin entre néant et cœur, silence et mots…
Giovanni Raboni, Au livre de l’esprit, Traduction de Philippe Jaccottet & texte italien, Préface de Bernard Simeone, La Dogana, 200,pp. 18,19.
GIOVANNI RABONI ![]() Source ■ Voir aussi ▼ → le site officiel de Giovanni Raboni où l'on peut lire un autoportrait et une auto-biobibliographie de Giovanni Raboni, traduits en français par son ami Jean-Charles Vegliante → (sur Antenati) une bio-bibliographie (en italien) sur Giovanni Raboni → (sur Cultura & Spettacolo Venezia) un hommage à Giovanni Raboni, et l’enregistrement intégral d’une de ses « lectures » le 5 octobre 2003 à Venise (un document d'archives sonores exceptionnel) |
Rédigé le 29 juillet 2022 | Lien permanent | Commentaires (0)
<<Poésie d'un jour
Peinture de → Ghyl
Il y a eu l’âge de l’ocre
des rochers-bulles beige rosé
d’argile douce
Puis la pénombre chatoyante
d’un rouge et bleu de crépuscule
et le cuivre roux des filets de pêcheurs d’enfance
Il y a eu ce bol de lavande bleu
Porté chaque matin aux lèvres de l’hiver
Il y a eu l’âge rouge
flamboyant flamme corail
colère
Il y a même eu le rose sushi des devantures
Il y a encore et toujours
ce bleu un peu vert
et Ce vert un peu bleu
un autre bleu presque violet
une touche de blanc
pour la lumière
Ce besoin de couleurs
pour accueillir les nouvelles du monde
Colette Daviles-Estinès, La mesure des murs, Œuvres de Ghyl, Collection Grand ours, L’Ail des ours / n° 14, 2022, pp.18,19.
Rédigé le 29 juillet 2022 | Lien permanent | Commentaires (0)
<< Poésie d'un jour
Absence
Peu importe
la terre
sa noirceur
les endroits de sa pluie
de poison
où se noie mon courage
vibrant comme le cortège
de ton éloignement
Je mène mon troupeau
sa peau de moutons noirs
répand ma déchirure
sur la densité cotonneuse
d’une neige illusoire
Abrogée
toute ligne est l’éclipse de ton nom
arrache ton absence
à ta disparition
Partout ailleurs
subsiste opaque
la densité sépulcrale
du silence
Dans le rêve à chaque battement de paupières
une musique coulait sur ton visage
jusqu’à ta lèvre
jusqu’à moi
cela disait les mots de ta souffrance
crois-tu cette chose possible
plus tard
un signe déchira la chambre
une flamme plutôt
longtemps suspendue sur nos têtes
il y avait une poussière de nuit sur ta peau
la pâleur de ton visage
ta lèvre encore ourlée de secrets
Dieu quelle douleur
cette nuit derrière la maison
le grand pré
s’est mis à briller plus fort
cela au moins j’en suis sûr
Carole Mesrobian / Alain Brissiaud, Octobre, PhB éditions,2022, pp.18,19
Voir → RaP
Voir le site de → Carole Mesrobian
Rédigé le 29 juillet 2022 | Lien permanent | Commentaires (0)
<< Poésie d'un jour
Enrico Marià, I figli dei cani, Puntoacapo 2019
Traduction inédite d' → Irène Duboeuf
Ph: DR
Schiuma di fiori
sugli scogli
con mia madre
io bambino restavo
primo orizzonte
il labbro del mare.
Écume de fleurs
sur les rochers
enfant, je restais
avec ma mère
premier horizon
les lèvres de la mer.
*
Papà bruciami ancora
con le sigarette,
le ferite quel rifugio
dove stare meglio,
appesi alle lacrime gli occhi
ti guardo e ti imploro:
dimmi che sarà d’amore
la tua ultima parola.
Papa, brûle-moi encore
avec tes cigarettes,
mes blessures ce refuge
où aller mieux,
les larmes aux yeux
je te regarde et t’implore :
dis-moi que ton dernier mot
sera un mot d’amour.
*
Che non è mai domani
che non ho diritto io figlio
di immaginarmi meglio o altro
da mio padre manovale,
la sua gentile sporcizia
lui che mi torturava con gentilezza
lui la minaccia continua di uccidermi
se avessi parlato a qualcuno;
è guardare la vita
ad altezza di cane:
io del nulla incarnazione
prima morte
ultima lezione.
Car ce n’est pas demain
que je peux prétendre moi le fils
à mieux ou autre chose
de mon père manoeuvre,
de sa généreuse obscenité
lui qui me torturait avec délicatesse
lui et sa continuelle menace de me tuer
si je parlais à quelqu’un ;
c’est regarder la vie
à hauteur de chien :
moi, incarnation du néant
première mort
dernière leçon.
*
Perdere la morte nella morte
perché non esista
un dove inizi tu
un dove finisca io.
Fuir la mort dans la mort
pour que n’existe pas
un lieu où tu commences
un lieu où je finisse.
*
Giuriamoci il giuramento delle rose
invulnerabili alla morte
abitare corpo eterno
l’infinito dolore estremo.
Jurons-nous le serment des roses
invulnérables à la mort
d’habiter corps éternel
la douleur infinie et extrême.
Enrico Marià, I figli dei cani, Puntoacapo edizioni, 2019, pp.15, 23, 38, 69, 113. Traduction inédite d'Irène Duboeuf
Rédigé le 28 juillet 2022 | Lien permanent | Commentaires (1)
Gravures de Marie Alloy
éditions Al Manar, 2018
Lecture de Marie-Hélène Prouteau
Gravure de Marie Alloy
Lydia Padellec est une artiste d’une grande fécondité, au double visage de poète et de plasticienne. Sa poésie est publiée dans plusieurs maisons d’éditions, Al Manar, éditions Henry, Le Petit Véhicule, La Porte, L’Amandier, Le Bruit des autres, Au Salvart, Rafaël de Surtis et une trentaine de revues et d’anthologies en France et à l’étranger. Lydia Padellec a à son actif une quinzaine de recueils de poésie qui lui ont donné, pour certains, l’opportunité de travailler avec des plasticiennes, telles Marie Alloy et Catherine Sourdillon. Elle a reçu de nombreux prix, dont le Prix Xavier Grall 2017 pour l’ensemble de son œuvre et pour son engagement en poésie. Elle a également créé et animé les éditions de la Lune bleue consacrées aux poètes et artistes contemporains. Elle organise aussi des rencontres poétiques. En tant que plasticienne, elle travaille à des livres d’artistes et à des livres pauvres dans la collection de Daniel Leuwers.
Cicatrice de l’Avant-jour, publié par les éditions Al Manar, est né du bouleversement provoqué par les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, jamais nommés dans le recueil. Nous ignorons tout de celle qui parle, ou se parle. Sinon qu’elle est dans l’obscurité de sa maison, non loin de la mer et que, par empathie, elle va se projeter dans la nuit parisienne fatidique. Il ne s’agit donc pas de la voix d’un témoin. L’horreur se laissera plutôt deviner, en sourdine, de façon oblique, dans le retentissement d’une conscience bouleversée par l’événement. Ce retentissement, « déplacé » vers la double ligne de force de la hantise de la nuit et de la blessure-cicatrice qui mord au cœur donne à lire une écriture aussi puissante que singulière.
Le recueil est très construit. Cinq parties le composent, avec des exergues et des adresses à plusieurs poètes d’hier et d’aujourd’hui : « Dans la nuit profonde du jour », « Chant de la dernière nuit », « Cicatrice de l’Avant-jour », « Nuit de sang », « La brûlure des cendres ». Ce qui frappe, aussi bien dans les titres que dans presque chacun des cinquante poèmes, c’est la présence quasi obsédante de la nuit. Excepté le poème de la première page qui est une ouverture radieuse - le bleu et la mer baignant le souvenir d’enfance heureux d’une petite fille.
Nous pénétrons dans un paysage intérieur nocturne qui est un flux de conscience oscillant entre réminiscences d’enfance et impressions actuelles. Dans le noir, le cri, l’écoute sont rendus plus tangibles. Nous suivons les impressions d’une conscience de plain-pied avec le lieu, la mer, le varech, un insecte. Mais s’installe dans les poèmes un mal-être qui va petit à petit aller grandissant. De curieuses dissonances apparaissent dont nous comprendrons plus tard le sens : « le chemin semé /de ronces et de doutes », les « chambres fermées à clé » - y aurait-il une menace ? - « un oiseau figé /dans le ciel noir/fixe l’horizon/de son œil vitreux », « et la morsure du monstre ».
Les affres du négatif semblent gagner le monde alentour. Le silence, le cri dans la nuit, la peur sont là. La nuit, réitérative de poème en poème, ponctue cette expérience intérieure d’une charge émotionnelle forte :
« Rideaux d’acier
baissés – la respiration
suspendue
aux cris funestes
des sirènes
où es-tu mon amour
la nuit tisse sa toile »
Matrice du recueil, la nuit est une sorte de métaphore obsédante qui le traverse de part en part. Elle suscite tout un réseau d’images, certaines superbes, telles : « je tremble de nuit/ avec l’éclat du sable/pour silence ».
Ou bien encore : « l’enfant muet/ confiné/dans l’ambre ». Nous comprenons peu à peu que c’est la nuit de l’attentat qui gagne tout ce qui remue dans le noir, ce qui bouge dans le mouvement terrible de l’événement ». Cette nuit tragique a envahi tout le champ de la conscience de la poète.
Moment privilégié, la nuit unifie en un présent de l’indicatif intemporel plusieurs temporalités, celle des souvenirs d’enfance, celle du présent de la poète en sa maison et celle, simultanée, de la projection dans la nuit d’horreur parisienne. L’angoisse de cette nuit, nous l’avons tous vécue en suivant les informations, impliqués à des titres divers. À cet égard, le rendez-vous amoureux, imaginé dans un des cafés parisiens touchés par les attentats porte notre angoisse à son acmé en rythmant magnifiquement le recueil par ce chant lyrique repris en refrain : « où es-tu mon amour ? ».
Lydia Padellec nous donne à lire un remarquable brassement des temporalités dans une subjectivité blessée. Cela nous fait regarder autrement, après coup, les peurs antérieures de l’enfant, emplies de monstres. Car cette présence nocturne centrale vient interroger ce que la poète appelle « la part de nuit / en nous en l’autre ».
La poète revient aux lointains de l’enfance et du conte. La « petite fille sans allumettes » d’Andersen, nommée en ces vers, ramène à l’innocence et à la conscience naïve de l’enfance qui s’en sont allées avec l’hirondelle :
« Son chant s’est éteint
Et l’innocence perdue ».
Dans cette remontée à rebours depuis l’aujourd’hui jusqu’à l’enfance et ses hantises nocturnes, tout se passe comme si l’énormité de l’événement avait perverti la syntaxe temporelle. Effet d’un onirisme puissant, le paysage mental glisse insensiblement de la maison près de la mer à « Paris {qui| saigne ». Les gravures de Marie Alloy qui est, elle aussi, peintre, éditrice et poète, entrent en parfaite correspondance avec le mouvement intérieur de Lydia Padellec. Elles passent de couleurs bleu et noir de la page de couverture au rouge sang et au gris pour les gravures de chacune des cinq parties, associant des linéaments et des décharges d’espace de plus en plus violentes.
Lydia Padellec déplace et brouille les repères et les lieux vers l’autre cadre géographique, celui de Paris. Les signes, tels « la musique s’est tue », « la nuit/qui d’un coup vif/s’abat sur la ville », se mêlent pour dire le pire. Le pire, avec ces attentats de Paris 2015, ne serait-ce pas l’irruption du tragique de l’Histoire qui percute ici la conscience ? Le pire, ne serait-ce pas que le mal existe et qu’il nous plonge dans la sidération ?
Le vers « Capitale de la douleur », avec la reprise explicite du titre de Paul Eluard convoquant la seconde guerre et son cortège d’horreurs, semble le laisser entendre. C’est comme si le poème avait pour but de cerner la blessure et de conjurer quelque chose qui alarme au plus profond. « La cicatrice » - le mot revient de façon récurrente- sera-t-elle possible ? La douleur semble gravée à vif, à l’image de ce qui est imprimé sur le cuivre de la graveuse Marie Alloy. D’étranges signes troublent le lecteur. Ainsi, « ta camisole ». Ainsi, la « solitude » extrême de cette enfant du silence qui fait penser à L’Enfant de la haute mer de Jules Supervielle. Et aussi ces mystérieux vers qui laissent planer l’incertitude :
« tu ignores d’où ce mal
te vient te fouille
à l’intérieur »
Dans la dernière partie « La Brûlure des cendres », les verbes au futur d’« Aube sanglante-Chanson pour A. » et de l’avant-dernier poème laissent entendre le surgissement possible d’un avenir. La vie reprend, en dépit de tout. Demeurent pourtant toutes les questions qui nous assaillent lorsque l’on se heurte au monstrueux :
« ne sommes-nous pas
abandonnés
au fond d’un abîme
brûlant et faux
apeurés nous broyons
la nuit
en quête de nous-mêmes »
Ce recueil de Lydia Padellec fait résonner fortement en nous le vers de René Char : « Dans les poèmes aussi certains mots sont là qui mémorisent les entailles ».
Marie-Hélène Prouteau
D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
pour Terres de femmes
Lydia Padellec / Cicatrice de l'Avant-jour, éditions Al Manar, 2018
Voir le wikipedia de Marie Alloy
LYDIA PADELLEC |
Rédigé le 27 juillet 2022 | Lien permanent | Commentaires (0)
Ph. Angèle Paoli / Libellule au pont Génois
Vignale, le 26 juillet 2022
Ma chère Grande,
Tu me manques aussi mais en parfait gémeau que je suis, j’oscille toujours entre des pôles contraires. Du trop au pas assez, du trop vide au trop plein. Et j’étouffe vite sous l’un comme sous l’autre. Difficile pour moi de trouver un équilibre. Mais je crois que tu comprends et que tu acceptes avec générosité mes petits particularismes. Je crois qu’il nous faut trouver un rythme qui réponde aux désirs du moment et en même temps qui se joue du temps et des balises que nous ne pourrons que faire sauter. Et que, je crois, nous avons commencé de faire sauter. C’est bien. Ça me va.
Aussi est-ce un bonheur de te lire, qui réactive le désir de la réponse ou du rebondir.
Donc te voici en tension entre Lyon et l’Ardèche, tandis que moi je l’étais ces jours derniers entre Bastia et Nantes. Il faut aussi compter avec les imprévus et là, la mort de notre cher oncle prêtre-ouvrier des années 60, m’a prise de court. J’ai dû me remuer pas mal pour m’extirper de la marine et me propulser sur le vieux continent, décidément très encombré et très inconfortable. Voire, trop cruel et ingrat. Mais après force tribulations, j’ai réussi à « rincasare » et j’ai ramené avec moi ma fille et mes deux petites-filles. De la joie en perspective, des ébats dans les vagues. Je ne vais donc pas tarder à mettre un bémol estival à TdF pour m’adonner à l’art d’être grand-mère que je dois peaufiner.
Et puis, je vais lire et rattraper mon retard. Je vais commencer par commander le Linda Lê dont je sens impérieusement qu’il y a nécessité à ce que je m’y plonge. L’idée de la « pensée nomade » me séduit et j’aimerais en savoir davantage. Peut-être, outre Perros, cette pensée rejoint-elle celle de Kenneth White et celle de Thoreau, l’homme des bois de Walden. Encore que Thoreau soit plutôt, me semble-t-il, un sédentaire sylvestre. Les étangs de Walden, les forêts de Walden, les saisons à Walden. Source de réflexions, hiver comme été, d’analyses qui frappent par leur actualité ou leur modernité. Ces lectures sont lointaines mais je vais y jeter un œil. J’aime bien aussi cette image saisissante et si poétique de « petites constellations de silex ». J’ai vraiment envie de me frotter d’un peu plus près à la pensée de Linda Lê dans ce livre. Je sens bien à te lire que la barre est haute mais c’est tant mieux ! À force de se nourrir de rutabagas ou de grains de maïs on perd le goût des saveurs plus épicées, plus relevées, plus exigeantes. Alors oui ! Linda Lê. Quant à Vincent Zonca, on peut le lire et le reprendre, tant et tant. Il est inépuisable Et chaque page est une mine dans laquelle se ressourcer à satiété. « Pour une résistance minimale ». Zonca est dans le vrai. Je le crois visionnaire, à sa façon. Et nous sommes loin d’accepter sa vision des choses et d’être prêts à lui emboiter le pas. Mis à part peut-être, Cyril Dion.
Il me revient en mémoire qu’évoquant Fernando Pessoa, Cyril Dion a confié à propos du magnifique Gardeur de troupeau - dont il a lu un poème au moment de l’inauguration du 24e Printemps des Poètes- son attachement et sa sidération :
« J’ai découvert ce poème entre 20 et 25 ans. Dès la première lecture il m’a transpercé. Il est pour moi l’essence de ce que la poésie peut faire : dire l’indicible. C’est tout ce qui occupe mon existence : résoudre cette tension entre la sensibilité et le raisonnement, la rationalité et la spiritualité. Pas plus que Pessoa, je n’y suis parvenu. Mais lire ce poème, c’est provisoirement apaiser la tempête en moi. Réconcilier l’inconciliable. Accepter d’embrasser mon humanité. »
Ce poème, c’était celui que je voulais lire en préambule sur le podium du Marché de la poésie. Mais Jean-Louis Giovannoni, qui a traduit le recueil pour les éditions Unes, l’a fait avant moi. Et parlant du poème, Jean-Louis a parlé du corps, du rapport de la poésie au corps. Je ne pouvais qu’être en phase avec lui. Voici le poème :
IX
Je suis un gardeur de troupeaux.
Le troupeau ce sont mes pensées
Et mes pensées sont toutes des sensations.
Je pense par les yeux et par les oreilles
Je pense par les mains et par les poids
Je pense par le nez et par la bouche.
Penser une fleur c’est la voir et la respirer
Manger un fruit c’est en connaître le sens.
C’est, quand par un jour de chaleur
Je me sens triste de tant le savourer,
Que je m’allonge dans l’herbe
Et que je ferme mes yeux brûlants.
Je sens tout mon corps couché dans la réalité,
Je connais la réalité et je suis heureux. »
Mars 1914
(Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeau, Éditions Unes, 2018 )
Et pour revenir à Henry David Thoreau, un bref extrait du chapitre « Les Étangs » :
« Les soirs de chaleur je restais souvent assis dans le bateau à jouer de la flûte, et voyais la perche, que je semblais avoir charmée, se balancer autour de moi, et la lune voyager sur le fond godronné, que jonchaient les épaves de la forêt. Jadis j’étais venu à cet étang par esprit d’aventure, de temps à autre, en des nuits sombres d’été, avec un compagnon, et allumant tout près du bord de l’eau un feu qui, nous le supposions, attirait les poissons, nous prenions des « loups » à l’aide d’un paquet de vers enfilés à une ficelle, après quoi, tard dans la nuit, et une fois tout fini, jetions en l’air les tisons embrasés, tels des fusées, qui, descendant sur l’étang, s’y éteignaient avec un grand sifflement, pour nous laisser soudain tâtonner dans d’absolues ténèbres. A travers elles, sifflant un air, nous nous réacheminions vers les repaires des hommes. Or voici que j’avais établi mon foyer près de la rive… » (Walden ou la vie dans les bois, Gallimard/ L’Imaginaire, pp.174,175)
Je me suis laissé aller « par sauts et par gambades » mais je pense que d’une digression l’autre, tout se tient. De Zonca à Thoreau et retour à Zonca. Je vais rechercher cet extrait que tu me proposes pour plusieurs raisons. D’abord à cause de l’adjectif « ambrosiaque », peu courant, qui marie admirablement l’ambroisie et l’ambre. Donc le musc et son odeur forte, sans doute un peu fauve. Sauvage odeur de maquis, mélange de baies de suint des bêtes de leurs toisons serrées et de leurs déjections accrochées aux épines. Et cet ambre blond qui s’évade des plantes fossiles ou des évents des cachalots. Nectar aux effluves puissantes et aux goûts prononcés qui parlent aux papilles. Ensuite pour la défense d’une « pensée farouche » qui ne peut que séduire les héros rebelles, leurs luttes à la vie à la mort. Relire Hamlet, encore.
Magnifique aussi le poème d’Hélène Dorion dont j’avais lu le recueil chez mon amie Sylvie. Recueil que je n’ai pas acheté, pour des raisons étrangères à la poésie. Mais je vais passer au-dessus de mes réticences et le commander aussi. Mes forêts.
Là, pour l’heure, je vais plonger dans le très gros Middlemarch de George Eliot. Et m’éloigner sans doute des propos du jour. Je crois cependant que ça va être intense.
Je t’embrasse pour le moment. Con affetto. Peut-être la nuit me soufflera-t-elle d’autres images.
Rédigé le 26 juillet 2022 | Lien permanent | Commentaires (0)
Image → G.AdC
Les rêves avaient toujours été ce qui intéressait le plus Julien. C’était justement ce qui ne s’effaçait pas de l’autre côté de la page. Il s’endormait le soir avec l’espoir d’être traversé par la vie imprévisible des rêves, même les plus douloureux, et il craignait par-dessus tout l’insomnie totalitaire qui vous enclôt entre les barbelés de la conscience.
Il aimait dormir.
(Moi aussi. D’ailleurs je compte un peu là-dessus, dormir, rêver, pour savoir ce que Julien va dire, faire, penser.)
Il traînait le matin, à table, à cause des rêves qui, comme celui de Nathalia, revenaient de la nuit et s’invitaient sans qu’on sache toujours quel mot, quelle odeur, quel geste, quelle pensée mal réveillée ils avaient pris au vol. c’était un peu triste de n’avoir personne à qui les confier. La voisine ? Il s’imaginait sonnant à sa porte, « vous avez rêvé cette nuit ? » Souvent des gens lui avaient confié ne jamais rêver, ou ne pas sen souvenir, ce qui les avait toujours surpris Nathalia et lui. Ceux-là enviaient, parfois secrètement, ce qui l’animait tout entier, lui, au souvenir de ses rêves. Certains s’attristaient d’avoir des nuits de sommeil aussi ternes, des nuits qui les engloutissaient dans le néant.
Il repensa à sa voisine de palier devenue écrivaine publique. Elle lui avait expliqué comment elle était devenue autoentrepreneuse (on avait le droit à présent d’ajouter le « e » sur les déclarations de revenus, grâce au combat mené par la nouvelle ministre du Droit des femmes startupantes), et gagnait ainsi sa vie, certes modestement, avec les rétributions de ceux pour qui elle écrivait. Ceux qui voulaient écrire et n’y parvenaient pas.
Hé bien, la voilà la solution ! s’exclama-t-il. Il y a ceux qui ne rêvent jamais et moi qui rêve chaque nuit. Ceux qui n’arrivent pas à rêver, et moi qui ne sais faire que ça.
Christiane Veschambre, Julien le rêveur, Éditions] Isabelle Sauvage, 2022, pp. 16,17.
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Rédigé le 26 juillet 2022 | Lien permanent | Commentaires (0)
<<Poésie d'un jour
Federico Garcia Lorca par Salvador-Dali 1927
Gacela X
DE LA HUIDA
Me he perdido muchas veces por el mar
con el oído lleno de flores recién cortadas,
con la lengua llena de amor y de agonía.
Muchas veces me he perdido por el mar,
como me pierdo en el corazón de algunos niños.
No hay noche que, al dar un beso,
no sienta la sonrisa de las gentes sin rostro,
ni hay nadie que, al tocar un recién nacido,
olvide las inmóviles calaveras de caballo.
Porque las rosas buscan en la frente
un duro paisaje de hueso
y las manos del hombre no tienen más sentido
que imitar a las raíces bajo tierra.
Como me pierdo en el corazón de algunos niños,
me he perdido muchas veces por el mar.
Ignorante de lagua, voy buscando
una muerte de luz que me consuma.
Gazel X
DE LA FUITE
Je me suis souvent perdu sur la mer,
l’oreille pleine de fleurs récemment coupées,
la langue pleine d’amour et d’agonie.
Souvent je me suis perdu sur la mer,
comme je me perds dans certains cœurs d’enfants.
Il n’est personne qui, donnant un baiser,
ne sent le sourire des gens sans visage ;
il n’est personne qui, touchant un nouveau-né,
n’oublie les crânes immobiles des chevaux.
Car les roses cherchent sur le front
un dur paysage d’os,
et les mains de l’homme n’ont de sens
que d’imiter les racines sous la terre.
Comme je me perds dans certains cœurs d’enfants,
Je me suis souvent perdu sur la mer.
Insoucieux de l’eau, je cherche
une mort de lumière qui me consume.
Federico Garcia Lorca, Divan du Tamarit (1931-1934) suivi de Sonnets de l’amour obscur (1935),
Préambule et traduction de l’Espagnol par Laurence Breysse-Chanet, La Rumeur libre Éditions, 2022, pp.56,57
Voir aussi Federico Garcia Lorca sur → Tdf
Rédigé le 22 juillet 2022 | Lien permanent | Commentaires (0)