Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive
œuvre d’Ise
L’herbe qui tremble, 2022
Isabelle Lévesque : Habitant le qui-vive, ton nouveau livre à "L’herbe qui tremble" après Et je suis sur la terre, détaille une œuvre de l’artiste brodeuse Ise. Tu lui avais déjà consacré une étude sous le titre Le théâtre d'Ise ou la filiation insensée dans le beau catalogue Ise et perdre le fil… Pourrais-tu nous la présenter et nous dire ce qui te retient si bien dans son travail en général ?
Sabine Dewulf : J’ai découvert le travail d’Ise lors d’une exposition qui s’est tenue il y a quelques années et j’ai été subjuguée par le caractère singulier et onirique de cette œuvre. Singulier : je n’avais jamais rien vu de semblable, j’avais affaire à un ensemble cohérent et surprenant, tant par les techniques utilisées (textiles, notamment, avec l’insertion d’autres éléments) que par la fraîcheur fragile des visages représentés – avec leurs yeux et leurs bouches tout ronds et leur corps incertain. Onirique, également : je suis attirée par la référence au monde des contes et par la dimension cosmopolite qui me semble au cœur de cet univers, lequel se laisse traverser par toutes sortes d’influences culturelles et par une rêverie constante, qui élargit notre regard.
Ce qui me retient en particulier, c’est la puissance expressive des visages alliée à un corps indissociable du monde de la matière, dans ce que celle-ci a de plus noble. Souvent, j’y vois des figures pulsionnelles qui s’expriment en lien étroit avec la nature, l’animalité et le mouvement constant des formes tel qu’il est à l’œuvre dans l’univers auquel nous appartenons.
Isabelle Lévesque : Le titre de ton livre surprend et retient puisqu’il y est question d’habiter un lieu abstrait. Ce « qui-vive » est-il celui de la veille d’un Aldo dans le Rivage des Syrtes ou d’un Drogo dans Le Désert des Tartares ? Mais alors quels sont notre forteresse, cet océan ou ce désert face à nous ? De quel ordre serait la menace ? Ou bien s’agit-il plutôt de guetter la venue de la lumière du jour nouveau avec une interrogation comme celle du Livre d’Isaïe : « Veilleur, où en est la nuit ? » ?
Sabine Dewulf : L’image de la forteresse est en effet importante dans mon univers personnel (je me suis d’ailleurs amusée un jour à construire un château-fort miniature qui prenait beaucoup de place dans notre maison !). Elle représente toutes mes rigidités, ce par quoi j’ai encore tendance à m’enfermer en moi-même au lieu de m’ouvrir aux autres et au monde du dehors. Ce « qui-vive », dans le titre, est donc avant tout lié, oui, à l’inquiétude de celle qui monte la garde – bien inutilement ! De fait, la menace, à mes yeux, est fictive. Je m’emploie, tout au long de ce livre, à tenter de la démasquer, pour dénoncer ce qui demeure le seul produit de pensées parasites. Il me semble du reste que la plupart des menaces que nous redoutons tous, tant que nous sommes, sont factices. C’est pourquoi j’ose espérer que mes poèmes peuvent rencontrer des lecteurs et toucher leur propre sensibilité, leurs propres peurs et leurs ressources face à ces peurs montées de leur for (!) intérieur.
La deuxième partie de ta question me paraît tout aussi légitime : oui, le qui-vive peut et devrait (selon moi) être transformé en une veille véritable et beaucoup plus paisible : guetter la venue du grand jour, de l’espace radieux de notre conscience, me semble représenter une entreprise fondamentale. L’œuvre d’une vie.
Isabelle Lévesque : Dans La Fable du monde, de Jules Supervielle, nous trouvons l’expression « sur le qui-vive » dans « Prière à l’inconnu ». L’homme y est présenté dans une grande incertitude, autant que son présumé créateur, ce « Dieu sans visage et peut-être sans espérance ». Inspirée par le "Porte-monde" d’Ise, n’as-tu pas composé ici ta propre "Fable du monde" ?
« Je ne sais si tu entends nos prières, à nous les hommes,
Je ne sais si tu as envie de les écouter,
Si tu as comme nous un cœur qui est toujours sur le qui-vive,
Et des oreilles ouvertes aux nouvelles les plus différentes,
Je ne sais pas si tu aimes à regarder par ici,
Pourtant je voudrais te remettre en mémoire la planète Terre,
Avec ses fleurs, ses cailloux, ses jardins et ses maisons. »
Sabine Dewulf : Jules Supervielle, tu le sais parfaitement, est mon (très) grand frère en poésie. Le « qui-vive » du « cœur » qu’il évoque explicitement dans La Fable du monde est évidemment l’un des lieux forts de ma rencontre avec son œuvre. L’hypothèse que tu émets ici, je n’y avais jamais pensé, et je dois avouer qu’elle me fait très plaisir ! Mais l’entreprise de Supervielle est considérable, elle revisite la "Genèse" dans l’Ancien Testament… Je n’ai pas du tout cette prétention-là parce que j’en suis bien incapable et aussi parce que mon objectif simple était, en écrivant ce livre, de traverser mon propre monde, d’en lever les obstacles principaux, pour tenter de rejoindre LE monde, celui que nous partageons tous ensemble.
Isabelle Lévesque : La deuxième partie d’"Habitant le qui-vive" est celle du "Minotaure" : « Centre du labyrinthe ». Jules Supervielle raconte lui-même ce mythe dans Le petit bois et autres contes (Jacques et René Wittmann, 1947). En tendant le fil à Thésée, Ariane lui dit: « Cette bobine vous guidera dans le labyrinthe. Elle brillera d’autant plus que vous serez dans le bon chemin. » Quant à Thésée, il « admirait sans réserve la bobine qui sentait le miracle à plein nez ». Nous retrouvons cet univers imprégné de mythes et de contes dans tes poèmes, tu sais combien je suis sensible à cet aspect… Ici le fil ressemble à la ligne qui divise les poèmes de cette section : fil, trait, ligne et peut-être entaille, cicatrice ? Le premier poème met en scène un taureau et un torero avec cette question : « Lequel est je ? » Dans le labyrinthe, la poète est-elle Ariane, Thésée ou le Minotaure ?
« J’ai giflé l’air aux joues flottantes,
le sang circule.
Flamme sous la paupière,
j’habite une tête qui cogne.
Dans la prairie tes bras,
des cornes. »
Sabine Dewulf : Oh, tu me donnes envie de relire ces contes de Supervielle, qui est aussi grand poète en prose qu’en poésie ! J’adore ta question…
Avant d’y répondre, je vais juste te préciser que cette deuxième partie m’a été fortement inspirée par un séjour en Crète, durant lequel j’ai vécu une crise intime majeure. Alors, évidemment, le labyrinthe crétois était au cœur de mes préoccupations.
Je crois que, dans cette partie, je m’efforce d’être ces trois personnages en même temps. J’ai été le torero, à coup sûr, face au terrifiant Minotaure que je sentais me menacer au profond de moi-même. Mais j’ai eu à cœur de transformer le combat en apprivoisement. J’ai souhaité acquérir peu à peu la force du taureau. À ce sujet, l’un de mes poèmes s’inspire directement d’une autre œuvre d’Ise (que j’ai d’ailleurs acquise), qui représente une Ondine dont le cœur est une tête taurine. Tu sais, j’aurais bien voulu voler la tête célèbre, extraordinaire, du musée d’Héraclion ! Trouvant que les copies existantes de cette œuvre antique n’étaient pas à la hauteur de l’originale, j’ai d’ailleurs choisi d’acheter, après une longue recherche sur internet, une tête de taureau très puissante d’une artiste animalière du sud de la France : Sylvie Ajacques. J’avance beaucoup à l’aide des images, des symboles, je m’imprègne de leur énergie. Enfin, Ariane est bien entendu une autre figure du poète qui cherche à saisir le fil dans le labyrinthe.
Je ne sais pas, en revanche, si le fil équivaut à la ligne tracée. Celle-ci s’est imposée à moi dans cette crise où j’avais absolument besoin de séparer le réel de l’illusoire. Dans mon esprit, le trait est plutôt une frontière, une limite qui doit rester infranchissable, tandis que le fil représente le chemin praticable du poème, au fur et à mesure de l’avancée. Ce trait est aussi le pansement qui protège la blessure. Mais il est indéniable que le fil et le trait sont complices.
Isabelle Lévesque : Avant l’épigraphe empruntée à Supervielle, nous trouvons celle de Pierre Dhainaut : « Il n’y a pas de corps, / sauf ce qui donne à la respiration le poids d’une aile / immense. » Cette affirmation déroutante et un peu provocatrice, « Il n’y a pas de corps », peux-tu nous expliquer sa présence sur le seuil de ton livre ?
« N’oublie jamais la foudre,
la chair purgée.
Ce que veut notre éclat dans les veines triomphe,
le réel et sa flamme.
Proche et sûre la voix
dans les bras de l’amie.
L’œil enveloppe mon corps.
Être, une ronde blancheur. »
Sabine Dewulf : Eh bien, je constate que tu réponds par avance à la question que tu me poses si justement, grâce à la citation que tu proposes ici, à la fin : « L’œil enveloppe mon corps »… En fait, je considère mon corps comme une partie du monde. Mon corps n’est pas mon être. L’Être que je suis vraiment ne peut se comprendre que comme conscience sans limite (intimement reliée aux autres consciences) et déployée autour de ce corps éphémère et changeant.
Lorsque Pierre Dhainaut affirme qu’il n’y a pas de corps, je comprends que ce corps n’est pas ce qu’il paraît : une entité autonome, séparée du reste par des contours bien précis. Il définit le corps tout autrement dans ces vers de "Le Retour et le chant", comme « ce qui donne à la respiration le poids d’une aile / immense ». J’aime beaucoup cette définition poétique, je la sens plus juste que la vision tronquée que nous nous faisons du corps. À mes yeux, celui-ci est un pur mouvement relié à celui des autres comme à ce corps immense qu’est notre planète, un mouvement que nourrit la conscience. C’est en comprenant cela que je peux me rapprocher de sa réalité authentique et que je peux, simultanément, l’habiter davantage…
Isabelle Lévesque : Sous le titre du livre est indiqué « poèmes ». Pourquoi ce pluriel ? Comment l’as-tu construit ? Est-ce donc un recueil plutôt qu’un long poème ? Les trois parties ont-elles été écrites séparément en des périodes différentes ?
Sabine Dewulf : Ce n’est pas moi qui ai indiqué « poèmes » sous le titre, c’est Thierry Chauveau, l’éditeur de ce livre. J’ai construit les trois parties peu à peu. Si j’ai parfois modifié la chronologie des textes, je l’ai généralement suivie.
La première comporte des textes qui relèvent d’une époque antérieure, pour la plupart, à la crise évoquée plus haut, et qui se réfèrent à l’œuvre d’Ise reproduite dans le livre : le "Porte-monde". Elle interroge ce visage suspendu à la planète, à moins qu’il ne porte celle-ci, comme le suggère le titre. Elle rend tangible l’impression de vertige intérieur (celle de vivre dans le « qui-vive ») qui a souvent été la mienne.
La seconde section est l’expression directe de cette crise. Elle correspond à une exploration, la plus profonde possible, des coulisses de ce visage suspendu : les ressorts inconscients du vertige intérieur.
Quant à la troisième partie, elle s’est écrite, très précisément, comme une manière de dénouer la crise. Ce faisant, je me suis aperçue que je n’avais plus besoin de tracer de limites à l’intérieur de mes poèmes. Je vivais désormais dans une forme de réunification intérieure, qui me permettait d’ailleurs de m’intéresser à d’autres « corps » que le mien, à d’autres personnes, vivantes ou défuntes. Il s’agit donc d’une véritable dramaturgie intime, en trois actes.
Isabelle Lévesque : La rêverie et la réflexion autour du "Porte-monde" d’Ise ont-elles modifié ta vision du monde, de l’espace, du temps ? Comment cela a-t-il influencé ta façon d’envisager l’écriture du poème et son visage ? On peut remarquer de courtes strophes (2 vers, parfois un seul), des caractères romains et italiques, des traits séparateurs…
Sabine Dewulf : Je dirais que cette œuvre m’a d’abord aidée à apprivoiser mon corps et mon visage. J’ai appris, en la contemplant, à mieux sentir combien mon corps – et ceux des autres ! – appartenait au monde et combien mon visage n’était visible que dans cet ovale du miroir que l’œuvre semble présenter, à distance de mon être réel. C’est en tout cas comme cela que j’ai choisi de regarder ce "Porte-monde" (qui comporte évidemment bien d’autres possibilités d’interprétation !). Le visage dans le miroir fait partie des éléments du monde, il diffère de ma propre conscience : c’est souvent le « tu » auquel le « je » s’adresse (mais pas toujours : parfois, ils s’inversent et j’ai laissé faire ce mouvement d’interversion).
Cette œuvre m’a aussi aidée à écrire de manière plus lucide, plus incisive. Les caractères italiques correspondent à la voix la plus sage en moi-même, la plus ample, celle qui est apte à contempler l’œuvre entière et qui voit à la fois le visage et son corps en forme de monde, qui est donc capable de tout réunir. Les caractères romains sont au contraire le cri du moi instable, insécure, de celui qui se prend pour ce visage isolé, dont une larme s’échappe. Les traits séparent ces deux voix pour que la seconde puisse soutenir et éclairer la première.
Isabelle Lévesque : Ton livre interroge à la fois sur la mise au monde et sur la naissance, sur l’attente et l’espérance comme sur la perte et la finitude, sur notre rapport à l’autre et aux autres… Que t’a apporté le fait de passer par l’œuvre d’une artiste pour aborder ces questions au lieu de les aborder directement ?
Sabine Dewulf : Passer par l’œuvre d’une artiste de cette envergure a été d’abord pour moi un soutien. Je n’étais plus seule, j’étais accompagnée par une présence très forte, quand je sentais la mienne vaciller.
C’était ensuite une source d’inspiration constamment renouvelée. Le risque, quand on n’écrit qu’à partir de soi-même, est de se replier sur soi, de s’appauvrir. La richesse d’une telle œuvre me préservait de ce danger. Elle m’a obligée à m’ouvrir et à aiguiser ma sensibilité, y compris aux souffrances des autres, que je les aie ou non côtoyés.
Enfin, cette œuvre m’a offert de manière très concrète (la matière textile est particulièrement dense) une image de la Terre comme un corps très précieux à chérir et à préserver. En ces temps d’incertitude majeure (l’humanité survivra-t-elle aux changements planétaires qui s’amorcent ?), elle m’a été un rappel permanent de la nécessité d’être présente, du mieux que je le peux, à notre monde.
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