Angèle Paoli, Lauzes,
Peintures de Guy Paul Chauder
Éditions Al Manar, 2021
Réflexions sur Lauzes
On écrit d’où l’on est. D’où que l’on sent que l’on est.
Angèle Paoli plante la pointe du compas qui trace ses itinéraires, ses souvenirs, ses rêves, ses recompositions. Rappelle les personnes (« persona » = masques), les tableaux, la mort et la beauté ( qui toutes deux nous donnent à voir la finitude). Ramasse le temps comme on glane à l’automne le bois mort pour les feux de l’hiver.
Livre d’heures où les longues proses enjambent les courts poèmes, à moins que ce ne soit l’inverse. Angèle Paoli ravaude son récit de vie dans les ellipses du temps.
Sous sa plume, l’écriture devient monture de lueurs inhabituelles. Il s’agit de bâtir des arches de sensations permettant de laisser entrevoir l’infini des possibles. Il s’agit d’appeler les lieux par leurs noms, jusqu’à ce qu’ils répondent : lieu veillé par le nom, nom émigré dans le lieu. Lieux à la fois témoin et vestige, empreinte et matrice. Goût de l’autrice pour les lieux de la marge qui sont en même temps friches de l’imaginaire.
Certains lieux sont ancrés dans le réel, d’autres sans appartenance, propices au compagnonnage avec l’invisible. Paradoxe apparent : ceux-ci sont le plus souvent porteurs de mémoire.
Le temps chez Angèle Paoli est cyclique et flottant : l’usine désaffectée donne place aux dieux grecs et empereurs romains, l’hôtesse de l’air rejoint la femme du néolithique. L’idée de temps fait écran à la durée (comme, chez Bergson, le langage fait écran à la perception) rendant l’instant éternel par le fait qu’il revient régulièrement. Sens du lieu t sens du temps se rejoignent : la poète bâtit un territoire -temps permettant de transfigurer ce qui se trouve sous notre regard (et peut-être le regard lui-même).
L’image, ni descriptive ni métaphorique, Elle exprime parfois des non-dits, peut-être l’indicible, sûrement l’inattendu. Elle est ainsi nécessaire à l’expression symbolique de l’envers de la vie réelle : elle n’est pas le réel, mais travaille avec lui.
Y aurait-il recours aux images pour conjurer la perte initiale (pourrait-être, tout simplement, une définition de la création ?) L’assumer en tous cas, cette perte fondatrice, et si possible en faire un chemin d’horizon.
La poésie : célébration à la fois de la perte et de la vocation et donc, in fine, dialogue avec la mort.
L’écriture poétique : passer par la symbiose aussi parfaite que possible entre le vide et les mots, pour devenir ce lieu étrange, suspendu, ce non-lieu en somme, le seul sans doute où il soit possible d’expérimenter la mort.
« La jeune fille et la mort » : tentative de faire cohabiter la perte et la joie. Les mystiques s’approchent de cette conjonction contraire (Jean de la Croix : « Le non -savoir sachant », « la lumière [qui] est pleine obscurité »).
Ici : mystique toute de halos et d’énigmatiques réverbérations.
Le regard d’Angèle Paoli, tension entre ce qui s’affirme et ce qui s’efface, à la fois consumation du présent, dévoration du possible et acceptation du mélancolique. Elle nous fait entrer dans les multiples accidents (au sens étymologique : ce qui advient) de la vie. Mais davantage : le lecteur que nous sommes module son propre accès au monde, fait l’expérience d’un découpage inédit de la durée. On se sent requis malgré soi par ces mots en mouvement perpétuel, comme autant de signes du discontinu, mots-lauzes à la fois toit et chemin. Quelque chose en elle de Giacometti, en quelque sorte : la femme qui marche. Angèle Paoli est-elle marcheuse ? Elle nous fait signe en tout cas : la poésie, comme la marche, résiste dans et par le dénuement. Contre le pouvoir des forts, la puissance de la vie nue. Et le chemin que l’on prend, esquisse piétinée, ignore les frontières.
Chacun des poèmes, chacune des proses est aussi une expérience de communication sensorielle.
L’inconnaissable : ce qui jamais ne pourra être élucidé (à la différence de l’inconnu, qui laisse une chance). Entité qui peut tout juste nous aider à réconcilier le mystère et l’évidence. Peut-être l’énigme du nom est-elle ce qui se rapproche le plus de l’inconnaissable ?
Écriture embrassant la totalité par l’affleurement. À la fois Un et Multiple, Tout et Fragment. Ecriture jazzy, symphonie pour souffle et syncope.
Et quand « les phrases se refusent à l’emprise des mots », c’est le silence qui vient à la rescousse. Silence langue du dernier recours, lieu non défini où se rassemblent in fine tous les écrits du monde. Et aussi le vide (d’où naît le plein, dit le Tao) : dialoguer avec lui, c’est jouer avec les vertiges (vertiges devant le mystère) et permettre l’accès à l’éphémère, à la beauté dissimulée dans la légèreté des choses.
L’énigme de l’Autre nous renvoie à notre propre secret. Mais l’Autre n’est pas que reflet ou image : il peut aussi être voix à travers le songe. Il devient alors langage. Car le songe affleure dans la présence au monde, cette présence qui ne se rejoint qu’à condition de traverser l’image. Il s’inscrit alors dans l’évidence et l’immédiateté de l’essentielle présence-absence, fondement de tout langage.
L’irréel dans les apparences et l’invisible dans le réel sont les deux faces de cette présence-absence qui définit l’histoire humaine.
Tout au long du chemin d’Angèle Paoli affleure une dérive mélancolique cristallisée par la dilatation des moments les plus insignifiants. Le mur d’une usine, un voyage en train, une déambulation dans une ville d’art italienne : reconfiguration du temps intérieur en vibration superbe, à la limite de la perte. Mais aussi : conscience aigüe de notre finitude, de notre accidentalité. Cette mélancolie en somme : une manière de nouer une relation avec le Perdu.
Escargot géant, hommes- arbres, rhinocéros sur la plage… Au-delà du fantastique, l’imaginaire (qui est bien ici davantage qu’une dérive s’affranchissant de la raison) vise peut-être ce que le philosophe Henri Corbin appelait l’imaginable, monde intermédiaire entre le sensible et l’intelligible, et ainsi chercherait à retrouver cette dimension où par le visible on accède à l’invisible. Imaginaire dentelé arrachant au vide sensations et souvenirs, retournant le temps, paysages et personnages surpris en pleine action onirique.
Au temps de la « fin’amor », le chevalier qui regardait au fond du puits n’y voyait pas son reflet, mais celui de sa dame. Peut-être le chevalier à la barrette n’y a-t-il vu que le sien, et que telle est la raison de la chute de la ville.
Quant au tableau qui sert de base au texte : se souvenir qu’en Italie « ritratto » signifie à la fois « portrait » et retrait ». Qu’y a-t-il alors derrière le visage ? L’âme (pour parler comme François Cheng) ? ou un puits sans fond dont le regard serait la margelle ? Et selon, doit-on glorifier un tableau comme mirage ou comme discours ? L’élément crucial est-il le langage ou le regard du spectateur ?
Les lauzes, à, la fois sous nos pieds et au-dessus de nos têtes. Entre horizon et seuil, vie et mort, mémoire et oubli, infime et infini. Passage initiatique. Mystère au sens de ceux d’Eleusis.
En leur horizontalité vrillent les songes. Ils nous enseignent que toute recherche commence par un abandon et génère par le fait même, métamorphose.
Lauzes : livre-trace en éclats de temps cousus ensemble par les mots. Livre d’allées et venues, d’instants évanouis et d’heures perdues. Livre lent, avec cette étrange autorité de la lenteur.
Les braises chaudes palpitent dans la trouée du sensible. Obscur des sensations, parsemé d’opalescences claires. Saisie de l’instant dans son intégralité, dans son imperceptibilité.
On l’aura compris, lire Angèle Paoli exige un peu plus que de l’attention : une présence.
Angèle Paoli veille. Et parce qu’elle veille, elle accueille. Elle accueille l’infime, le fugace, l’évanescent, le précaire. Même l’absence au monde. Même le rien.
Et donc la beauté, c’est-à-dire tout ce qui prend feu aux mille recoins de l’imaginaire.
Elle est en attente, mais elle n’attend pas. Elle a raison, car ce qui adviendra sera autre. Elle fera sienne alors, pour l’accueillir, la primitivité du regard.
Sous la dictée de cette attente, elle écrit. Cela lui permet de rester vivante dans le désœuvrement du temps. Ses pages reposent sans cesse la question de la trace, disent sans cesse, au fil des descriptions parfois légères, les territoires du désastre. Et ses mots, qui dénomment, effacent simultanément ce qu’ils tentent de définir. Angèle Paoli construit en quelque sorte un château de sable, tout en négociant en permanence sa pérennité avec la mer.
Jean-Louis Bernard in Diérèse, poésie et littérature, n° 84, Été 2022, pp. 239, 240, 241, 242, 243.
♦ Voir JL.B sur → Tdf