Photo : Guidu Antonietti di Cinarca
À la mémoire d’Yves Thomas
à Angèle Paoli
Chacun de nous dans le flux de la vie glisse vers l’inachevé de sa propre fin. Yves Thomas et Angèle Paoli ont su ces derniers mois que le printemps ne repousserait pas une nouvelle fois la mort, qu’ils se tenaient désormais sur le seuil. Pour lui, au large déjà, attendait l’inconnu. Elle demeurerait sur le rivage où s’ancre l’adieu et s’apprivoise l’absence. Mais le Cap Corse dont ils avaient fait ensemble leur terre d’élection les garde maintenant, mort et vivante, dans sa lumière.
En lutte contre un destin qui l’a confronté trop tôt à la maladie et qui a entamé ses jours en lui imposant douleur physique et morale, Yves a résisté longtemps avec un courage admirable. Le mal qui le frappait ne l’a pas conduit au repli et à la désespérance mais à cultiver l’ouverture aux autres et la foi en la beauté. Refusant la plainte, il a fait confiance aux forces de l’esprit et choisi un recommencement. Homme fier, attentif et généreux, il nous laisse ainsi le fruit de ces dix-sept années où, prisonnier de son corps, il a su, au cœur d’une œuvre commune, créer sa liberté par l’intelligence du faire, du cœur et de la pensée.
Maître d’œuvre d’une revue, imaginée dès l’origine par et avec Angèle, sa femme qui en est la plume et l’âme, auquel s’est joint Guidu Antonietti di Cinarca leur ami architecte et photographe, il a mis toute son expérience passée d’éditeur, sa grande culture et son goût du partage au service de la poésie singulière et universelle. Grâce à eux, Terres de femmes est aujourd’hui un haut lieu bruissant de voix, un arbre fleuri de langues, d’images et d’écritures venues d’ici et d’ailleurs, qui traverse le temps. Leur revue témoigne d’une passion ramifiée qui a eu pour vocation de faire résonner « la parole interminable » qui nous réinvente malgré nos blessures et l’état du monde.
Né du « oui » à la rencontre, à la littérature et à l’art qui accompagnent et transcendent la vie, Terres de femmes où les hommes sont pleinement présents, est depuis 2004 l’exemple d’une aventure où se lit l’absolu réel qui unit l’homme à la création, le vécu au rêvé, l’autre à soi. Comment alors célébrer ce don qui nous a été offert dans son exigence et sa gratuité, comment dire merci à l’ami qui a su accomplir sa tâche humaine, et qui aujourd’hui n’est plus ? Peut-être en retournant à la source intarissable de la vie et d’une Poésie qu’Yves Thomas a tant aimée et servie.
Ce don d’incertitude et d’émerveillement appelé
Vie, ton désir avec obstination en traque les bienfaits
mais la nébuleuse des origines et des croyances
sa lente mutation ses obscurs paradigmes,
nos divagations en portent à l’excès les contraires :
le mal tape si fort à nos lèvres à nos cœurs drapés
de sauvageries indomptées. Agneau serpent oiseau,
animaux métaphysiques, nous tendent un miroir
pour le meilleur et pour le pire. Tu y lis une menue
révélation à l’énigme sans fond que nous sommes.
Tant de départs si peu d’avancées ou d’issues,
rescapés d’un instant nous nous arrimons
à une montagne de petites éternités où coule l’adieu.
Le secret intouchable des cimes qui butent sur le bleu
nous précède nous traverse et nous suit. Il s’agrippe
à tes mains à tes mots alpinistes qui ne savent rien
ni de l’avant ni de l’après, seulement le col, bouche bée
d’un destin en sa concentration : une vie reçue rendue.
Dans l’entre-deux, est-ce le milan siffleur ou bien
le vent leveur de cendre qui choisit ta destination ?
…
Vivants nous ne sommes jamais très loin des morts,
nous foulons leurs brisées, et quand tourne l’hélice
déchirante de la perte, que monte la plainte d’amour
toujours inaccompli, tu lis l’enfance foudroyée et
la déploration d’être né – fini sachant l’infini.
A tes lèvres montent les vers de Leopardi et ton vœu
de te tenir debout dans la mélancolie d’une âme
qui sait tout de sa nuit, dans l’illimité d’un chant
qui jamais ne renonce à remémorer la beauté sensible
de la terre ni à pousser la porte dérobée de son ciel.*
*Poèmes extraits de Nos voix persistent dans le noir, de Sylvie Fabre G. (L’Herbe qui tremble, 2021).
Ce choix en mémoire d’Yves Thomas, époux d’Angèle Paoli et webmaster de la revue Terres de femmes,
décédé le 13 juin 2021 après des années de lutte contre la sclérose en plaques.
Sylvie Fabre G., Revue Europe, revue littéraire mensuelle, novembre-décembre 2021,pp.370-371
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Yves et Guidu à Canari, Cap Corse. Août 2015.
Photo : Emmanuelle Thomas
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Sylvie Fabre G. sur → Tdf
Son portrait par G.AdC
Instantané d’un habitant de la planète solitude ___________
A cette heure, le café bondé comme d'ordinaire en fin d'après-midi suffoquait de fumée âcre. Dans l'air raréfié et surchauffé se complaisaient les fumeurs obsédés. L'épaisseur malsaine de l'atmosphère enveloppait de brume sèche et piquante leurs visages rougis. Les allées et venues de garçons agiles, magnétisés par leurs plateaux métalliques, imprimaient une pulsation maladive aux parois du bar. Dans ce terrier envahi par des fumigènes, même une taupe aurait succombé.
Yves, assis au fond sur une banquette en skaï marron, encadrée de deux glaces, scrutait le reflet des miroirs. Il contemplait simplement les facettes disloquées des figures mobiles que dessinaient les consommateurs. Leurs gestes convulsifs et hachés rendaient sa vision stroboscopique. Devant lui, sur le marbre de la table jauni par le temps et les chiffons poisseux des garçons, la Quinzaine Littéraire s'étalait largement. Il s'était assis ostensiblement à cette place, dans un coin reculé, pour tuer le temps, pour attendre. C'était sa place habituelle. De la revue, il ne lisait que les gros titres, tout au plus une dizaine de lignes par page. Les personnages du café et leur regard comme des dialogues impromptus le captivaient davantage. Il trouvait ennuyeux les commentaires complaisants de ce journaliste littéraire encensant le dernier ouvrage publié chez un éditeur à la mode. Il essayait d'avancer la lecture d'un paragraphe, mais irrémédiablement, les regards l'interpellaient.
Ainsi il passait de longues heures seul dans les cafés. Rien d'important pourtant ne s'y exprimait, mais sa solitude confrontée à la multitude qu'il trouvait vide finissait par avoir une signification. Les autres lui étaient indispensables, il se nourrissait des paroles incertaines contenues dans tous les regards furtifs. Il y répondait toujours, fixant dans les prunelles les paroles inversées de son propre miroir. Ce reflet brisé en forme d'interrogation sur lui-même, contenait une partie de son propre regard sur le monde. Il savait bien que d'autres comme lui cherchaient des réponses.
Son travail d’éditeur-webmaster d’un site littéraire d’un style nouveau venait d'ailleurs d’être récompensé par un guide de Lonely Planet. C’est le seul article qui retint son attention. Un beau cadeau d’anniversaire en fait. Ce jour, le 18 janvier, était celui de son anniversaire !
Guidu
Rédigé par : Guidu Antonietti di Cinarca directeur artistique de TdF | 03 octobre 2022 à 09:14
Merci à Sylvie Fabre G. de ces mots amis pour Yves Thomas. Je garde d’Yves son regard bienveillant, généreux, qui, l’espace et le temps d’une rencontre, vous accorde à la vie.
Merci à Angèle Paoli et à Guidu Antonietti Di Cinarca de laisser ouvertes ces terres d’accueil en Méditerranée que sont, si plurielles, Terres de Femmes.
« … là où s’ancre l’adieu et s’apprivoise l’absence… » dit Sylvie Fabre G., là veille et nous attend le vif inconnu, le désir d’un présent et le désir d’un présent pour l’absent.
Rédigé par : Jean Gabriel Cosculluela | 22 septembre 2023 à 11:32