Michèle Finck, La Ballade des hommes-nuages
Arfuyen, 2022.
.
.
ENTRETIEN d' ISABELLE LÉVESQUE avec MICHÈLE FINCK
Isabelle Lévesque : Dans « Le regard d’Orphée », Maurice Blanchot définit ainsi l’inspiration : « Regarder Eurydice, sans souci du chant, dans l’impatience et l’imprudence du désir qui oublie la loi, c’est cela même, l’inspiration. » Il précise : « Écrire commence avec le regard d’Orphée, et ce regard est ce mouvement du désir qui brise le destin et le souci du chant et, dans cette décision inspirée et insouciante, atteint l’origine, consacre le chant » (Maurice Blanchot, « Le regard d’Orphée », in L’espace littéraire - Gallimard, 1955 – p.228 et 232). Est-ce cette sorte d’inspiration qui agit dans vos livres ? Quelles conséquences peut-on espérer ou craindre de ce que l’on écrit ?
Michelle Finck : Le mythe d’Orphée est en effet décisif pour moi, dans la perspective ouverte par Blanchot que vous rappelez : le lien entre le regard d’Orphée, le « désir » « impatient » et « imprudent » « qui oublie la loi », et « l’inspiration ». Mais c’est surtout la version du mythe selon Apollinaire, Trakl et Rilke qui me touche. Comme l’explique aussi Irène Gayraud, dans son livre dédié à l’orphisme européen (2019), le mythe d’Orphée intervient toujours, dans une période de crise du sens, pour tenter de refonder le sens perdu. Sans que j’en aie été forcément consciente au moment de l’écriture, on peut sans doute trouver, dans presque tous mes livres, des traces du mythe d’Orphée et des trois stades de ce mythe : perte, descente aux enfers pour retrouver l’être perdu, et tentative de remontée des enfers avec un chant peut-être plus beau.
Déjà j’ai placé L’ouïe éblouie (2007) sous le signe d’un exergue emprunté aux Sonnets à Orphée de Rilke. Balbuciendo (2012) est aussi, me semble-t-il, un livre orphique où la perte d’Eurydice (chez moi celle de l’amant et du père) s’ouvre sur une tentative de remontée des enfers avec un chant identifié à une « scansion du noir ». La Troisième main (2015) recèle aussi des traces du mythe d’Orphée, à la fois dans un poème dédié à L’Orfeo de Monteverdi et dans la création du néologisme « pianorphée » qui réapparaîtra ailleurs. Dans Connaissance par les larmes, le poème « Les larmes d’Orphée » est une réécriture du mythe d’Orphée mais en inversant les sexes : Orphée-femme va chercher, aux enfers des hôpitaux psychiatriques, Eurydice-homme qui y est enfermé. Dans La Ballade des hommes-nuages, le mythe d’Orphée scande l’ensemble du livre, avec sa triade « catabase », « anabase » et « catanabase ».
Pour en revenir à la question cruciale de « l’inspiration » que vous posez, elle naît pour moi non seulement de la confrontation à la perte (ostinato de mes livres) transmuée en quête mais aussi de la décision d’Orphée de se retourner et de regarder Eurydice, grâce à ce que Blanchot nomme le « désir qui oublie la loi » (tout particulièrement à l’œuvre dans La Ballade des hommes-nuages). Sauf que dans mon livre, c’est certes « le désir », mais aussi l’amour et la compassion, qui sont à l’origine du « regard d’Orphée » et de l « ’inspiration ». Cette dimension n’est pas présente chez Blanchot, me semble-t-il.
Vous avez raison de suggérer qu’il y a des « conséquences » de l’acte d’écrire. La poésie est pour moi avant tout un risque, une mise en danger de soi, qui peuvent avoir des « conséquences » difficiles mais aussi régénératrices. Je vis la poésie en termes d’espoir d’un exorcisme et peut-être même d’une catharsis : celle qui écrit en moi trouve incontestablement des forces dans l’acte poétique et la possibilité d’un ressaisissement fondamental de l’être. J’espère que le lecteur, au terme du livre, pourra sentir aussi en lui-même ce ressaisissement, ce passage pour ainsi dire d’une position physique et mentale horizontale, douloureuse, à une position verticale, enfin debout.
Je tiens à dire cependant que tout cela (le travail du mythe d’Orphée, la quête d’une revitalisation de l’être par l’écriture) m’apparaît de façon extrêmement confuse lorsque je commence à écrire un livre. L’expérience de l’écriture est indissociable pour moi d’un long travail par tâtonnements, errements, soudain troués de moments épiphaniques, mais la clarté avec laquelle je peux réfléchir sur mes livres achevés est impossible lorsque je commence un livre et où, la plupart du temps, je ne sais pas où je vais et me laisse guider par ce qui écrit en moi. Écrire est une expérience d’un « ça écrit en moi » plus que d’un « j’écris ».
I.L. : Vos poèmes semblent inspirés mais aussi déchirés ou « cisaillés », parfois « rafistolés », souvent bruts. Certains textes paraissent cependant devoir être murmurés ou soupirés. Vous assemblez des textes de formes très différentes : récits en prose, poèmes longs en vers, formes courtes proches du haïku. Aussi différents soient-ils, les poèmes de La Ballade des hommes-nuages appartiennent à un ensemble extrêmement organisé, architecturé. Qu’est-ce qui préside à cette construction ? Est-elle fondée sur des nombres à valeurs symboliques ?
M.F. : Je me sens beaucoup trop à l’étroit dans ce qu’on appelle communément le « genre poétique ». Pour moi la poésie, telle que je l’expérimente, excède la notion de « genre ». Ce que je cherche sous le nom de « poésie » me semble indissociable d’une forme d’hybridité générique : poèmes en prose, récits narratifs, fragments autobiographiques, poèmes longs, poèmes très courts, poèmes verticaux, morceaux bruts de décoffrage, notes de carnets, se mêlent dans Connaissance par les larmes ou Sur un piano de paille et ce décloisonnement des genres trouve sans doute une forme d’accomplissement dans La Ballade des hommes-nuages. Dans Poésie Shéhé Résistance /Fragments pour voix (2019) apparaît aussi le modèle théâtral du monologue qui se conjugue avec celui du poème. C’est dire que la forme est sans cesse à réinventer dans le macrocosme de chaque livre, dans le microcosme de chaque poème, et dans le rapport toujours en métamorphose entre les deux. Ce qui réunit ce tout hybride, il me semble que c’est la plupart du temps la musique (qui est à l’origine de mon inspiration poétique) mais aussi la voix intérieure (qui, comme une basse continue, court de pages en pages et unifie le livre, surtout La Ballade des hommes-nuages). Mais vous avez raison, ce qui réunit les fragments c’est également l’architecture. Musique et architecture ont d’ailleurs beaucoup à voir l’une avec l’autre (comme le suggère par exemple un autre mythe : celui d’Amphion). Mais là non plus rien n’est donné d’avance. L’architecture s’invente elle aussi en même temps que s’invente l’écriture des poèmes. L’architecture n’est jamais un acquis dans une écriture qui se construirait par rapport à elle, tout est sans cesse remis en question, architecture et écriture. Ce n’est que dans les derniers poèmes d’un livre (ceux écrits à la fin mais pouvant se trouver au milieu ou au tout début) que l’architecture commence à avoir une certaine stabilité, mais qui peut être tout à coup remise en cause par l’apparition d’un poème ou d’un fragment de poème.
Les « nombres, à valeurs symboliques », dont vous parlez, n’ont joué un rôle dans l’architecture d’un livre que dans Sur un piano de paille / Variations Goldberg avec cri. C’est par le modèle de Bach, pour qui tout est nombre, que j’ai été orientée finalement dans ce sens. Mais même là, je n’ai trouvé le chiffre 32 comme clé de voûte du livre (telles les 30 Variations Goldberg encadrées par l’aria et l’aria da capo) qu’en cours de route, alors que beaucoup de poèmes étaient déjà écrits. L’architecture finale, qui fait alterner 30 poèmes-variations avec 30 poèmes-cris et qui est dépositaire du sens profond du livre, ne s’est imposée que peu à peu et non sans incertitudes jusqu’au bout.
I.L. : L’écriture des textes a-t-elle continué pendant la phase de construction du livre ?
M.F. : Comme le suggère déjà ma réponse à la question précédente, non seulement l’écriture « continue » « pendant la phase d’architecture du livre », mais les deux se construisent toujours en même temps et jamais l’une ne marque le coup d’arrêt de l’autre. Au contraire, il y a un continuel jeu de vases communicants, de perpétuel va-et-vient entre les deux, l’une peut être à tout moment le centre générateur de l’autre. Ce que j’appelle composer un livre de poème, c’est mener sans cesse de front un questionnement sur l’écriture et un questionnement sur l’architecture. Tout est de l’ordre de la question et jamais de la réponse. Tout est comme un château de sable, qui peut toujours s’effondrer (d’où le modèle du château de sable dans le poème-ouverture, « Conte de l’ouïe éblouie », de mon premier livre L’ouïe éblouie). Tout livre est un livre de sable, où rien n’est jamais stable jusqu’à la dernière minute ou presque. Le livre, pour être vivant (et c’est cette vie que je cherche), doit être un corps organique en constante métamorphose.
I.L. : La Ballade des hommes-nuages cite vos livres de poésie précédents, reprenant certaines expressions ou des formes originales : le « piano de paille », « l’ouïe éblouie »... des poèmes partant de musiques ou de peintures, comme dans La Troisième Main, Connaissance par les larmes, ou Sur un piano de paille ; et puis, comme dans ce dernier livre, ces poèmes courts en caractères gras dont les fragments traversent des poèmes plus longs, un peu à la manière de Mallarmé dans Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Pourrait-on parler d’œuvre-bilan, ou de somme ? Comment considérez-vous vos livres précédents et l’évolution de votre écriture, de L’ouïe éblouie à cette Ballade des hommes-nuages ?
M.F. : J’ai conscience que mes livres ont beaucoup évolué de L’ouïe éblouie à La Ballade des hommes-nuages. Mais cette évolution s’est faite en grande partie à mon insu, je ne l’ai perçue vraiment qu’une fois les livres achevés.
Si je me risque à un regard rétrospectif, je dirai que L’ouïe éblouie est à part. Même si ce livre initial contient en germe presque toute l’œuvre à venir (cela m’étonne moi-même !), c’est un livre un peu maladroit, qui a l’aspect d’une anthologie de mes poèmes écrits sur une très longue période, de 1983 à 2003. Les mouvements qui le composent sont le plus souvent chronologiques. Il aurait pu avoir pour sous-titre Frauenliebe und Leben, L’amour et la vie d’une femme, selon le titre du cycle qui réunit Eichendorff et Schumann.
Balbuciendo est un livre plus mince, ramassé, condensé, lapidaire, qui répond dans l’urgence à la double perte que je traverse (séparation d’avec l’amant et mort du père).
La Troisième main aussi s’articule autour d’une urgence : essayer de surmonter un passage par le noir et la pénombre, suite à une opération des cataractes durant l’été 2011, grâce à la composition de 100 courts poèmes de 5 vers, dédiés à un extrait précis d’une œuvre musicale écoutée jusqu’à l’hypnose - jusqu’à ce que le poème griffonné dans l’obscurité surgisse presque de lui-même, dans un état proche de l’illumination sonore. J’ai trouvé, avec La Troisième main, une forme-sens, un geste lyrique, un répons du poème à la musique, une alliance nouvelle du mot et du son, qui a persisté d’une façon ou d’une autre, avec des métamorphoses certes, jusqu’à La Ballade des hommes-nuages.
Il me semble que Connaissance par les larmes a fait pour ainsi dire (encore une fois je ne l’ai perçu qu’après avoir fini le livre) la synthèse de la veine autobiographique de Balbuciendo et musicale de La Troisième main à partir de l’expérience des larmes. L’alliance entre poésie et musique s’est élargie dans le sens d’une alliance plus ample entre poésie, musique, peinture et cinéma. J’ai cherché la clé d’une articulation entre cette correspondance des arts et l’épreuve des larmes cruciale à ce moment de ma vie. Tout cela s’est fait sur le mode du tâtonnement qui n’a mené que peu à peu vers cette forme d’une synthèse ample des deux livres précédents, que seul le recul des années m’a permis de comprendre.
Dans Sur un piano de paille / Variations Goldberg avec cri, je suis parvenue à une composition à nouveau ample, dans laquelle l’autobiographie se noue au musical (et plus à l’arrière-fond aux autres arts). En quelque sorte les Variations Goldberg (qui m’ont assailli tout à coup lors de ma dernière rencontre avec Yves Bonnefoy mourant) m’ont dicté peu à peu l’histoire de ma vie : cette musique s’est entrelacée à mon existence, faite (comme toute existence) de rencontres décisives, de passions, d’épiphanies, mais aussi de ruptures, de deuil et de solitude (les « cris » qui viennent à chaque fois cisailler la musique des Goldberg et de la vie).
Vous l’avez très bien perçu : La Ballade des hommes-nuages est une forme d’aboutissement (provisoire) de cette façon d’articuler l’autobiographique (l’expérience psychiatrique de l’être aimé à laquelle peut seul répondre le « cri d’amour » qu’est ce livre) et le musical (Moïse et Aaron de Schönberg) dans une quête du « mot qui manque » dont Moïse et Aaron donne la formule. Mais, croyez-moi, cette articulation ne m’a pas du tout été donnée au départ. Je suis finalement arrivée jusqu’à elle après des années de travail par tâtonnement. D’ailleurs tous mes livres (sauf La Troisième main limitée temporellement par l’épreuve de l’opération des cataractes) ont exigé de moi (même le mince Balbuciendo) des années de travail, d’errances dans l’écriture, de ratures incessantes, et de recommencements. Si je peux, des années plus tard, en parler avec une forme de clarté, celle-ci n’a été conquise qu’après coup et difficilement. Il se peut d’ailleurs que ce que je dis de mes livres ne soit autre qu’une forme de rêverie, de mirage mental que des lecteurs plus distants et critiques remettront en cause de façon salutaire. J’apprends beaucoup de mes lecteurs : j’ai découvert quantité de choses sur mes livres grâce à leurs lettres ou à leurs articles. Qu’on le veuille ou non, il faut bien avouer que celui qui écrit demeure, malgré ses efforts pour y voir plus clair, dans une forme d’aveuglement vis-à-vis de ses propres livres. J’ai au moins le mérite d’en être consciente.
I.L. : Nous retrouvons dans La Ballade des hommes-nuages des compositeurs, comme Schubert et Bach, présents dans tous vos livres. Mais, cette fois, apparaissent surtout Schoenberg et Berg, en particulier par les livrets de certaines de leurs œuvres : Moïse et Aaron, L’échelle de Jacob, Wozzeck… S’agissait-il ici de la recherche d’un phrasé particulier ?
M.F. : L’expérience autobiographique d’une proximité avec la dite « folie » exige, pour être suggérée, un mouvement de bascule total hors de la musique appelée « classique » (j’inclus dans ce terme commode aussi le baroque et le romantisme musical). Ce mouvement de bascule est incarné exemplairement pour moi par la musique de Schönberg qui a abandonné tout à coup ce que je voudrais appeler le garde-fou de la tonalité (Schönberg dit quelque part qu’il a eu l’impression, dans son deuxième quatuor, de « tomber dans de l’eau bouillante »). Schönberg, comme je l’ai suggéré, s’est en effet jeté d’un « plongeoir mental » qui n’est pas sans analogie avec une certaine expérience de la « folie », autre basculement hors des normes, s’il en est.
Ni l’univers de Bach ni celui de Schubert ne pouvaient plus entrer en résonance avec l’univers mental exploré ici. Il m’a fallu chercher hors des bornes de la musique appelée « classique », du côté de l’expérience musicale de l’École de Vienne (surtout Schönberg mais aussi le Berg du Wozzeck, le Webern des petites formes). Ce n’est pas une question de phrasé, mais de co-résonance entre le monde de la « folie » et de l’abandon de la tonalité par l’École de Vienne. Commune à ces deux expériences est aussi l’émancipation de la dissonance, perceptible déjà chez Wagner, et prolongée par les musiciens de l’École de Vienne. Certes, même chez Bach, il y a des dissonances (sans lesquelles il n’y a pas de musique) mais dans l’œuvre de Bach toute dissonance se résout en consonance. Avec l’École de Vienne cette résolution de la consonance en dissonance ne se fait (presque) plus : la dissonance reste seule, comme une question à jamais résolue. C’est exactement le monde acoustique et mental de ce livre.
I.L. : Avec Poésie Shéhé Résistance, vous aviez composé un livret-poème écrit pour un « opératorio » composé par Gualtiero Dazzi. Avec ses cinq grands actes, La Ballade des hommes-nuages ne pourrait-elle pas constituer un livret pour un grand opéra qui alternerait arias, récitatifs, duos, sprechgesang, et même chœur pour son « Miserere » final ?
M.F. : Poésie, Shéhé Résistance/Fragments pour voix, texte à portée politique où je me fais le porte-voix d’une jeune étudiante syrienne réfugiée en France et qui a été mon élève, je l’ai en effet conçu d’emblée comme ce que j’ai appelé un « livret-poème » pour l’operatorio Boulevard de la Dordogne de Gualtiero Dazzi (durée : 1 heure 50, création à Strasbourg, 2019). Je l’ai composé en quatorze « fragments pour voix », et j’ai travaillé sciemment au point d’intersection de la poésie, du théâtre et de la musique. Livre qui identifie poésie et résistance, sous le signe d’une libre réécriture du mythe de Shéhérazade, Poésie Shéhé Résistance a été pensé par moi avant tout comme un travail sur la voix. J’ai essayé de mettre au monde ce que je voudrais nommer une voix-rythme, tendue entre flux et heurts, grâce à un travail sur les blancs qui scandent le texte. Dans l’operatorio de Gualtiero Dazzi, j’ai récité moi-même en voix-off ce livret-poème, dont un certain nombre de vocables ou de séquences étaient repris par un chœur de 90 choristes. Pour cela j’ai eu la chance de pouvoir enregistrer mon texte dans un studio musical, avec un casque qui me permettait de travailler ma voix jusque dans l’infinitésimal. C’est dire que ce livre s’est inventé dès son origine comme argile vocale, terre glaise acoustique d’une œuvre musicale.
J’adorerais bien sûr que La Ballade des hommes-nuages devienne un jour aussi une œuvre musicale. Vous avez raison de dire qu’elle a été bâtie comme une sorte d’« opéra fabuleux » (selon une formule que j’emprunte à Rimbaud). Tous mes livres ont été d’ailleurs composés (j’insiste sur la signification musicale de ce verbe qui m’importe beaucoup) comme des monuments musicaux. Je fais partie de ces poètes qui auraient aimé être compositeurs et il en reste sans doute des traces dans chacun de mes livres, tout particulièrement dans La Ballade des hommes-nuages. J’ai d’ailleurs choisi aussi le mot « ballade » pour son extension musicale. Sur votre suggestion stimulante, je lance alors un appel aux compositeurs qui aimeraient relever le défi !
I.L. : Dans votre présentation des poèmes de Trakl que vous avez traduits pour Arfuyen (Les Chants de l’Enténébré), plusieurs de vos commentaires et remarques semblent pouvoir s’appliquer à votre propre poésie : la présence d’Orphée, un cheminement parfois « sur la ligne de crête dangereuse entre poésie et folie », ou encore « la force de hantise de quelques vocables ». Comment et à quel point la poésie de Trakl habite-t-elle la vôtre ?
M.F. : Pour comprendre l’intimité profonde qui est la mienne avec l’œuvre de Georg Trakl, le mieux serait peut-être de lire, en regard de mon livre de traductions et de commentaires de l’œuvre du poète autrichien (Les Chants de l’Enténébré), le poème « Cri 2 / Mineur de la mémoire » dans mon livre Sur un piano de paille. Ce poème révèle par bribes que, dans l’enfance, voyant sans cesse mon père écrire autour d’un mystérieux Georg, j’ai d’abord cru que ce Georg était un fils plus âgé de mon père, qui allait sur sa tombe à Salzbourg tous les 3 novembre, jour de son décès. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris que mon père, Adrien Finck, écrivait une thèse pionnière sur l’œuvre de Georg Trakl. À cause de mes fabulations à propos de ce Georg, j’ai très tôt entretenu des rapports pour ainsi dire consanguins avec lui.
Lorsque mon père m’a finalement éclairé sur l’identité de Georg, cela a été aussitôt pour me dire qu’il fallait traduire Georg Trakl en français et pour me faire comprendre que c’était un devoir qui m’incomberait tôt ou tard. De son vivant, et avec ses conseils de germaniste, j’ai traduit plusieurs poèmes pour des revues françaises et autrichiennes. Mais ce n’est que dix ans après la mort de mon père que, taraudée par une forme de culpabilité et un désir d’accomplir enfin mon devoir, j’ai fini par traduire un certain nombre de poèmes significatifs de Trakl et par les accompagner d’une longue préface et d’une postface sur la traduction.
Jusqu’à aujourd’hui, quand je traduis Trakl ou écris sur lui, j’ai la mémoire du demi-frère mort qu’il a été pour moi dans l’enfance. Comment pourrais-je ne pas m’identifier, d’une façon ou d’une autre, à cette « sœur » (« Schwester ») qui hante l’œuvre de ce poète autrichien ? D’ailleurs, au début de ma carrière universitaire, je faisais cours sur la poésie de Trakl avec le sentiment de parler de quelqu’un comme un grand frère, alors que maintenant, avec l’âge, me reste la sensation vague de faire cours sur l’œuvre d’un petit frère défunt. En tous cas, il y a des liens de sang entre ce poète et moi, dont la présence hante à la fois Sur un piano de paille et La Ballade des hommes-nuages. Trakl appartient à ma mythologie personnelle.
I.L. : Votre père, Adrien Finck, était lui-même spécialiste de Trakl. Vous évoquez le « mutisme » de ce père qui vous a transmis son amour de la poésie dans différentes langues. Pouvez-vous expliquer comment vous entendez ce « mutisme » ? Parler plusieurs langues peut-il entraver la parole ?
Vous-même, née entre français, allemand et alsacien, pratiquant également d’autres langues, en ressentez-vous des conséquences sur les constructions syntaxiques de vos poèmes ou sur le choix du lexique ?
M.F. : Le « mutisme » de mon père a une origine historique : il est une conséquence douloureuse de l’histoire de l’Alsace, qui a été par le passé tantôt française tantôt allemande. Les Alsaciens, qui comme mon père ont été ballotés entre les deux pays et les deux langues, ont souvent vécu cette épreuve sur le mode de l’écartèlement intérieur. Mon père a souffert de ce que cet écartèlement fasse de lui un être qui ne parle parfaitement ni le français ni l’allemand. Il a vécu le bilinguisme comme une forme d’alinguisme. Situation d’autant plus douloureuse qu’il se voulait poète – et malgré tout il l’est devenu, mais dans la souffrance. Chez un éditeur allemand, il a écrit un récit intitulé Der Sprachlose, littéralement Le mutique ou L’alingue. Sous le titre L’homme sans langue, j’ai traduit ce récit (et d’autres poèmes encore) qui seront publiés en 2025 aux éditions Arfuyen.
Avoir eu un père qui s’est défini sans cesse comme un « homme sans langue » m’a bien sûr profondément marquée. Cela a fatalement agi sur ma propre écriture. Je ne vous en parle pas davantage parce que j’ai écrit des poèmes encore inédits qui creusent cette entaille dans la langue et l’éclairent d’une lumière crue. Comme de beaucoup de choses dans ma vie, je ne peux en parler qu’en poèmes. Ces poèmes n’ont encore pas trouvé de place dans un recueil. Mais je suis patiente : il faudra bien qu’ils finissent par trouver un jour leur lieu.
I.L. : À propos de traduction, vous annoncez vouloir fusionner « intention et intonation ». Ce dernier terme s’attache à des œuvres de Dvořák qui, avec son « procédé des intonations », composait en suivant la prosodie de la langue parlée. Vous-même, écrivez-vous, quand il s’agit de musique, dans des textes comme ceux de Sur un piano de paille, en suivant les « intonations » de la musique ?
M.F. : Oui, l’intonation est quelque chose de tout à fait primordial dans ma poésie. Mais ce que j’essaie de transcrire, c’est le plus souvent moins les intonations d’une musique extérieure à moi (sauf bien sûr dans les poèmes dédiés à une œuvre musicale précise) que les intonations de quelque chose comme une voix intérieure, une parole intérieure, profondément enfouie en moi, presque inaudible souvent, mais que je cherche à délivrer et à donner à entendre dans ma poésie.
I.L. : Analysant des poèmes de Trakl, pour les traduire, ou de Jacques Dupin (dans Giacometti et les poètes) vous relevez des leitmotive et des « chaînes phonico-sémiques qui travaillent en sous-œuvre les textes » et leur donnent leur sens profond. Dans La Ballade des hommes-nuages, on repère très vite quelques leitmotive comme le « mot qui manque » et puis de nombreux retours de sons et syllabes : cri / caresser / casser / cœur, peau / poème / peau aime… Est-ce de votre prénom, Michèle, qu’est née dans le poème « l’échelle de Jacob » ? Et puis l’emploi répété du verbe « héler » ? Ce travail sur la matière sonore s’accomplit-il avec l’écriture ou est-il au moins accentué dans le travail postérieur, avec une intention marquée ?
M.F. : Je pense qu’il faut distinguer, sauf exception, les leitmotive (qui sont a priori créés par la volonté du poète) de la plupart des chaînes phonico-sémiques (qui sont des retours de sons survenus le plus souvent à l’insu du poète). C’est pourquoi ces couplages et surtout ces chaînes phonico-sémiques traversent mes livres sans que je m’en rende compte d’abord. C’est l’inconscient qui les fait remonter dans le texte. Après coup, à la relecture distante, je les remarque bien sûr et je ne les garde que s’ils me semblent dévoiler quelque chose d’inconnu et de primordial. S’ils étaient voulus, ils seraient une forme de jeux de mots. Or la poésie n’a rien à voir pour moi avec le jeu de mots. Je n’ai pas du tout pensé, même à la relecture, au couplage « Michèle » / « Échelle ». En revanche, m’étant aperçue de la fréquence du verbe « hèle » dans mes poèmes, je me suis déjà demandé, sans pouvoir répondre à cette question, si cela pouvait être lié à mon prénom « Michèle ». C’est pour moi le lecteur qui peut parfois le mieux répondre à ce genre de questions. Beaucoup plus rarement moi-même, qui écris toujours dans une forme de somnambulisme qu’il faut préserver et ne surtout pas rompre.
I.L. : Pour chaque poème lié à une œuvre musicale, vous indiquez son ou ses interprètes. Pour les Variations Goldberg, dans Sur un piano de paille, selon les variations, vous en mentionnez cinq différentes (les deux de Glenn Gould, celles de Murray Perahia, Tatiana Nikolayeva et Wanda Landowska). L’interprétation est-elle aussi importante que la composition ? En poésie, le lecteur est-il aussi important que l’auteur ?
M.F. : Depuis La Troisième main au moins, je ne convoque jamais (ou presque) une œuvre musicale sans convoquer aussi ses interprètes. En effet, pour moi, l’interprète est dépositaire du sens d’une œuvre presque autant que le compositeur. Ce que suggère Sur un piano de paille / Variations Goldberg avec cri, c’est que les Variations Goldberg de Glenn Gould ne sont pas les Variations Goldberg de Perahia, Nikolaïeva ou Landowska, elles-mêmes totalement différentes les unes des autres. Chaque interprète met au monde de nouvelles Variations Goldberg. Et il en est de même pour toutes les interprétations d’autres œuvres musicales.
J’identifie volontiers le lecteur de poésie à l’interprète en musique. Pour moi, le lecteur de poésie (ou l’interprète en musique) n’est peut-être pas tout à fait aussi important que l’auteur – mais presque. Le lecteur selon moi a le pouvoir de donner le sens d’un poème presque autant que celui qui l’a écrit. Je dirais même qu’il arrive que le lecteur porte le sens avec l’auteur, à part presque égale.
C’est dire, dans mon expérience de l’écriture, l’importance du lecteur. Même si « j’ai seul(e) la clé de cette parade sauvage » (Rimbaud), le lecteur a des clés que je n’ai pas. Rien ne me touche plus que de découvrir le sens, caché pour moi, d’un aspect de mon poème. Le lecteur m’éclaire souvent sur moi-même – et quand cela arrive, j’en suis extrêmement touchée et reconnaissante.
I.L. : Parmi toutes les œuvres appartenant à ce que l’on appelle « musique classique » occidentale, apparaît une chanteuse de jazz, Billie Holiday, en particulier pour sa chanson Strange fruit. Pourquoi est-elle seule ?
M.F. : Oui, si ma discothèque intérieure relève surtout de la « musique classique », elle s’est ouverte d’elle-même à l’étoile filante qu’est Billie Holiday, qui m’accompagne dans tous mes recueils ou presque depuis La Troisième main, où elle a surgi comme une évidence. Lorsque je l’écoute, je crois entendre une sœur extrêmement proche de moi. Elle fait partie de cette expérience de la sororité, décisive dans ma vie et ma poésie, au même titre que les poètes-femmes russes Tsvetaeva et Akhmatova, mes « sœurs d’âme », comme je l’ai écrit. Il y a chez elles trois une façon exemplaire de transformer la douleur en invention d’une voix inouïe jusque-là, que ce soit en poésie (Tsvetaeva et Akhmatova) ou en musique (Holiday). Mais j’aime beaucoup le jazz et il est tout à fait possible qu’un jour d’autres musiciens ou musiciennes de jazz entrent dans ma poésie et exigent de moi un poème, comme l’exige encore et toujours la voix de Billie Holiday.
I.L. : Dans La Ballade des hommes-nuages comme dans tous vos livres de poésie, de nombreuses œuvres artistiques (peinture, musique, poésie, cinéma, photographie, danse…) interviennent, mais pas du tout comme dans vos autres livres qui sont des études ou des essais. C’est un peu comme s’ils étaient nécessaires pour mettre au jour les sentiments les plus profonds, pour présenter les événements biographiques les plus intimes avec toutes leurs répercussions. Comment ces intercessions se rendent-elles nécessaires ou indispensables ?
M.F. : Quand des œuvres artistiques entrent dans mes essais sur la poésie ou sur les arts, il reste entre elles et moi une forme de distance. Au contraire, quand des œuvres artistiques surgissent dans mes poèmes c’est toute distance abolie. Dans les livres de poèmes, elles ont pour moi souvent une dimension spéculaire : miroirs d’âme. À travers mes livres de poèmes, c’est souvent l’altérité artistique qui permet de dire le plus profondément l’intimité. Mais c’est peut-être encore plus subtil. La force de présence des œuvres artistiques dans mes poèmes me semble tenir simultanément à une aptitude de l’altérité artistique à dire les événements biographiques intimes et à une capacité de l’altérité artistique à permettre de sortir de soi. Par exemple, dans La Troisième main, le monologue d’Ariane extrait du Lamento d’Arianna de Monteverdi ou le motif de la lettre de Tatiana extrait d’Eugène Onéguine de Tchaïkovski, dans le chapitre Golgotha d’une femme, sont à la fois quelque chose comme des autoportraits vocaux (l’altérité dit l’intimité) et des possibilités cathartiques de sortir de la chrysalide de ma propre identité blessée élargie aux dimensions d’une voix. La présence des œuvres artistiques dans mes poèmes permet alors, selon une alchimie mystérieuse, à la fois une descente au plus profond de moi-même et une sortie salvatrice hors de moi.
I.L. : Dans La Ballade des hommes-nuages apparaît un conte venu de votre enfance, Michka s’en allait dans la neige, qui présente l’histoire d’un ours en peluche qui se donne lui-même à un enfant pauvre. Dans L’ouïe éblouie, votre premier livre en poésie, c’est un homme nommé Michka qui va aider le Renne de Noël. Quel est, pour vous, le vrai Michka ? Le don de soi n’est-il pas aussi le mouvement décisif de votre Orphée ?
M.F. : Le Michka de L’ouïe éblouie est en fait mon père, que ma mère et moi avons appelé ainsi tant j’aimais le conte Michka s’en allait dans la neige. Le nom de Michka lui est resté bien au-delà de mon enfance jusqu’à la fin de sa vie. Ainsi le poème « Feuillages de rires » de L’ouïe éblouie est un poème consacré à mon père. Dans le poème de La Ballade des hommes-nuages, même si je rappelle que Michka était un nom donné au père, Michka devient une figure de mon être profond : figure du don de soi à l’autre malade. Et vous avez raison de dire qu’en ce sens, figure du don de soi, le Michka de La Ballade des hommes-nuages rejoint pour une part la figure d’Orphée telle que je la vis déjà dans le poème « Les larmes d’Orphée » de Connaissance par les larmes.
I.L. : « Alors Michka fit un soupir, embrassa d’un coup d’œil la campagne où il faisait si bon se promener tout seul et, haussant les épaules, levant bien haut ses pattes, une, deux, une, deux, pour faire sa bonne action de Noël, entra dans la cabane, s’assit dans une des bottes, attendit le matin. » (Marie Colmont, Michka – illustrations de Feodor Rojankovsky – Album du Père Castor, 1941)
Vous écrivez, citant cette fin de conte : « C’est à l’écoute de cette phrase que je lévitais en spirales. » Puis-je vous poser une question que j’aimerais vous retourner : « Le destin d’un être se joue-t-il au tréfonds des lectures initiatiques de l’enfance, gisements profonds du sol mental qui vacille ? » (La Ballade des hommes-nuages, p.136)
M.F. : Oui, les lectures de l’enfance - et surtout les contes- sont les fondements de mon être. On est cette fois non plus du côté du père mais de celui de la mère. Comme je le raconte dans La Ballade des hommes-nuages, c’est ma mère qui me lisait tous les soirs, avant le coucher, des contes, surtout des contes allemands. Les contes sont la quintessence de mon enfance et par là même de ma poésie. Rilke a écrit dans les Élégies de Duino : « Glaubt nicht Schicksaal sei mehr als das Dichte der Kindheit » / « Ne croyez pas que le destin soit plus que la densité de l’enfance ». Cette « densité de l’enfance » est aussi faite, pour moi, de la matière des contes, ou plus précisément encore de la matière des contes reçus par la voix de la mère. Mon rapport profond au conte est inséparable de ma relation à ma mère et surtout à sa voix. Mon rapport au conte est, une fois de plus dans mon existence à « l’ouïe éblouie », un rapport d’oreille.
I.L. : À l’opéra, chez Monteverdi, Orphée devient immortel et pourra « reconnaître la beauté des traits » d’Eurydice « dans le soleil et les étoiles ». Chez Gluck, Amour récompense Orphée en faisant renaître Eurydice… Les nombreuses versions musicales du mythe ont souvent été créées à l’occasion d’un mariage et célèbrent l’amour conjugal et les retrouvailles des deux époux. Dans La Ballade des hommes-nuages, Orphée semble vouloir faire revenir son père du royaume des morts et son Eurydice de l’enfer de la folie.
Si, dans Connaissance par les larmes, Orphée semblait échouer, elle réussit, dans La Ballade des hommes-nuages, au moins pour l’aimé-Eurydice. Est-ce un « Triomphe », comme à l’opéra ?
« Orphée dédie ses compositions aux muets qui, nimbés de larmes devenues anonymes dans tous les hôpitaux psychiatriques du monde tiennent serrée dans leurs mains qui crient, la main d’Eurydice perdu. »
Connaissance par les larmes p.160
M.F. : Oui, une fois encore, vous mettez l’accent avec une très grande justesse sur la place cruciale du mythe d’Orphée dans mon écriture. La phrase par laquelle vous condensez les enjeux de La Ballade des hommes-nuages va à l’essentiel du livre : « Orphée semble vouloir faire revenir son père du royaume des morts et son Eurydice de l’enfer de la folie ». Et en effet le poème « Les larmes d’Orphée » de Connaissance par les larmes échoue dans la tâche de ramener « l’aimé-Eurydice » parmi les vivants, alors que La Ballade des hommes-nuages semble davantage y parvenir. Mais, même dans La Ballade des hommes-nuages, c’est loin d’être un « Triomphe » comme dans les opéras de Monteverdi et Gluck que vous convoquez et dont en effet je suis nourrie. La remontée des enfers avec Eurydice reste, dans La Ballade des hommes-nuages, toujours « fragile » et « précaire », comme le souligne l’insistance sur ces mots dans ce livre. La lucidité empêche l’idéalisation des « retrouvailles » qui sont à refonder chaque jour. Je suis par ailleurs marquée certes par l’Orphée lumineux de Rilke mais aussi par l’Orphée ténébreux de Trakl ou de Dino Campana, qui ne parviennent pas à sortir et à faire sortir Eurydice des enfers. Même dans les poèmes les plus heureux de La Ballade des hommes-nuages, la conscience de l’instabilité, de la vulnérabilité et de l’éphémérité de tout travaille l’écriture.
I.L. : Vous pratiquez deux (au moins) écritures très différentes, pour ne pas dire opposées, parfois pour parler des mêmes sujets ou objets : poèmes, peintures musiques… L’une, savante, universitaire, l’autre poétique, déchirée, fragmentaire ou lyrique… Comment passer de l’une à l’autre ? Pouvez-vous les pratiquer dans une même période ou journée ? Ou l’écriture poétique surgit-elle parfois à l’improviste ?
« Y a-t-il dans cette vie de songe et d’effroi
Une fenêtre élevée du haut de laquelle
Je n’ai pas crié en silence : « Saute » ?
Mais je ne saute
Pas. J’écris.
Salto
Dans le vide
De la page.
Pour
Pas
Crever. »
Connaissance par les larmes p.165
M.F. : En effet, j’essaie de mener conjointement l’écriture de poèmes et l’écriture critique. Sans doute n’est-ce possible que parce que l’écriture de poèmes (comme le travail du piano qui lui est consubstantiel) vient de plus loin et a précédé, dès l’enfance et l’adolescence, l’écriture critique. Je préfère les pratiquer séparément mais il y a des moments où cette séparation est battue en brèche. Il peut tout à fait se faire que, alors que je travaille sur une étude critique ou même lors d’un cours à l’université, montent en moi un vers, une formule, un rythme, venus de la poésie, qui frappent avec insistance à la porte de mon être profond et exigent d’être notés, même gribouillés, sur une feuille de papier. C’est dire que l’appel de la poésie est toujours plus urgent, primordial, que celui de la critique. Mais je crois trouver une forme d’équilibre intérieur (ou de déséquilibre fécond ?) dans le va-et-vient des deux écritures, auxquelles peuvent s’ajouter aussi la traduction et l’écriture de scénarios pour le cinéma ou de livrets-poèmes.
I.L. : Dans Giacometti et les poètes, vous citez les écrits du sculpteur : « Une sculpture n’est pas un objet, elle est une interrogation. » Dans quelle mesure peut-on dire la même chose d’un livre de poésie ?
Ou serait-il plutôt, pour cette Ballade, une prière (adressée à qui ?) ?
« Pitié pour ces êtres exclus souffrant l’atroce
Rencontrés dans les dédales de Sainte-Anne
[…]
Pitié pour leurs mères qui les ont mis au monde
Pitié pour leurs femmes jambes
Coupées près des lits de martyres
Pitié pour la poésie qui se penche au-dessus
De chaque lit de détresse crânienne »
M.F. : Oui ma poésie, et même mes essais critiques, ne sont jamais pour moi des réponses mais toujours des questions. Chaque poème (les miens et ceux des poètes que j’aime), je le vis comme une interrogation. Pour moi, un poème qui cesserait d’être une question cesserait sans doute aussi d’être un poème.
En effet, un poème-question peut être aussi parfois un poème-prière, surtout dans mes livres les plus récents et tout particulièrement dans La Ballade des hommes-nuages, où l’invocation « Pitié » est également un souvenir de La Ballade des pendus de Villon, qui est un des intertextes du livre. Mais la prière, lorsqu’elle traverse le poème, reste une question. Il n’y a pas d’adhésion à un Dieu, chrétien ou autre, même si les religions et surtout leurs textes fondateurs me passionnent pour les questions métaphysiques qu’ils posent. Si ces textes (par exemple la Bible) peuvent résonner dans certains poèmes, surtout dans La Ballade des hommes-nuages, c’est essentiellement par le truchement des œuvres musicales qui leur sont consacrées, comme l’épisode biblique de Moïse et Aaron surgit par le biais de l’oratorio Moïse et Aaron de Schönberg, qui est un des fondements de La Ballade. S’il peut y avoir une consubstantialité entre le poème et la prière, c’est pour moi toujours sur le mode de l’interrogation, qui doit demeurer grande ouverte.
M.F. : Chère Isabelle, au terme de ce dialogue, je tiens à vous remercier pour la grande finesse de vos questions, qui témoignent d’une lecture en profondeur de mes livres mais aussi, au-delà, d’une connaissance des enjeux de la poésie moderne et d’une compréhension de la poésie de l’intérieur, par une pratique personnelle perceptible sans cesse en sous-œuvre. Merci beaucoup pour tout cela.
♦Voir aussi sur Tdf ♦