Franco Fortini, Feuille de route,
Traduit de l’italien par Giulia Camin et Benoît Casas
Postface de Martin Rueff
Édition bilingue
NOUS
Lecture d’Angèle Paoli
Portrait de Franco Fortini → source
Dans les « malédictions » comme dans les « vérités »
La naissance de l’amitié de Franco Fortini (né en 1917) et d’Andrea Zanzotto (né en 1921) remonte à 1951. Cette année-là, le poète de Pieve di Soligno (Vénétie) publie son premier recueil, Dietro il paesaggio. Franco Fortini, lui, a déjà publié Foglio di via e altri versi (Feuille de route et autres vers, 1946). Les deux poètes se suivent, dans la lignée l’un de l’autre. Leur amitié ne cessera pas, qui s’appuie à la fois sur les échanges poétiques et les travaux de traductions, mais aussi sur le partage des positions politiques. Ensemble et avec de nombreux autres – journalistes, critiques littéraires, écrivains - ils soutiennent par leurs contributions la revue Quaderni Piacentini créée en 1962 à Piacenza par le critique et écrivain Piergiorgio Bellocchio et par la journaliste Grazia Cherchi. Cette revue à vocation culturelle, destinée aux jeunes générations, a longtemps été une référence théorique et politique de la nouvelle gauche. Comme l’avait été précédemment Il Politecnico, revue d’Elio Vittorini, à laquelle Franco Fortini avait apporté ses contributions.
En 1968, le poète Andrea Zanzotto dédie à Franco Fortini le dernier poème de « La Beauté » (La Beltà, 1968). Intitulé « La Madre-Norma », ce poème dans lequel s’exprime un « je » qui s’affirme dans ses modes et ses choix poétiques
– « chaque fois je poémise et je me poémise pour toute chose et ensemble » –
s’adresse soudain de manière exhortative à un autre. À cet alter ego, il enjoint de faire de même :
« Va par la claire liberté,
libère le serein, la pâture
des collines possédée à la mesure
d’une figurable nature
relève « les raccords et les rimes
de l’abject avec le sublime »
et la mère-norme »
Associer « l’abject avec le sublime », telle fut la voie que Franco Fortini choisit de suivre dès la composition de son premier recueil, prenant ainsi d’emblée ses distances avec l’hermétisme poétique florentin dans lequel baignait le panorama littéraire de l’Italie de la fin des années 1930, début 1940. Hermétisme auquel Zanzotto, était resté très attaché et qui donna naissance à une langue polyphonique. Fortini retient du poète de Météo, la nécessité d’un arc tendu entre les extrêmes - du trivial au sublime – héritée de Dante.
Cette nécessaire assomption des contradictions est pour Fortini choix de vie et acte d’écriture. Volonté d’engagement de la poésie et tension extrême vers une hauteur inaccessible. Ainsi le poète exprime-t-il encore cette tension, presque trente ans plus tard, dans les pages, écrites au cours de l’été 1967, à la suite de la « guerre des Six jours » :
« Discipliner la mimique, exhiber – résolue dans sa mort formelle - la marque de la suggestion ancienne, imiter dans le même temps la violence et la plainte de la violence subie. C’est cela, je crois, que j’ai cherché à faire avec mes vers… » (Les Chiens du Sinaï) *
Première œuvre poétique de Franco Fortini, Feuille de route a été publiée en 1946. Le jeune poète, né à Florence en 1917, est alors âgé de vingt-neuf ans. En amont, il a été confronté, physiquement psychologiquement et moralement, à la tragédie de la Seconde Guerre Mondiale. C’est sans doute l’écriture qui l’a aidé à surmonter l’épreuve. Appelé sous les drapeaux en 1941, Fortini se réfugie en Suisse vaudoise en 1943 ; puis, l’année suivante, de retour en Italie, il participe à la Résistance en Valdossola. C’est au cœur de la tourmente qu’il écrit les poèmes de Foglio di via. Avec ce premier recueil, le poète signe son entrée dans l’écriture.
Emprunté au vocabulaire militaire (« bassa di passaggio »), le titre Foglio di via fait de Franco Fortini un poète-soldat. Ici, dans ces pages, le document militaire qui va le suivre en campagne se change en un recueil de poèmes qui ancre d’emblée le poète, par sa voix atypique, parmi les plus grandes voix de la seconde moitié du vingtième siècle. Celles de Pasolini, Montale, Sereni, Luzi, Caproni, Zanzotto… Avec toutes les nuances - voire les divergences – propres à chacun d’eux.
Composé de trois sections - "Les Années", "Élégies", "Autres vers" – le recueil s’inscrit dans une double posture : le relatif à l’histoire et au collectif d’une part, la lyrique amoureuse, intime et personnelle de l’autre. L’ensemble des poèmes porte la marque des années de guerre. Soit de manière explicite, soit de façon plus allusive. Mais d’un bout à l’autre du recueil la visée est la même. Sous une écriture qui semble adopter un style classique très soutenu, se cache sans doute la volonté de subvertir le langage.
Le poème d’ouverture de la première section – « Les Années » - surprend par la prise de position radicale du poète vis-à-vis de Florence, sa ville natale. Dont l’on peut supposer qu’elle est marquée du sceau du fascisme, un choix politique qu’exècre Fortini. Déclarée « ville ennemie », Florence est lieu de conflit personnel dont le poète n’a plus rien à attendre, sinon « angoisse » et « deuxième mort ». L’allusion à la ville ennemie revient hanter le poète dans « De Maiano », poème des « Élégies » :
« Maintenant que le soir émaille les feux
Des astres et les lueurs de la ville ennemie » …
Et à nouveau, à la fin du poème :
«… - et ne souhaite pas
Le bonheur de ces jours vils, le sommeil mort
Qui maintenant accable ma ville ennemie. »
Nombre de poèmes de la première section sont datés et portent le nom du lieu qui est à l’origine du poème. "Italie 1942"/ "Varsovie 1939" / "Varsovie 1944"/ "Valdossola 6 octobre 1944" / "Bâle 1945". D’autres évoquent en titre l’idée du collectif : "Militaires" / "Chœur des déportés" / "Chant des derniers partisans" / "Manifestes". Mais dans chaque poème se dit le rapport de l’individuel au collectif, du poète à l’autre.
« Nous conduirons les pas de nos enfants
Sur la terre, plus légère depuis ta mort… » dans « Pour un camarade abattu »
Ou, dans le poème « À une ouvrière milanaise », ces vers :
« En te regardant s’humilie en nous un triste
Esclave tyran et l’espérance est entière… »
Dans « Militaires », le poète, soucieux d’associer les contraires - la vie qui se poursuit au cœur de la tragédie de la guerre, le collectif et le singulier - évoque les morts qui gisent dans les rues puis interpelle un soldat qu’il invite à venir boire un verre dans une taverne :
« Dans les villes à cette heure on cherche les corps vifs
Serrés sous les éclairs rudes des signaux.
Mais nous on rit. Tout est noir déjà. Reste
La neige bleue sur les toits. Camarade, ce soir,
Seront plus doux, au chaud, à ‘l’aigle noir’,
Les cris, le vin et les cartes napolitaines. »
Cette cohabitation des contraires est peut-être pour le soldat, confondu avec d’autres dans un destin qui le dépasse et l’annihile en tant qu’individu, un moyen d’affronter sa propre déshumanisation. Laquelle se lit par exemple dans les quatre vers du poème « Obscurcissement » :
« Sous les vasques violettes des lampes
Lourde de condamnation marche une foule d’esclaves
Où rongés pour eux de haine et d’amour
Nous passons tous les deux la tête haute. »
La réalité historique et politique de son époque a sans doute modifié en profondeur le regard de Fortini sur la vie et sur le monde. Malmené par les persécutions raciales, Franco Fortini – de son vrai nom Franco Lattès, Fortini est d’origine juive par son père - l’est aussi par la confrontation avec les combats.
De ces tourments, la première poésie du florentin porte la trace. Ici, impossible de lire dans ces vers la moindre exaltation héroïque. Nulle vision idyllique ne vient glorifier le récit des combats. Dès le poème d’ouverture du recueil, le regard du poète sur le monde qui l’entoure est noir. Quelque chose d’irréel se vit et se dit, entre sommeil et veille. Quelque chose de sombre et de désenchanté qui rend le poète étranger au monde. Pris dans ses propres doutes et ses perceptions contradictoires, le poète s’interroge. Ainsi de ces vers extraits du poème liminaire du recueil :
« Et tu ne sais pas ce que tu entends ensuite, si tu écoutes
Venant des rues de neige en fuite un chant ou un vent.
Ou si c’est en toi que se propage et parle ta source
Sombre, ton onde vague du rien. »
C’est étrangement dans le troisième volet du recueil que se trouve le poème éponyme « Feuille de route ». Dans ce poème d’ouverture, un dizain en vers libres, le poète décrit le cheminement en contre-plongée d’un point à un autre, depuis « cette hauteur » jusqu’ « au fond de la vallée ». L’évolution dans l’espace, martelé par le « donc » anaphorique en début de strophe, se fait aussi par l’intermédiaire des pronoms personnels : du « on » initial indéterminé au « nous » collectif, puis à la « foule » et aux « amis ». Le poète est témoin d’une réalité d’étrangeté qui enveloppe d’autres que lui. Mais cette réalité est perçue au travers du prisme de sa sensibilité particulière à la nature qui l’entoure :
« Et avec le vent dans les cheveux tombe le soir. »
La présence de la guerre est implicite, qui prive de mots et de sentiments. La nature comme les hommes sont meurtris et portent les stigmates de l’épreuve.
« La feuille de route », document qui accompagne le soldat isolé, devient viatique pour rencontrer d’autres hommes, perdus eux aussi dans un événement qui les dépasse. Le poème se clôt sur le mutisme et l’incompréhension :
« Où une foule se tait et les amis ne se reconnaissent plus. »
Avec la section des « Élégies », le poète semble renouer avec la tradition latine de l’Antiquité. Fortini en déploie dans ces quelques poèmes la palette, en instaurant le dialogue entre le « je » et le « tu » ; en accueillant la lyrique amoureuse ainsi que la confidence et la plainte. Voire, la mélancolie.
Ainsi de la première élégie « Si tu savais ». Qui déroule sur quatre vers l’expression de la souffrance et de la consolation. Ailleurs, le poète revient en arrière sur un passé lié à l’enfance, un passé antérieur aux années de guerre, dont il semble regretter la lumière. Et une forme d’espoir :
« Comme quand enfant au-delà de mes collines
Je guettais avide le premier rayon
De soleil… » (« De Porto Vivitanova »)
Le poème final, qui emprunte son titre à une ode d’Horace (« Vice veris »), remet le printemps à l’honneur. Le poète assure ainsi une transition avec les poèmes précédents où sévissaient l’hiver, son âpreté et sa noirceur. Pas seulement la transition saisonnière entre novembre et avril mais aussi une sorte de libération mentale qui n’exclut cependant pas la crise personnelle d’une âme tourmentée.
Sous le titre vague de la dernière section, « Autres vers », rassemble des poèmes plus tardifs, plus difficilement identifiables dans leur facture et dans l’élucidation des thèmes qui les relie. On y retrouve cependant à la fois l’expression lyrique des « Élégies » et le rapport étroit du personnel au collectif. Les deux dimensions constitutives de l’art poétique de Fortini. Ainsi du poème « Strophes » dans lequel le poète module ses pensées, prises entre souvenirs et projections dans le futur, par une ponctuation soutenue et des interjections « nobles » :
« […] Ô mes compagnes
Là-bas avec les soirées
Dans les villes lointaines rouges de dômes
Là où vous êtes passées,
Souvenirs de la terre, nous descendrons. »
Vient se joindre à ce mode d’expression personnelle le sentiment permanent pour le poète de son étrangeté existentielle. Et cela a quelque chose à voir avec le judaïsme originel du poète. Dans la « Lettre » qu’il adresse à son père déjà disparu, Fortini confie les tourments qui le lient à lui pour toujours. Tourments issus de souvenirs précis, inscrits dans une généalogie douloureuse conflictuelle constitutive d’un même destin. Dans son dialogue empli d’amour et d’émotion, le poète s’adressant à son père dit haut et fort ce que celui-ci a toujours tu, au plus secret dans sa conscience. Le poème épistolaire dit toute la force d’un drame intérieur dont il sera impossible de dénouer l’héritage. Dans les « malédictions » comme dans les « vérités ». Par le choix d’un langage poétique marqué par sa judaïté originelle, Fortini prend le parti de la veine paternelle, laissant peut-être derrière lui l’héritage de"la mère-norme".
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Note de l'éditeur :
-Feuille de route- est le premier livre écrit par Franco Fortini. Publié en 1946, il fut immédiatement salué par la critique, et s'imposa comme un classique de la modernité européenne.
-Feuille de route- se confronte à la réalité la plus âpre. Restitution fragmentaire d'une errance et d'une cartographie, on y suit le parcours d'un soldat, d'un partisan.
C'est une traversée de la Seconde Guerre mondiale, incarnée, subjective, mais à la dimension générale.
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Source Il naît à Florence le 10 septembre 1917. Diplômé en droit et en lettres, il travaille dans le département publicitaire d’Olivetti à Milan de 1949 à 1953. Il devient par la suite conseiller éditorial d’Einaudi à Turin, puis enseigne dans diverses écoles supérieures avant d’occuper, à partir de 1971, une chaire d’Histoire de la critique littéraire à l’Université de Sienne. Il participe à l’élaboration de nombreuses revues parmi lesquelles Il Politecnico ― en collaboration avec Elio Vittorini ―, la revue européenne Arguments ― en collaboration avec Edgar Morin et Roland Barthes ―, Officina, Quaderni piacentini, Ragionamenti et Paragone. Il écrit également dans divers quotidiens de la presse italienne. Fortini est aussi reconnu comme traducteur de Proust, Éluard, Brecht (que Fortini a été le premier à traduire), Goethe, Flaubert, Gide et Simone Weil.
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