Olivier Rolin, Vider les lieux, Éditions Gallimard 2022,
Lecture d'Angèle Paoli
"Une écriture-madréporique"
Même si un déménagement n’est qu’une « fin du monde au petit pied » (Michel Leiris, Biffures), il n’en est pas moins une expérience contraignante et parfois douloureuse. C’est d’une semblable expérience que l’auteur d’Extérieur monde fait le récit dans Vider les lieux. Le titre - dans son injonction familière - semble porter en lui, de manière implicite, et la douleur et la contrainte. En effet, dès l’incipit, Olivier Rolin évoque les conditions incontournables auxquelles il est soumis, sommé de déguerpir, de faire place nette, de débarrasser le plancher. Et, si jamais il lui prenait l’envie de résister ou de s’opposer, cela pourrait se faire manu militari. Voilà donc le narrateur-auteur confronté à cette longue épreuve qui va consister à mettre dans des cartons les milliers de livres acquis tout au long de sa vie et d’effacer ainsi toute trace de son passage dans ces lieux. Des lieux qu’il a aimés, attaché qu’il était aux rencontres qui furent les siennes durant plus de trente-sept ans. Et à l’histoire littéraire qui les avait irrigués. Il est vrai qu’Olivier Rolin n’habitait pas dans un quartier de Paris anonyme. Il avait accès, presque de ses fenêtres, « du côté des numéros impairs » de sa rue, aux « Amis des livres » d’Adrienne Monnier ; et, côté pair, aux anglo-saxons, fréquentations de Sylvia Beach et de sa célèbre librairie « Shakespeare and Company ». D’un côté les français, Apollinaire, Breton, Aragon, Soupault, Gide, Cendrars, Michaux, Larbaud, Leiris… ; de l’autre Natalie Clifford Barney, Ezra Pound, Djuna Barnes, T.S. Eliot, Hemingway, Scott et Zelda Fitzgerald… Et Joyce, bien sûr, « le Grand Héron, vrai roi des deux rives de la rue de l’Odéon ».
Ainsi le décor est-il planté. Rue de l’Odéon. L’ombre des Révolutionnaires, Danton, Marat, Desmoulins, ses poètes et ses artistes, ses squatters et ses habitués, ses originaux et même son coiffeur Luc Rizzo. Ses librairies et ses bars. Un décor très passant, très célèbre, très animé par les personnalités étonnantes qui ont marqué une partie du XXe siècle. De ses fenêtres, Olivier Rolin regarde encore, prend d’ultimes photos, arpentant encore une fois, à la manière des « anciens zeks », son vieil appartement dont la construction est antérieure à la Révolution Française, notant sur un carnet des impressions, des souvenirs, avant de vider les lieux, définitivement. Et l’on sent bien que ce moment est crucial, marqué par la présence de la mémoire et la prégnance des livres. Le récit qui prend forme sous la plume d’Olivier Rolin est celui de « la fin d’un monde », (le sien propre mais pas uniquement, celui de ses contemporains), dont seule l’écriture permet de garder (sauvegarder) la trace. Une trace sinueuse, comme la pensée vagabonde de l’auteur et comme son écriture. Comme ses lectures et comme ses voyages. Car Vider les lieux est un voyage. Un voyage aux entrées multiples. Voyage à travers le temps et l’espace, voyage à travers les livres, lus, relus, annotés, aimés. Voyage dans l’écriture, dans un moment où l’auteur - comme nombre de ses lecteurs et lectrices-, a été acculé à l’immobilité. Certains des livres mis en cartons seront vendus ; d’autres, sauvés de la dispersion et de l’exil, trouveront peut-être un nouveau lieu dans lequel continuer à vivre. Sans doute leur présence consolera-t-elle plus tard l’écrivain dont la mélancolie et le désarroi sont perceptibles.
« Ma pensée est souvent sinueuse : mais c’est aussi ce que j’essaie de raconter à ma façon – l’histoire d’un déménagement, s’il faut le résumer en deux mots – est une lutte contre un adversaire sans queue ni tête, une hydre sans cesse renaissante à mesure qu’on croit être sur le point d’en finir avec elle… »
Non dénué d’humour, le récit, construit à la manière d’un jeu de piste, sur les nombreuses digressions qui gagnent aussi les parenthèses – expansions du récit principal, tentacules qui enveloppent tout autant que celui-ci et qu’il faut lire avec la même attention – est à lui seul un voyage. Labyrinthique, qui égare parfois le lecteur et exige de lui qu’il rebrousse chemin, en amont de la parenthèse, qu’il repasse par différentes balises, perdues de vue en cours de lecture.
(« Je me demande si Gilbert fut amené à rencontrer sous les tropiques Eric Blair, le futur George Orwell, qui dans les mêmes années vingt était officier de l’Indian Imperial Police en Birmanie…. Peut-être après tout ce genre de hasard n’intéresse-t-il que moi… »)
Des parenthèses qui sont aussi le lieu où l’auteur se livre, livre ses réflexions sans retenue, comme elles lui viennent à l’esprit, avec une franchise qui surprend et qui fait sourire.
Voyage pluriel donc, suivant une trajectoire spatio-temporelle sinusoïdale qui ne tient compte d’aucune chronologie particulière, si ce n’est celle qui a trait aux surgissements imprévus servis par la mémoire. Il suffit de se laisser porter/ emporter d’un livre à un autre, d’un extrême à l’autre de la terre, de se laisser guider par le temps dont il est aisé de perdre le fil. Le présent du déménagement s’efface pour laisser place au temps d’avant, d’avant l’immobilité et l’assignation à résidence, au temps des déplacements au long cours dans la lenteur des trains de l’ex-URSS ou d’ailleurs. Et si les pays et les paysages, les souvenirs et les personnes qui leur sont attachés défilent sous nos yeux avec autant de force, c’est sans doute parce qu’Olivier Rolin a pris soin, le plus souvent, de noter sur la page de garde, la date précise et le lieu où il s’est procuré l’ouvrage, le pays qu’il a traversé en compagnonnage avec lui. Le livre, compagnon inséparable de l’écrivain. De sorte qu’en cours de lecture les frontières s’effacent, brouillant les pistes temporelles et l’on passe en quelques pages de Dallas 1983, où Rolin se rend pour assister au lancement mondial d’un best-seller de Ken Follett – On Wings of Eagles - à La Mort en Arabie (Thorkild Hansen), que Rolin lisait en 1993 sur un « ferry saoudien » qui l’« emportait de Suez à Souakim, au Soudan ». Dix années se sont écoulées entre 1983 - date d’emménagement de l’auteur dans son appartement de la rue de l’Odéon, date également de la publication de son premier roman – Phénomène futur- et 1993, date de la publication de L’Invention du monde.
Un titre de livre en appelle un autre, et le récit s’étoile au gré d’autres voyages et d’autres souvenirs, d’Aden Arabie (Nizan) aux Trésors de la mer Rouge (Gary) et à La lumière qui s’éteint (Kipling). Les objets rapportés des voyages ont aussi leur place dans le déroulement du récit et le rapport qu’ils entretiennent avec la mémoire de l’auteur :
« C’étaient ces souvenirs que me rappelaient le Stetson posé sur la terre poussiéreuse du curé de plâtre. En chaque objet sont enchâssés des lieux, des visages, du temps passé. Mon propre visage de l’époque, sans rides, ni poches sous les yeux, crêté d’une tignasse brune. Un espace aussi clos qu’un appartement enferme une multitude de lieux du monde, de moments de nos vies qui sont advenus au sein de leurs paysages… »
Ainsi passe-t-on du Stetson de Dallas au poignard yéménite rapporté d’Aden que l’auteur imagine avoir appartenu à Rimbaud l’abyssin ; et de Rimbaud l’on rebondit sur le roi Ménélik puis sur Lawrence d’Arabie et sur le roi Fayçal.
Les exemples foisonnent de cette « écriture-madréporique » dont Sebald est, dans la littérature du XXe siècle, l’un des exemples les plus frappants :
« J’aime, et de plus en plus en vieillissant, me semble-t-il, par opposition aux livres qui poursuivent une idée fixe, les livres madréporiques, infiniment ramifiés et laissant le lecteur à chaque fois au bord d’un nouveau champ imaginaire, vite laissé (mais pas oublié) pour passer à un autre (à « sauts et à gambades » à la façon de Montaigne). Il n’est pas une page des Anneaux de Saturne qui ne me renvoie à d’autres horizons que ceux de l’East Anglia, d’autres livres encore que ceux qu’évoque l’auteur. » …
Ainsi, tout comme Sebald, Rolin passe-t-il d’un univers à un autre, oubliant presque que le temps est venu de boucler et les livres et les voyages. Mais le souffle de l’écriture reprend ses droits et Vider les lieux se termine sur des pages sublimes consacrées aux phares dans la littérature (et dans la peinture), ramenant avec eux d’un seul trait avec les ports du Lorrain, les paysages de Vermeer et les lumières de Turner, tous les récits de la mer - Jean-Pierre Abraham, Victor Hugo, Virginia Woolf, Robert Stevenson, Rachilde, Tchekhov et de Joyce.
« On en revient toujours à Ulysse. »
Encore et toujours.
« On est le 16 juin, cent seize ans exactement après le jour dont Buck Mulligan, élevant son bol à raser comme un calice, salue la naissance sur la baie de Dublin, et qui s’achève tard dans la nuit au numéro 7 d’Eccles Street dans le lit où Leopold et Molly Bloom sont couchés tête-bêche, celle-ci soliloquant. C’est le hasard qui veut ça, je n’en ai pas fait exprès, mais ça tombe bien. »
Il faut bien se résigner à quitter les lieux et à fermer le livre. Pas avant cependant de revenir en arrière sur cette phrase quasi proustienne qui inaugure le final du récit :
« Voilà qu’un souffle d’air salin s’engouffre entre les façades du dix-huitième siècle, la rumeur ressassante du ressac s’impose au bruit de la circulation, la rue avec ses corniches, ses moulures, ses arcades, ses balustres (et mes deux fenêtres là-dedans) plonge vers un paysage fantastique, urbain et maritime… »
Éblouissant Rolin, capable de tenir en haleine d’un bout du récit à l’autre, et d’émouvoir, avec une écriture qui n’entre dans aucune case littéraire précise. Ni poésie, ni nouvelle, ni conte, ni roman. Du grand art, en somme. Qui signe la fin d’une époque riche, multiple, saisissante. Mais sans doute pas la fin d’une grande écriture.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
OLIVIER ROLIN ( PH: droits réservés )
Voir aussi sur Tdf : -Olivier Rolin , Extérieur monde- → par Bernadette Engel-Roux