<<Poésie d'un jour
" Énée portant Anchise" Eugène Delacroix, environ 1815
Carnet d’hôpital
(Soliloque)
Maladie :
révélateur Photographique de ce qu’est
La condition humaine à nu ?
SUPPLIQUE AU PÈRE MORT
Venisti
Avoir au profond du crâne mémoire d’Énée
Descendu aux enfers pour revoir son père mort.
Hantée par le rugueux livre six de L’Énéide
Descendre chaque nuit d’insomnie à la recherche
Du père mort. Qui d’autre pourrait m’aider
À trouver le mot qui manque ? Me mettre au moins
Sur le chemin ? Mais descente est rude. Longtemps
Impraticable. Interdite ? Tomber. Tomber encore.
Tête brûle de tant chercher et descendre à pic.
Parvenir enfin une nuit rougeoyante au royaume des morts
(Mais n’est-ce pas un songe ?)
Trouver le père occupé à tailler une rose
Dans sa propre chair. La reconnaître aussitôt :
C’est la rose du Rhin qu’il a essayé
De faire éclore toute sa vie entre la France
Et l’Allemagne. « Die Rose am Rhein. »
Avoir dans l’oreille les mots par lesquels Anchise
Mort a accueilli son fils Énée descendu aux enfers :
« Venisti tandem ! » « Tu es venu enfin ! »
Aurais tant aimé que le père m’accueille
Par cette formule en français ou en allemand :
« Endlich bist du gekommen ! » Hélas
Rien. À ma vue le père ne dit rien. À ma demande
Du mot qui manque le père ne dit rien non plus.
Lui parler très bas : « Père aimé tu as été si souvent
Muet dans ta vie. Ne le sois pas dans ta mort. Suis
Venue de très loin pour te revoir enfin. Te dire mon
Amour. Te demander de m’aider à trouver le mot
Qui manque. Pour sauver celui que j’aime.
Je t’en supplie. Réponds-moi. Je t’en supplie. »
Mais le père me regarde sans répondre. Pas
Un mot. Le savoir pourtant. Toute sa vie
Le père a été un Sisyphe. Il avait une énorme
Pierre sur la langue qui l’empêchait de parler.
Il a passé sa vie à essayer de soulever cette pierre
Et de la faire sortir de sa bouche. Mais la pierre
Glissait à chaque fois dans la gorge jusqu’au
Tréfonds de l’œsophage. Serais-je descendue
Jusqu’à lui au royaume des morts pour découvrir
Que même dans la mort il est resté muet ? Même
Dans la mort ? Ou n’est-ce qu’avec moi qu’il est ce mort
Muet ? Souffrant dans tous les os tenter alors
D’étreindre de mes bras ouverts le père
Mort Mais ne pas y parvenir Son corps
Mort toujours m’échappe L’étreinte
Impossible dans la vie l’est-elle aussi dans la mort ?
« Par trois fois Énée tenta d’entourer de ses bras le cou de son père ;
Par trois fois en vain il a saisi l’image qui lui échappe des mains,
Telle une brise légère, et très pareille à un songe qui s’envole. »
« Par levibus ventis volucrique simillima somno. »
Tandem
Carnet d’hôpital
(soliloque)
On dit : « Toucher le fond »
Mais y en a-t-il seulement un
« Fond » quand tout s’effondre ?
Michèle Finck, « I, Catabase » in La ballade des hommes-nuages, Éditions Arfuyen 2022, pp.67,68,69,70.
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M I C H È L E F I N C K
Image, G.AdC
■ Michèle Finck
sur Terres de femmes ▼
→ Connaissance par les larmes (lecture d’AP)
→ [Chostakovitch, Tsvetaïeva, Akhmatova] (poème extrait de La Troisième Main)
→ La Troisième Main (lecture d'Isabelle Raviolo)
→ Pitié (poème extrait de L’Ouïe éblouie)
→ [Cette fois nous parvenons à travailler] (poème extrait de Poésie Shéhé Résistance)
→ Sur un piano de paille (lecture d’AP)
→ Variation 9 :: À Glenn Gould 1981 (poème extrait de Sur un piano de paille)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Arfuyen) une notice bio-bibliographique sur Michèle Finck
→ (sur le site des éditions Arfuyen) une page sur Connaissance par les larmes de Michèle Finck
■ Voir | écouter encore▼
→ (sur Terres de femmes) 22 septembre 1962 | Sortie de Mamma Roma (Pier Paolo Pasolini)
→ (sur YouTube) la séquence finale de Mamma Roma =>