Jean-Charles Vegliante, Territoires de Philippe Denis, La ligne d'ombre, 2021,
...être nuage puis s’effilocher...
D’un poète l’autre, Territoires croisés,
Ces derniers mois ont été marqués - en ce qui me concerne - par la découverte du poète Philippe Denis. En juin dernier, Antoine Jaccottet m’avait fait parvenir Chemins faisant, anthologie poétique parue en avril 2019 aux éditions du Bruit du temps. En novembre, alors même que le poète vient de mourir, je reçois un petit opus intitulé Territoires de Philippe Denis. Un tel titre n’est-il pas une invite à arpenter, « selon un cadastre neuf, un paysage dont l’horizon n’a cessé de bouger avec le regard que l’écrivain nomade a voulu toujours porter sur ses variations infinies ? » La réponse semble évidente pour Jean-Charles Vegliante, auteur de cet ouvrage.
Modeste par sa taille, ce livre est dense par son contenu. Et passionnant. Depuis que j’ai ce livre en main, je relis les poèmes de Philippe Denis à la lumière de la lecture, très riche et très ancienne, de Jean-Charles Vegliante. Lecture croisée, faite de retours en arrière, de bonds en avant, de pauses et de reprises. C’est un véritable cheminement, élaboré selon des tracés complexes, auquel ces deux livres devenus inséparables pour moi, me convient. Car le poète et traducteur italien aborde les "territoires de Philippe Denis" à travers le prisme de son immense culture, qui inclut celle des poètes italiens. Mais pas seulement. Et l’on ne s’étonnera nullement de rencontrer au passage Dante, Leopardi et Zanzotto, Palazzeschi et Ungaretti, Sereni, Fortini ou Raboni… Mais tout autant Rimbaud ; et plus près de nous André Du Bouchet – à qui est dédié Cahier d’ombres – Jacques Dupin et Yves Bonnefoy. Poètes à qui l’on doit la création, en 1967, de la revue L’Éphémère, laquelle accueillera des poèmes de Philippe Denis. On croisera également John E. Jackson à qui l’on doit la préface de Chemins faisant et qui souligne dans ces pages « la force existentielle » qu’exerça à sa parution en 1974 la « parole » de Cahier d’ombres, son « mélange de force et de pudeur ». On ne s’étonnera pas non plus de rencontrer Emily Dickinson, dont Philippe Denis a traduit pour les éditions de La Dogana (2020) Cent-dix-sept poèmes. Un travail qui est recherche d’une « adaptation – ardue, respectueuse, passionnée – et non d’un effort appliqué de calque. » Une quête de ce que le poète « nomme "entrechoquement " entre langue originale et langue poétique de destination ». Chemin faisant au cœur du labyrinthe dans lequel nous entraîne, à sa suite, Jean-Charles Vegliante, nous découvrirons l’intérêt de Philippe Denis pour les maîtres du haïku tels que Bâsho, Buson, Issa, Shiki. Rien d’étonnant à cela. Le poète français ne partage-t-il pas avec les poètes japonais, ce goût de « l’épure » et de « l’élagage » qui conduisent à l’« effacement du je » ?
Répartis en huit chapitres brefs et 58 pages, les Territoires de Philippe Denis n’en sont pas moins étonnants et complexes. Il s’agit pourtant, comme le précise le poète italien dans son « avant-propos » de « notes prises au vol… ». Lesquelles résultent d’un « long cheminement de quelques années à travers les recueils de ce poète, entre le dernier tiers du siècle dernier et aujourd’hui… » Avec, au fil du temps et de l’écriture en marge des poèmes, « des observations éparses sur le chemin parcouru. » Autant dire que Jean-Charles Vegliante se gardera de faire de sa lecture un essai scrupuleusement bâti sur la chronologie. Il adopte au contraire à travers les œuvres et les extraits qui les accompagnent une libre pérégrination. Qui fait de ce petit livre, davantage qu’un essai, « un poème critique ». De haute exigence. Comme la poésie qui l’inspire.
Tout commence dans ce livre avec une délicieuse page, inattendue, vive et colorée où le « le flâneur » d’un marché de la poésie imaginaire serait soudain happé par un exemplaire de Cahier d’ombres, dans sa version originale de 1974, parue au Mercure de France.
Curieux, le flâneur s’arrête et feuillette. Il se livre à une première approche. Tactile et visuelle. Les poèmes sont brefs, les strophes souvent courtes, les blancs nombreux. Et la page aérée. Il ne faut pas s’y tromper. Cette apparente concision n’est pas synonyme de facilité. Bien au contraire. Le poème d’ouverture de Taire la langue annonce l’exigence et l’aridité de l’entreprise poétique et pose la première pierre, celle de la douleur. Douleur « indépassable d’être né « ; douleur tout aussi indépassable d’être destiné à mourir.
« Où la douleur,
seule, me crée
j’avance…
je note des cris,
je me sépare
de ce qui sépare… » (« Est-ce un signe » ?)
Il est temps de pousser les « portes de corne et d’ivoire » et de pénétrer plus avant. Jean- Charles Vegliante n’a pas de mal à s’en persuader, lui, pour qui d’emblée, la poésie de Philippe Denis, s’impose comme une évidence. Elle est « l’éternelle perle » ; celle qu’en connaisseur il aspire à trouver. Dans un chapitre intitulé « Une parole neuve », Jean-Charles Vegliante, examine de plus près les éléments frappants qui constituent la première section de Cahier d’ombres. À commencer par sa structure, qui évoque un parcours et dessine, de manière sous-jacente « le déplacement du jour et de son « ombre ». Lente progression de l’invisible vers l’ouvert. Du « secret de la terre » à la sortie vers la vie :
« Je sors de terre,
partout,
comme ces graines [… ]
Je remonte le cours salin
des sèves… »
Le sentier est ardu pour celui qui avance à la manière du « ver, aveugle dans le bois », et qui nécessite de faire silence pour arriver jusqu’à la page. Commencer par « Taire la langue » car
« Les paroles ont remplacé les pierres,
le vent, au milieu du champ. »
Alors peut-être quelque chose adviendra-t-il, qui prendra corps dans l’écriture :
« Funambule
sur la page –
patiemment
entre deux vides
je couds
une ligne
qui me rejoindra
où je me suis oublié » (« Ce que je parcours »)
Mais cette écriture, comme le souligne Jean-Charles Vegliante, se tiendra à l’orée, en équilibre sur la lisière, dans une brièveté qui va de pair avec l’effacement du « je ». Une manière de voir le monde, un po’ di sbieco*, dans ce qu’elle offre de prise avec la réalité. Comme tenue à distance. Le monde, lui, se dérobe, vide de signe, qu’il faut parvenir à emplir, malgré tout. Ainsi des poèmes de la section Carnet d’un aveuglement. Lequel s’ouvre sur ces vers :
« Sphère, sphère –
ce monde double – je le parcours
sur un pli,
des lumières le jalonnent, font route
comme nous –
qui n’avons pour origine que le tremblement
gris de l’élément. » (Les Cendres de la voix )
Cette interrogation constante sur le vide peut-elle donner naissance à une œuvre, qui sera, comme toute chose, livrée à l’éphémère? Étonnamment dégraissée, l'œuvre s'amenuise, évolue vers l’aphorisme et se réduit à l’essentiel. Comme ces quelques sentences étonnantes relevées dans « Rabiot » qui résument l’état d’esprit du poète :
« Chercher un début à nos commencements, nos fins sont périssables. »
Ou bien : « Je ne suis pas homme qui rechigne à passer un coup de balai sous ses phrases. »
Ou encore :
« … un livre dont il me reste à rassembler les vertèbres, et dont je singe, sur ma table, les reptations. »
Et plus bref encore, le mystérieux « N u a g e – mot sans gêne. » (in Si cela peut s’appeler quelque chose)
De sorte que la fréquentation des poètes japonais tels que Masaoka Shiki, la pratique du haïku, sa traduction - comme celle des poèmes d’Emily Dickinson, -s’impose d’elle-même à un poète tel que Philippe Denis, en quête d’épure.
De « ce poète de peu de mots essentiels », - à la « méditation contenue », à « leur décence au seuil d’un vide signifiant, presque extrême oriental », - Jean-Charles Vegliante évoque d’autres recueils - Revif (Maeght éditeur, 1977), Pierres d’attente (Condeixa- a-Nova (La Ligne d’ombre, 2019) - ; mais aussi nombre d’autres qui font désormais partie de « l’anthologie raisonnée » Chemins faisant. Notamment les Églogues et les « Trois poèmes revisités » que l’on peut lire dans Si cela peut s’appeler quelque chose, dernière section du recueil publié par Antoine Jaccottet. Certains de ces poèmes ne sont pas sans évoquer la poésie de poètes italiens chers à Jean-Charles Vegliante. Giovanni Pascoli. Ou Eugenio Montale.
Ainsi de ces vers :
« Quand on est sur le chemin, on
ne voit pas que l’on est sur le chemin
et,
le chemin ne s’en aperçoit pas.
Pour m’en assurer, je reviens sur mes pas » (in «Douze bagatelles »).
La voix de Philippe Denis est, dit-il, une « voix poétique discrète », non dénuée d’humour, « puissant encouragement pareil à un " nous sommes là" têtu », emprunté à Eugenio Montale.
Dans ce cheminement, l’on trouvera parmi d’autres sillons celui qui accueille « l’éternel désir de la nomination, qui souvent pousse à écrire, obstinément… »
Mais dans cette obstination à dire le monde, les objets qui le composent et ce que le regard en perçoit, il y a toujours plus. Une empathie qui dit aussi ce qu’est le poète :
« Petite fleur fripée enfouie dans son
parfum. Un lapsus, en vérité, pour
l’insaisissable réel !» (in Nugæ )
Nomade, marcheur, vagabond le poète s’arrête, contemplatif :
« Je m’arrête pour laisser le paysage
reprendre souffle. » (in Nugæ)
Nugæ ? Des bagatelles ! Des riens. Sur la page, ces phrases brèves, en forme d’aphorismes. Rien ? Non ! Peu de choses sans doute mais des vérités qui s’imposent et bouleversent, tant elles sont poignantes. Comme celle-ci, très douloureuse :
« Il m’est arrivé de me cogner contre l’horizon.
Je ne connais pas d’autres heurts. »
Ou celle-ci :
« J’ai tiré sur ce monde comme on dépouille
une bête. Il est là. Je suis sa nudité. »
Ces vérités-là laissent sans voix.
De ce vagabondage entre deux livres, d’une section à l’autre, d’un titre à l’autre, voici, tiré de « Maintenance », ce poème éphémère :
« 28 nov.
J’essaie de me résumer.
Res nullius – la chose- de-
personne, sur les accotements,
dans le jargon que j’entends.
Ciel sans nuage,
être nuage
puis s’effilocher. »
Ou encore ces deux vers, emplis d’une insatiable appétence pour la liberté :
« Journées de grand vent.
On peut prendre toutes les directions. » (in Nugae)
* "Un po' di sbieco", l'expression est de mon crû ("un peu de biais")
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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■ Voir aussi, sur Terres de femmes ▼
→ Celle qui dort... (extrait des Oublies)
→ [Au fond de moi est un animal sauvage] (extrait d’Où nul ne veut se tenir)
→ [La lente] [L’étourdie] L’Africaine
→ Fenêtre (extrait de Trois cahiers avec une chanson)
→ Où nul ne veut se tenir (lecture de Joëlle Gardes)
→ Pascoli, In memoriam Y.T.
→ Je vois pleurer la jeune Afghane ...
→ [Un petit garçon passe] (extrait de Fragments de la chasse au trésor)
→ Ses œuvres suivant data BnF
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» Retour Incipit de Terres de femmes
Un grand merci, Anghjula ! Cette belle lecture inclut justement, en polyphonie, mon petit livre dans la vaste constellation de la poésie de Philippe Denis, traductions, "imitations" et éditeurs inclus.
Particulièrement aiguë, l'expression de "poésie critique" qui correspond bien à ce que j'ai essayé de faire. Grazie!
Jean-Charles
Rédigé par : Jean-Charles | 04 décembre 2021 à 15:24