Thanassis Hatzopoulos, Métope
<< Lecture d'Angèle Paoli
Planche didactique : G.AdC
Par-delà « la nuit du monde »
Qui le poète Thanassis Hatzopoulos convoque-t-il sous le titre énigmatique de Métope ? Serait-ce une nymphe s’ébattant dans les fourrés ombreux de la Grèce antique ? Serait-ce quelque héros épris d’aventures et de combats ? Sans doute ni l’un ni l’autre. Avec le titre syncopé de Métope, isolé dans ses trois syllabes, le poète grec attise la curiosité de ses lecteurs, maintenue sur le fil. L’illustration de première de couverture, silhouette aérienne, est l’œuvre de Colette Deblé. Dansante silhouette, semble-t-il, mais éclaboussée de sang. Le mouvement du corps et la tension du bras, leur dynamique, renforcent l’impression de résistance à la violence. La jaquette révèle que ce lavis inspiré à la peintre par le fond intérieur d’une « coupe attique », illustre la lutte de Thétis cherchant à échapper à l’emprise de Pélée. Voilà donc donné le ton du recueil poétique de Thanassis Hatzopoulos. Toute la monstruosité qui gît en l’être humain semble annoncée par le poète dans les coulisses de Métope. Dont les sources du poète sont celles de la mythologie, qu’elle soit écrite ou gravée dans la céramique, dans la pierre ou dans le marbre.
Se succèdent alors, comme dans une longue danse macabre, leurres et mensonges, viols, rapts et profanations, sacrifices et incestes, accouplements hors normes, infanticides, matricides et meurtres divers inspirés par les passions de l’âme. Et pourtant, il se dégage de cette frise singulière une musicalité fluide et une étonnante légèreté.
Si j’osais, je dirais Beauté.
Aussitôt happé par la double tension de l’image et du titre, l’esprit entraîne l’imagination vers un passé oublié. Nos enfances mythologiques sont soudain conviées, comme exhumées d’une mémoire ancienne et mises à portée de regard.
Pour autant, « Métope » demeure mystère. Si ce n’est le nom d’une femme qu’est-ce donc ?
« Métope », - rappelle le texte introductif de la « Frise 1 » -, est un terme « emprunté à l’architecture antique, plus précisément grecque, plus précisément encore dorique : on appelle en effet métope, dans l’architecture dorique, un de ces panneaux rectangulaires, pleins, figuratifs, dont la séquence constitue la « frise », le bandeau décoratif qui court sur tout le pourtour d’un temple entre l’entablement et le toit. Les métopes sont alors séparées les unes des autres par les triglyphes, ensemble de trois cannelures verticales, qui rythment leur succession… »
Ainsi relié à l’architecture hellénistique, chaque poème du recueil Métope rappelle-t-il la dalle ouvragée qui se glisse tout au long de la frise des pages pour narrer l’histoire des hommes et des femmes conviés de longue date dans leurs luttes violentes. Lesquelles conduisent inexorablement au meurtre et à la mort. Le passé de la lointaine antiquité grecque n’a pas l’apanage du tragique. Le présent n’est pas en reste qui exhibe un monde malmené par les mille cruautés qui le détruisent. Passé et présent se suivent par intervalles, se recoupent, se complètent, dessinant une étrange procession conduite par la mort. Six superbes lavis surgissent entre les figures et les lieux que raniment les poèmes. D’Aulis à Colone, de l’Agora au Barathre, des Constellations aux Enfers, le recueil de Métope offre à la fois un voyage dans l’infini du temps et de l’espace et un thrène douloureux que mène, omniprésente, la mort.
Oublier se réjouir/se souvenir se désoler. Le recueil de Métope s’ouvre sur chant populaire. Deux vers mis en exergue- « J’oublie et me réjouis/ Me souviens et me désole » - sous une forme de chiasme où se jouent les oppositions entre mémoire et sentiments. Avec le premier poème, poème d’ouverture en trois temps, le lecteur, tel un visiteur recueilli, est invité à pénétrer dans le naos. « Chambre des morts/ Chambre des âmes/ Chambre des dormeurs ». Progression silencieuse, précautionneuse, pieuse, peut-être. Se succèdent alors, dans une frise déchirante, les noms de celles qui ornent la métope. Noms de bacchantes criminelles, aveuglées par le délire dionysiaque qui nourrit leur vengeance, femmes infanticides, jeunes filles soumises au sacrifice pour satisfaire aux exigences des dieux. Allégories du désordre annonciatrices de catastrophes, Amazones figées dans leur désir de négation. La menace est partout. Le deuil est partout. Le poète fait ainsi remonter de la ténèbre où elle se tient, toute « la nuit du monde ». Et l’on assiste, spectateur impuissant, aux scènes muettes qui se succèdent. « Métopes de vie/Sans trace de vie ». Le poète déploie tout un théâtre d’ombres empruntées aux tragiques grecs. Homère, Euripide, Eschyle… Et, plus près de nous, Ovide. Les Métamorphoses sont là, illustrées par Narcisse et Procnè. Le paysage qui se dessine en toile de fond est celui de la Grèce des Atrides et celui de L’Iliade.
Suggérés par touches subtiles plutôt que montrés à gros traits, les noms des acteurs et actrices de ces mythes immortels sont tus. Remplacés le plus souvent par des pronoms personnels. Elle/Ils. Seuls les titres des poèmes donnent un indice de lecture. Agavé, Médée, Jocaste, Déméter, Procné, Pasiphaé et Phèdre, Alceste, Antigone, Cassandre, Hélène… Sans oublier la mystérieuse prêtresse d’Apollon nimbée de fumerolles, la Pythie de Delphes, qui trône au-dessus du vide et répand ses vastes prophéties :
« Elle est celle qui par ses paroles forge un être
Celle qui par ses paroles forge un avenir
Forge la destinée incarnée de l’autre »
Derrière chaque figure se profile une autre ombre, que les vers suggèrent, de manière habile. Derrière Agavé se cache le malheureux Penthée. Derrière Médée, Jason. Présents tous deux dans le titre du poème, ils ne sont nommés ni l’un ni l’autre. Désignée par son « ombre », Médée est réduite à « un nuage noir », lequel recouvre ses enfants privés de sens.
« Ils ne virent ni ne purent voir
Que l’ombre
Venue se planter
En leur corps… »
De cette scène à peine audible, de ce meurtre rendu invisible, seule s’échappe, en un furtif « hélas », la plainte métonymique du poignard de Médée. Médée que l’on retrouve plus loin en contemporaine meurtrie. Le poète revisite le mythe et l’adapte à la modernité, non moins barbare que les temps anciens :
« Elle roula dans un journal
Les enfants nés de sa destinée qu’elle venait de dépecer… »
Survient Jocaste, jetée dans la tourmente par ses maternités incestueuses, Jocaste la maudite par qui les destins s’affûtent sur le mensonge et l’incompréhension.
Jocaste ouvre le passage à Œdipe, lui aussi malmené par l’énigme de son aveuglement.
Euripide est présent dans le poème « Aulis » qui déroule le drame d’Iphigénie sous le regard de l’infortunée Clytemnestre, maudissant les hommes - jouets d’un barbare destin - par qui le sacrifice de sa fille s’avance :
« Maintenant elle contemple de haut la baie, là
Où de tout temps mouillaient les vaisseaux… »
Quant aux Érinyes, « Juges de sang », « chasseresses de sang », elles veillent à l’« équilibre divin » et à « l’ordre du monde », ramenant Oreste le matricide, « Sur les lieux même » de son crime.
Il arrive que d’autres fantômes murmurent, dont les noms se dérobent, prolongeant ainsi le mystère de leur apparition. Qui se cache derrière la « marâtre » stérile, par deux fois évoquée ? Qui derrière l’infanticide tourmentée par sa folie ? Qui derrière cette « figurine de femme », « creuse » dans sa forme, errante « Étrangère elle-même » ? Ou cette autre encore, sorte de Pythie qui « parla dans la langue des siens, sa langue ». Étrangère elle aussi, soumise à l’errance, qui ne se définit qu’en creux, in absentia :
« Je n’ai de lieu où m’établir » / « Je n’ai de corps sur lequel m’établir » / « Je n’ai d’âme pour me soutenir ».
Dans sa quête infinie, l’étrangère entraîne dans son sillage, l’émigrée et sa descendance, la servante, les enfants de la mendicité, des généalogies entières, filles pétrifiées dont la mère n’a pas voulu, poupées flétries, femmes exilées qui choisissent la mort…
Se trouve-t-il encore quelqu’un pour entendre celui qui hurle vers les étoiles ? Depuis les « galeries du passé » jusqu’à nos jours, reste-t-il encore un espoir ?
Deux figures du recueil échappent au passé mythologique. Elles font donc figure de « curiosités ». Elles n’en sont pas moins lointaines puisqu’elles sont empruntées aux temps bibliques et pas moins décisives dans leur complexité. La première, qui concerne l’histoire de l’épouse de Loth évoquée dans la Genèse, pose l’interdit de l’inceste. La seconde, celle de Lazare, empruntée à l’Évangile de Jean, évoque la résurrection d’un mort.
Pas davantage nommée dans le poème « Le regard tourné vers Sodome » que dans le récit de la Genèse, la femme de Loth prend ici la parole pour justifier et expliquer, en quelques vers, l’histoire qui est la sienne au sortir de la ville en feu :
« Sans doute ai-je voulu voir le futur
Arriver derrière moi »
Ce qui se confirme dans les derniers vers du poème où passé et futur se rejoignent en une symbiose parfaitement indissoluble. Accusant son époux d’avoir cédé « aux caresses lubriques » de ses filles (le poète se livre-t-il ici à une invention personnelle, hors champ biblique?), elle l’accuse aussi d’être responsable des malédictions à venir, sur lesquelles il est impossible de revenir :
« […] transférer
Le passé vers l’avant et de la même matrice
Terrifier le futur
Inébranlable comme une histoire close »
Quant à Lazare, l’histoire de sa résurrection, condensée en deux strophes et quatorze vers, est dominée par les sons, enveloppée par leur diversité. Bruit funèbre et fracas assourdissant auquel se mêlent « une voix forte » et l’injonction presque familière répercutée par l’écho :
« Sors, ors, ooors »
dans la première strophe.
Manifestation de surprise de la foule "ah! "; présence joyeuse des enfants et concert d’oiseaux, pour la seconde strophe.
Ces deux poèmes, si différents dans leur propos et dans leur facture, ont en commun la puissance évocatrice qui est celle de Thanassis Hatzopoulos et son talent pour condenser l’essentiel de ce qu’il cherche à explorer en très peu de vers.
Qu’elles appartiennent au passé ou au présent qui nous est proche, les figures du poète semblent construites sur l’image du double. Si cette figure est récurrente, elle varie dans ses formes. Elle apparaît le plus souvent dans des vers liés deux à deux par un balancement où se jouent les oppositions. Ainsi du poème « Agavé », qui met en avant le point de vue de Penthée :
« Les mots qu’elle n’a pas offerts
Les caresses qu’il n’a pas reçues »
Ou encore, ces deux vers qui ferment le poème :
« Tirant de sous sa peau à lui
Le corps dont elle manquait ».
Penthée et Agavé, sont pris dans la duplicité de leur lutte en un corps à corps qui conduit à la mort.
Souvent les injonctions de type anaphorique reviennent par deux fois :
« Que sa vue se brouille » (« Entre ses mains »)
« Chaque jour elle se tient sur ses gardes
Chaque nuit sur une tombe elle les pare » (« Mère descendue des cieux »)
Ou encore :
« Morte et aveugle circulant
En toute liberté à travers la vie
Morte et aveugle s’écartant de la vérité
D’un souffle à peine » (Jocaste)
De même dans le poème « Atè », la figure allégorique du désastre prend appui sur les allitérations en « t », lesquelles scandent le poème -« catastrophe » ; « déterminisme » ; « trouvaille », « fractures » …-
Et l’on retrouve en final ces deux vers :
« Déliant des mondes, nouant des paroles
Déliant des liens, celant des paroles »)
Quant à Penthésilée, sa figure d’Amazone se construit sur une double négation :
« Nulle mère que l’absence
Nulle lumière que la mort ».
Et celle d’Œdipe, implicitement présent derrière le Sphinx et derrière Jocaste, elle est présentée dans une alternance formelle complexe, qui combine à la fois parallèles et oppositions:
« Comme un marteau l’un le menaçait
Le Sphinx
Pour qu’il retrouve l’étreinte vive de l’autre
-Comme sur une enclume-
Jocaste » (« Entre le marteau et l’enclume »)
Comment rendre plus parlante la tragédie qui tenaille Œdipe, tiraillé et malmené par son aveuglement ?
Quant à l’art de la dialectique, éminemment hellène, n’est-il pas explicitement énoncé dans le poème « Vie » ?
« Donnée pour le meilleur et pour le pire
Plantée là au croisement du bien et du mal
Elle cloue son funèbre silence
Sur la tribune de la dialectique. »
Il y a bien d’autres pistes à explorer dans ce recueil magnifique dont la richesse et l’intensité n’échapperont pas au lecteur. Des frises (2), des notes importantes, des notices bibliographiques auteur/traducteurs/peintre, complètent ce voyage ouvert sur l’art et sur notre humaine et tragique condition.
Mais il faut bien quitter le temple où nos pas nous avaient conduits et revenir à la lumière. Revenir à ce qui occupe quotidiennement le poète. N’est-ce pas lui que le poète met en scène dans le poème qui clôt le recueil de Métope : « À la lumière » ? Le « il » attaché au travail patient et minutieux qu’archéologue et anthropologue il s’impose à lui-même est-il une figure possible de Thanassis Hatzopoulos ? Le poète n’est-il pas leur semblable, qui rassemble les moindres choses et les plus humbles pour les rendre à la lumière ?
« Tout le reliquat final
Terre et poussière, mots »
Parce que, écrit le poète,
« Tout retourne d’un seul coup
Et pour toujours »,
confiant peut-être en une possible résurrection. Par-delà « la nuit du monde », il reste l’art et la beauté.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Thanassis Hatzopoulos suivant → Éditions La rumeur libre
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