Martine Konorski, Instant de terres, Atelier du Grand Tétras, 2021
Lecture d'Angèle Paoli
Double est Emeth
Un instant très bref, unique instant, pour une infinité de terres. Sous cette apparente unité qui lie secrètement l’espace et le temps sourd la déchirure qui traverse de part en part Instant de terres, recueil récemment publié à L’Atelier du Grand Tétras. De l’instant déchiré naît la douleur indicible que les mots tentent de cerner. La quête douloureuse que poursuit Martine-Gabrielle Konorski gît entre murmures et chant, dans les interstices du silence.
Étrange titre que celui que la poète a choisi, qui associe étroitement singulier temporel et pluriel spatial dans la même expression nominale. Ainsi le temps, même s’il se décline dans son infinie variété à l’intérieur des poèmes, se réduit-il à l’instantanéité, telle que la décrit Clarice Lispector, citée en exergue :
« […] si en un instant l’on naît
et si on meurt en un instant
un instant suffit pour une vie entière. »
Un instant de vie a soudain suffi pour que tout s’inverse. Pour que le monde solaire se change en puits d’inépuisable chagrin. Pour que tout ce qui était l’or du jadis, l’éblouissante lumière de l’enfance, sa légèreté de lin, s’abîme dans le gouffre brutalement ouvert par la mort. Le miroir à deux faces Toi/Je a volé en éclats.
« Ton ciel
m’a perdue », confie la poète. Seule l’écriture peut-être, pour dire la déchirure vécue dans l’instant et la turbulence de l’instant ligaturée aux abîmes :
« Je recouds
tous les mots
dans l’anneau du silence
Inséparable
des cristaux de lumière
Incertaine
sur un balcon de cendres. »
Quant aux terres, il est possible de les imaginer multiples mais dissociées entre ombres et lumières. Terres de l’enfance et des rires – « aux jours illimités » — terres des rêves partagés et de l’imaginaire; mais davantage encore terres meurtries par l’Histoire. Ainsi « l’épisode » personnel et intime de la poète rejoint-il l’Épisode hérité de la grande Histoire. Terres de cendres et de failles ne forment qu’une terre unique de douleur. « Pierres privées de mots ».
Une mosaïque morcelée de terres en dérives et déchirures. Terres d’ombres. Comme le sont aussi les peintures émouvantes de Colin Cyvoct qui accompagnent les poèmes de leur mouvance de nuages. Cinq illustrations pour sept sections de poèmes, où s’affrontent, en « battements d’ailes », les masses de bleu de blanc et de gris ; de mauve et de noir ; les ramifications de bleu dans des ocres bleutés ; un « carré de silence » en bleu et noir. « Une lenteur funèbre/dans l’air ». Au-delà de cette composition, terre singulière que ce duo d’artistes, puisque accordé en « Terre de sang » pour un « temps ininterrompu ». Avec, en cours de cheminement et de passage, des stèles comme autant de terres autres sur lesquelles se rendre et ancrer ses propres mots (A.P/ N.R/A.K / E.M/ P.B/ M.M/O.M/ P.C/ E.T/*
Cependant lié à l’écriture d’un moment, Instant de terres est écriture du paradoxe.
Dès le poème introductif d’« Instant de terres » (titre de la première section et titre du recueil) se lit l’aveu d’une disjonction. Implicite, mais cependant présente, elle s’exprime sur le fil d’un désir qui rejoint l’injonction :
« marcher sur ses deux pieds
se rejoindre peut-être ».
Semblable à Isis errante, la poète poursuit l’unité crucifiée sur l’autel de l’instant. Commence la traversée silencieuse, par « Effleurement /des heures », entre espace et temps. Entre rives sans bord « Sur le bord du vertige ». Entre ligatures et tissages. Entre mémoire et pleurs. Entre désir de délier et quête d’appartenance :
« Appartenir littéralement
Appartenir. »
Ce qui en un éclair a été brisé, frappé de mort violente, a laissé le monde anéanti. Et la poète enroulée à sa douleur :
« Je tente d’écrire
Les paroles introuvables
Pour échapper au feu
Je ne trouve plus la lune ni la nuit ni le feu. »
Là, dans « la faille si exacte » de la déchirure, dont on devine en filigrane quelle fut la tragédie, se rejoignent les terres de l’histoire personnelle et de l’Histoire du XXe siècle. La brèche ouverte par la mort brutale de l’être cher a ouvert des abîmes noirs dans lesquels se fondent toutes les ombres antérieures. « Analogie de terres ». Parfois une auréole de couleur vient irriguer le poème comme dans ces vers où se disent la perte et le chagrin :
« Un coquelicot
repose
dans son sang
tâche de pavot
sur mon cœur ».
Mais toujours, ce qui conduit l’aventure poétique de Martine-Gabrielle Konorski, c’est le chant. Celui de l’être cher. Qui donne sa forme au temps et imprègne le poème :
« Refaire le temps
Mesure
de ton chant ».
Un continuum de murmures sourd d’une section à l’autre du recueil, qui colore l’écriture d’une émouvante monotonie temporelle/a-temporelle. Ainsi se résout le temps, dans son identité, sans distinction présent/futur. « Aujourd’hui comme demain. » Dans cet univers sans bord, fluctuant dans son « Temps ininterrompu », tout est vacillement, « battements d’ailes » aussi éphémères que l’instant ; de la même insaisissable instabilité. Tout est dit, cependant. Tout se tient dans le creuset du secret ; dans le secret de la suggestion. « La forêt des images » tisse cet univers où règnent les morts du passé, leurs ombres errantes. Leur assaut au présent ligote la parole. Seules demeurent les échardes, les épines, les cicatrices. Seules demeurent les épaves, quelques traces, des empreintes. Seule demeure l’amertume. Et « sous la langue/ les lettres de l’alphabet. »
On pourrait croire un instant que quelque chose pourrait surgir, qui donne sur « un point ouvert ». Le reflet d’un sourire, quelques « rayons d’or », des « notes fredonnées ». Autant de signes d’une présence.
Signes illusoires, aussitôt démentis :
« Dans l’écart sans espace
je t’attends. »
Double est Emeth. La « Vérité. Vérité-Vie qui fut. Vérité-Mort qui a tout emporté. Reste indélébile et inerte, Sa cicatrice, qui se lit dans le cri.
*Angèle Paoli/Nathalie Riera/Agota Kristof/Emmanuel Moses/Pascal Boulanger/Michel Ménaché/ Ossip Mandelstam/ Paul Celan/ Esther Tellermann.
Martine Konorski, Instant de terres in Europe, Revue littéraire mensuelle, Septembre-octobre 2021,pp. 333, 334
MARTINE – GABRIELLE KONORSKI Ph. D.R. Pascal Therme Source ■ Martine – Gabrielle Konorski sur Terres de femmes ▼ → [Les mots cognent] (extrait de Bethani) → Instant de Terres (lecture de Marie-Hélène Prouteau) → « Un point ouvert » (extrait d’Instant de Terres) → un autre poème extrait d’« Un point ouvert » (Instant de Terres) → [Au versant de la pierre-écritoire] (extrait de Je te vois pâle… au loin) → Verticale (extrait d’Une lumière s’accorde) → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) [Vissée à la plante des pieds] ■ Voir aussi ▼ → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes) une notice bio-bibliographique sur Martine Konorski → le site de Martine Konorski |
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