Ingrid Jonker, De fumée et d'ocre & Soleil incliné
Olivier Gallon & Boris Hainaud, Éditions La Barque, 2020.
<< Lecture d'Angèle Paoli
L'art poétique d'Ingrid Jonker
Le poème qui révéla jadis Ingrid Jonker au-delà des frontières de l’Afrique du Sud, est celui que Nelson Mandela lut intégralement au moment de son investiture devant le parlement sud-africain. C’était en 1994. « L’enfant abattu par des soldats à Nyanga » est désormais universellement connu sous cet intitulé. La poète dénonce en langue afrikaner la sauvagerie aveugle des soldats. Elle met également en scène la révolte de l’enfant, devenu par sa mort, symbole de la révolte de l’Afrique du Sud, régentée par l’Apartheid :
« L’enfant
abattu par les soldats à Nyanga
L’enfant n’est pas mort
[…] l’enfant qui voulait seulement jouer au soleil à Nyanga est partout
l’enfant devenu homme traverse toute l’Afrique
l’enfant devenu géant voyage à travers le monde entier
sans laisser-passer. »
Connue et reconnue en Afrique du Sud, la poésie d’Ingrid Jonker était jusqu’à présent assez difficile d’accès en France. Grâce à la publication récente (2020) de deux de ses ouvrages par les éditions La Barque, elle est aujourd’hui devenue accessible. Traducteur (Boris Hainaud) et éditeur (Olivier Gallon) ont uni leur énergie et leurs convictions pour permettre à ces deux recueils, réunis en un seul et même livre, de voir le jour. En édition bilingue, qui plus est.
De Fumée et d’ocre / Rook en Oker & Soleil incliné /Kantelson rassemblent des poèmes écrits de 1957 à 1963 puis de 1963 à 1966.
Soleil incliné paraît en 1966, un an après la mort d’Ingrid Jonker. La poète, tout juste âgée de trente-deux ans, se laisse emporter par l’océan. Une nuit de juillet. Ainsi en a décidé la jeune femme, maman d’une petite fille de six ans. Le suicide de la poète vient s’ajouter à une liste déjà longue de femmes-écrivaines, poètes et artistes que leur talent n’a pas suffi à détourner du choix de la mort. Virginia Woolf, Marina Tsvetaïeva, Sylvia Plath, et après elles, tant d’autres encore. Unica Zürn, Alejandra Pizarnik, Ann Sexton, Francesca Woodman, Amelia Rosselli…
Les poèmes réunis dans les deux présents recueils sont ancrés dans le pays d’origine d’Ingrid Jonker. Géographiquement, sentimentalement et politiquement. Politiquement, parce qu’Ingrid Jonker a choisi de défendre son pays contre l’Apartheid. Elle prend donc ouvertement position contre son père, Abraham Jonker qu’elle a aimé enfant et qu’elle finit par détester à travers le conflit qui les oppose. Sentimentalement, parce que nombre de ses poèmes sont dédiés à ses proches et à ses amants. Notamment au romancier André Brink ; et au journaliste Jack Cope qui veillera à la publication posthume de Soleil Incliné/ Kantelson.
L’Afrique du Sud et ses sortilèges sont omniprésents sous la plume de la poète. Mais aussi ses violences. « Fumée » et « ocre » composent un univers fait de contrastes. Du côté de la « fumée » et des « cendres » vont les blessures, cicatrices, poussières et « ville fantôme ». Du côté de « l’ocre », la beauté des paysages et des mains de l’amant. Il arrive que fumée et ocre se réconcilient dans une même osmose nimbée d’éros :
« La pluie passée
s’est réchauffée sur ma peau
la pluie d’ocre et de fumée
portant le parfum de tes mains nettoyées
colombes tièdes et le pavot ouvert
de l’orange du ciel » (« Ville fantôme »)
Face à l’immensité de la nature, à la diversité des formes que prend le monde alentour, à la luxuriance de la faune et de la flore, l’on pense aborder à une sorte d’Eden. Les paysages d’ocre – cet ocre qui donne aux feuillages leur teinte dorée ; cet ocre qui revient comme un leitmotiv - les fleurs sauvages, la lumière sur l’océan, le flux et le reflux des vagues fondent le lyrisme de Jonker. La nature est là, complète, puissante, cosmique. On y croise des noms étranges d’animaux du veld, « kukumakrankas » et « kalkoentjie », de « jolis steenboks » et « des petits kokkewiets ». Mais aussi les monts Torwana et « la petite marguerite bleue du Namakwaland. »
Il n’y a pas de poème où l’un des éléments de la nature ne soit présent, qu’il soit fleur ou insecte, lueur et couleurs. Il n’y a pas non plus un détail physique de la mère, de l’amant ou de l’enfant qui ne soit associé à un oiseau, à une coccinelle, à un animal, petit ou grand.
Ainsi du poème écrit en souvenir de la mère :
« Dans le jardin
quelque part entre le linge
et l’arbre empli de grenades
ton rire et le matin
soudain et léger
comme une coccinelle
égarée sur ma main. » (« Ladybird »)
Dans un poème sans titre - que l’on peut supposer adressé à Jack Cope, l’amant très aimé- la poète confie cet aveu teinté d’un léger regret :
« j’ai pensé trouver mon cœur
là où tes yeux demeurent deux papillons »
Ou encore cette plainte, aux résonnances quasi baudelairiennes :
« je regrette ton corps nébuleux
bleu comme tes yeux troubles et la vaste mer » (« Lamentation »)
Les tonalités sont tout autres lorsqu’il s’agit du romancier André Brink, autre amant avec lequel l’on devine une relation houleuse emplie de reproches et d’injonctions douloureuses :
« Plante-moi un chêne
afin que je retrouve mon contour
les petits écureuils viendront y enterrer leurs glands […]
« Accorde-moi l’amour de mon chien
laisse-moi le nourrir
quand tu seras assoupi derrière les astres et les miroirs
de mon front » (« Plante-moi un arbre André »)
André Brink que la poète définit avec dureté :
« charmant comme l’éphémère
comme une dernière parole
sinistre comme le sang… » (« Nous »)
Quant à la poète elle-même, elle use envers elle de curieuses comparaisons, qui font sourire tant elles sont inattendues :
« J’ai deux cœurs
l’un pompe du sang
et l’autre ressemble
à la caresse d’une groseille
ou à une petite grenouille » (« Double cœur »)
L’écriture d’Ingrid Jonker accorde une place privilégiée à tout ce qui est « petit ». Elle use sans cesse de diminutifs affectueux. Elle a une prédilection pour les redoublements de mots brefs qui mettent en relief le côté lilliputien des choses. C’est cela qui nourrit la tendresse particulière de son regard sur ce qui l’entoure : « petit steenbock » ; « petits oisillons » ; « ma petite Dolie bokkie » ; « de petits poussins » ; « ô mon attatjie » ; « mon doppie » ; « sa douce pondokkie » ; ô meidjie » ; « petit grain ; petit astre ; petit monde ; petites flèches…
Serait-ce l’enfance, son goût pour les comptines et les jeux de langage qui refont surface par moment pour bercer les chagrins ? Il y a de cela et l’on s’y laisse prendre. De sorte que cette forme de gaîté, de légèreté musicale et d’espièglerie tendent à gommer les sombres aspirations de la poète. Pourtant bel et bien présentes, elles-aussi.
Écorchée vive, désenchantée, meurtrie par les violences qui sévissent dans « son » Afrique, blessée par les trahisons des hommes, Ingrid Jonker vit dans un monde acéré qui la déchire. Ses veines semblent irriguées par un sang qui la conduit vers la mort :
« Ma mort palpite derrière mes paupières de lune
Je l’entends s’agiter derrière le grondement des vagues
Je mesure son avancée dans la traînée d’un escargot
Les jours tombent comme des moineaux sur la terre
Et chaque mot a l’apparence du Néant » (« Conversation à une terrasse d’hôtel »)
La mort incessante rôde. Qui ne laisse pas de répit. Elle rôde tout au long des poèmes, traînant avec elle son goût de cendre et les sombres présages de deuil, chouette et « noirs corbeaux ». Et même « papillons noirs ». Elle se fait parfois menue, la mort, à peine audible comme sa voix :
« Petit petit grain ma voix
Petit grain de néant ma mort » (« Grain de sable »)
Mais elle est obsédante, comme un refrain dont il est difficile de se défaire. Ainsi de ce poème où la mort est associée à l’eau :
« Reflux ô reflux
je m’étends tremblante chantant,
quoi d’autre que tremblante
ma descendance au fond de ton eau… ? (« Enceinte »)
Serait-ce qu’en 1954 Ingrid Jonker était déjà hantée par l’idée de mettre fin à ses jours dans cet océan qui baigne le Cap ?
Dix ans plus tard, toujours déchirée, la poète se plaint de l’indifférence des deux amants. Lequel de Jack ou d’André l’a mise ainsi « sur l’échafaud des larmes » ? Il est difficile de le dire. Le poème « Attente à Amsterdam » est dédié à l’un comme à l’autre.
Six mois avant de mourir, Ingrid Jonker confie à sa sœur Anna l’objet multiple de sa souffrance. Le poème dénonce tout ce qui l’a détruite et la tient en suspens sur sa dérive. Infidélités et abandons, rancœurs contre le père et la mère, contre la sœur et la solitude, contre l’Afrique même et contre son peuple. Tout espoir semble à jamais perdu face à tant de noire déception :
« leste mon paysage empeste un soleil amer et le sang […]
Le soleil sera recouvert
le soleil dans nos yeux pour toujours recouvert
de noirs corbeaux » (« Je dérive avec le vent »)
Cependant, la poète mêle habilement images de la cruauté et images de la tendresse. Si bien que le paysage peut évoluer en quelques vers de la menace à l’espoir :
« Glaive de l’horizon transperçant ciel et mer
Baisers d’aube sur mes seins comme des soleils levants
Parmi les flots tu apparaîtras… » (« Matin d’automne »)
Un visage émerge dans le paysage amoureux d’Ingrid Jonker. Un visage sur lequel s’ouvre chacun des recueils. Un visage privilégié qui à la fois absorbe et révèle tous les visages :
« Sur tous les visages de toutes les personnes
toujours tes yeux comme deux frères
ton propre surgissement et l’irréalité
de ce monde… » (« Sur tous les visages »)
et celui-ci, comme en écho au précédent :
« Ton visage est le visage de tous les autres
Avant toi et après toi et tes yeux calmes comme une aube
Bleue surgissant encore et encore… » (« Visage de l’amour »)
Ce visage singulier, associé au « secret d’un sourire » et à des mains parfumées qui demandent la caresse, c’est celui de Jack Cope. C’est ce visage-là qui fait d’Ingrid Jonker une femme en quête d’absolu et sans doute de l’inaccessible amour.
« Mes jours recherchent le transport de ton corps
Mes jours recherchent la forme de ton nom… » (« Sur tous les visages »)
Malgré les efforts de la poète pour le recomposer sans fin, le visage se dérobe. Il ne reste de la quête amoureuse que sentiment d’échec et goût de cendre :
« J’ai marché à la recherche du chemin de mon corps
sans rien trouver sinon d’étranges cicatrices dans la poussière. » (« De fumée et d’ocre », p. 13)
Le cœur brisé d’Ingrid Jonker cherche refuge dans les mots. Son art poétique s’élabore sur un désir intense de dissimulation :
« Me dissimuler comme une confidence […]
[…] Me dissimuler au creux de mes mots » (« Art poétique »)
Ou encore, au creux des vagues.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Source
■ Voir sur Terres de femmes ▼
→ L'enfant n'est pas mort du poète Nimrod
→ De fumée et d’ocre Ingrid Jonker