Lecture d’Anne-Lise Blanchard
Dessin de Sylvie Villaume pour
-Les Cahiers du Loup Bleu -
Les Cahiers du Loup bleu accélèrent le rythme de leur moisson féconde en passant à 4 publications annuelles. Si, en exergue du livret, il est rappelé qu’une traverse est un passage, une voie menant d’un lieu à un autre (Trésor de la langue française informatisé), souvenons-nous que le mot désigne également l’obstacle, voire le retranchement dans le domaine militaire. Dans le sas sanitaire qui nous est imposé, face à la déroute – ce qui nous sort de la route — au détournement des autres comme de nous-mêmes, Angèle Paoli choisit de se rassembler, « coûte que coûte », en évoluant de traverse en traverse, d’un lieu à l’autre, d’une pensée ou d’un souvenir à l’autre, d’un âge à l’autre. Car il s’agit de « tenir » dans une époque qui abolit le temps et ses repères que sont la sociabilité – déplacements, relations familiales, de voisinage, professionnelles — et la mémoire en substituant à l’activité humaine les seuls besoins physiologiques.
où sont les hommes ? existent-ils encore ? vendredi
samedi dimanche semblables à tous les autres jours
enrobés de silence sur l’horizon désert.
Et c’est à l’ombre des feuillages d’un figuier ou d’un amandier,
sur la pierre plate
en surplomb du maquis
quand se bousculent regrets, souvenirs, visions du réel que l’auteur, en reconstituant ses repères et laissant courir le stylo, endigue la fluidité du temps :
ce temps-là seul est proche qui guette le moment propice
qui impose sa loi
pour happer les vivants
que nous sommes à l’instant
où tu poses les mots sur la page.
Entre le trou noir dans les souvenirs et ce temps lisse qui confond le temps des vivants et le temps des morts, se dédier à « l’être là », avec les proches – disparus ou éloignés - :
ainsi par-delà nos silences formons-nous
une tresse de pensées identiques
pratiquer l’exercice du quotidien tel que gauler les oranges du jardin, enfin acquiescer
à la beauté qui se suffit à elle-même
quoi que tu fasses,
sont autant d’incrustations dans le temps immobile et pourtant volatile qui permettent de préserver, voire de reconstituer notre humanité.
Anne-Lise Blanchard in Phoenix, Cahiers littéraires internationaux, N°36 Lucie Taïeb, 2021, p.174.
∗∗∗
Angèle Paoli est corse. Elle aime ce pays qu’elle connaît à merveille et arpente depuis longtemps. Sa poésie, simple et sensible, ancrée dans la terre natale, est parfois sombre, mais souvent très lumineuse. Elle décrit et exalte la nature sous tous ses aspects :
l’air grésille de chaleur tendre
d’insectes qui picotent la peau
du pépiement continu
des oiseaux dans les arbres
ou encore :
le soleil joue
entre les branches de l’amandier
et du figuier doux
balancé dans l’air calme
d’une plume qui se veut méditative et allègre devant tant de beauté partagée. Même si, par moments, ces marches à travers les paysages et les saisons engendrent en elle des pensées nostalgiques et douloureuses. La vie est jalonnée de chemins de traverse, elle n’est jamais rectiligne, d’un seul tenant.
Angèle Paoli peut se perdre dans les méandres des jours, mais elle continue à aller de l’avant, habitée, voire hantée, par des souvenirs plus ou moins heureux qui remontent, par bribes, sans ordre chronologique, à la surface de sa mémoire. Bien sûr, le temps passe, qui nous fait vieillir lentement, mais la beauté du monde demeure en nous,
la beauté se suffit à elle-même
quoi que tu fasses
Elle est le sang qui coule dans nos veines, elle est aussi la sève qui enrichit les mots et féconde les poèmes. Oui, la poésie nous permet de traverser le monde et la vie, de ne jamais sombrer dans le désespoir le plus profond, malgré obstacles, embûches, souffrances et deuils. Il n’y a ni amertume ni renoncement dans la poésie d’Angèle Paoli. Seulement la clarté, apparente ou souterraine, d’une lumière qui éclaire les êtres et les choses, et qui finit toujours par triompher des ténèbres.
François Teyssandier, Poésie/Première, N°80
Angèle Paoli, Traverses, dessin de Sylvie Villaume, Cahiers du Loup bleu, Les Lieux-Dits éditions.
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