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Santa Maria del Popolo
Dimanche. Tôt, ce matin, je suis allée écouter la messe à Santa Maria del Popolo. Je voulais aussi me recueillir sur la tombe de ma mère. Avant de sortir de l’église, toujours sous bonne garde, je suis remontée jusqu’au transept. Et je me suis laissé aimanter, une fois de plus, par les deux toiles de Caravage qui se font face dans la chapelle funéraire de Tiberio et Stefano Cerasi. J’aime ces deux toiles. Elles parlent aux hommes de la grandeur divine. Et de la grandeur de l’homme dans sa relation avec Dieu. Je me dis que c’est sans doute là, la leçon à retenir ! Caravage a exécuté ces deux œuvres la même année. En 1600-1601. J’en suis éblouie ! Je suis en arrêt devant Le Crucifiement de Saint Pierre et devant La Conversion de Saint Paul. La première se trouve sur la paroi de gauche de la chapelle et l’autre sur celle de droite. Elles m’impressionnent pareillement, tant par leur composition exemplaire que par le resserrement de l’action autour des deux hommes. Pierre et Paul. L’un et l’autre touchés par la grâce divine que le peintre traduit par la mise en lumière de chacun. Éblouissement et sidération. Perplexité. Mon regard passe de l’une à l’autre toile sans que je puisse décider. De quoi au juste ? Quel est de Pierre ou de Paul, celui qui m’impressionne le plus ? Quelle est la toile que je préfère ? Questions de peu d’intérêt. Ce qui m’intéresse me trouble et me fascine, c’est la façon que Caravage a de mettre en scène ce drame inouï qui se joue entre l’homme et Dieu.
Pas d’effusion de sang pour Pierre, crucifié, à sa demande, la tête en bas ; pas de souffrance ni d’effroi chez le vieillard chenu dont le modèle est peut-être l’un de ces hommes du peuple, saisi sur le vif, un jour de marché sur le Campo de’ Fiori ; assis sur sa charrette au milieu des courges et des haricots. Ou peut-être l’un de ces malheureux que l’on conduit parmi la foule jusqu’au bûcher qui embrasera bientôt la place entière. Transposé par Caravage sur la toile, le drame, ce drame qu’il est donné de vivre à ce brave homme, est ailleurs.
C’est un drame intime, personnel. Aucun témoin autre que moi, humble spectatrice, pour assister, dans la pénombre de la chapelle, à la tragédie du martyre.
Et les bourreaux ? Que dire d’eux ? Ils me font davantage penser aux mariniers qui travaillent le long du Tibre qu’aux affreux bourreaux bardés de cuir de Tor di Nona ! À les observer avec attention, on voit que ces hommes massifs sont occupés à remplir leur tâche avec méthode. Le travail est bien fait ; exécuté par la mécanique des nerfs tendus par l’effort. Tirer pousser tirer pousser. Chacun tirant poussant soulevant en harmonie silencieuse avec les tensions de l’autre. C’est cela qui leur a été demandé. Ils s’exécutent sans sourciller. Muscles croupes et bras à l’unisson. C’est que la croix est lourde et il faut la planter tête en bas ! Ce n’est pas ordinaire. Et ils sont là, pliés tous trois sous le poids de la croix auquel s’ajoute le poids du crucifié. Il faut soulever en tirant sur la corde et la corde cisaille les chairs, dos et bras, doigts et muscles.
Il faut prendre appui contre le rocher. Pousser encore et encore. Le corps actionné comme un treuil. Palan et poulies.
Corps-leviers. Les corps se touchent, à peine, chacun consigné dans l’espace qui lui est assigné. Bras épaules dos poitrines s’effleurent en un point du corps. Se croisent. Pour former une croix, justement ! Je m’éloigne de quelques pas. N’est-ce pas un arc qui se dessine ? Un arc bandé, dont la flèche est sur le point d’être décochée ! La flèche ? Oui, saint Pierre !
Je me rapproche. Je m’arrête sur les détails. Les braies frustes les chemises douteuses et chiffonnées les cols défaits. Le linge blanc qui ceint les reins de Pierre s’impose comme un prolongement de la chemise de l’homme qui me tend sa croupe. Et un écho, aussi, avec l’homme à la casaque rouge. Pierre et les hommes qui l’entourent sont de même nature. Hommes du peuple et humains. Chacun remplit son rôle. Joue sa partie, sans discrimination de rang. Je reviens aux pieds plissés, talons noirs de terre de celui qui offre à mon regard son large postérieur. Je remonte à la verticale jusqu’aux pieds de Pierre. Ils sont propres et blancs, percés de clous. Ces fameux clous à tête qui abondent dans l’atelier d’Orazio. Un filet de sang s’écoule de la plaie ! À l’exact opposé de la casaque rouge, gisant sur le sol, les plis d’un manteau gris bleu, de belle toile. Sans doute le vêtement dont Pierre s’est défait. Tout à côté, à peine visible, la pelle luisante qui a servi à creuser le trou dans lequel les hommes vont planter la croix. Et cette grosse pierre ronde, insolite, en bordure du chemin. Elle me fait penser aux bonnes grosses miches de pain que notre boulanger roule dans son officine.
Là, Misia, je crois que ton imagination vagabonde ! Cette pierre brune, elle a été retirée du sol pour faire place au trou ; le trou qui va accueillir le corps de la croix et la tête de Pierre; face contre terre. Enfouie dans la terre. Loin du ciel. La tête. Ciel invisible, comme absent. Rien non plus pour figurer le paysage où se déroule le crucifiement de Pierre. Le lieu ? Un vide. Une abstraction ! Rien d’autre que cette pierre brune et ces petites billes éparpillées sur le sable. Pas de profondeur. Pas le moindre décor. Tout est noir. La seule lumière qui soit semble provenir d’une source extérieure, invisible. Elle est là pour Pierre. Je chantonne à voix basse la petite phrase de Jésus. Celle qu’il adresse à Simon, fils de Jonas : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai ... » Ainsi nommé et défini, Simon devient Pierre. Et son martyre est inscrit dans la pierre.
Je m’efforce de mettre en mémoire toute la tension contenue dans cette toile. Chaque détail du tableau dans une case. Je le décompose en fermant les yeux. Je le recomposerai plus tard. C’est toujours ainsi que je procède. De retour à l’atelier, sur mes carnets de croquis, je m’essaierai à cet exercice. Le rendu en sera imparfait. Mais je m’y efforcerai tout de même.
Sur la paroi opposée, La Conversion de Saint Paul est d’une tout autre facture. Et pourtant elle semble vouloir dire la même chose. Délivrer le même message. Elle est de même langage. Étrange toile, éblouissante de lumière! Toute entière resserrée autour des formes massives du cheval. Il y a là quelque chose de disproportionné, comme un raccourci de la pensée, qui saisit par son intensité. Toute l’attention se concentre, d’un seul regard, sur la monture de Saül. Sa croupe énorme, ses flancs lumineux, ses pattes minces, sa robe pie et lustrée, semblable à la carapace métallique d’un animal imaginaire, agencée pièce par pièce. Toute la masse du cheval occupe le devant de la scène et sa partie supérieure. La tête fuselée est dans l’ombre. Cachée, presque invisible. Elle se confond avec celle d’un homme, qui se tient derrière le cheval, s’occupe de la bête et tente peut-être de la maîtriser par le mors. Ensemble, ils forment un même corps, un corps de chair. Un embrouillamini de pattes de mains de jambes de cordes de lanières brouille la partie droite de la toile. Il faut faire un effort pour en démêler les intrications. Et rendre à chacun les attributs qui lui reviennent. Second acteur du drame, un homme à terre.
Un homme gît. Cloué au sol. Il gît sous le ventre de la bête. Dans un déferlement de couleurs. Des rouges éclatants, des verts des ors. C’est un soldat romain, si l’on en juge à sa cuirasse. Son épée gît de même, à ses côtés. Ainsi que son casque. Jambes écartées, il tend les bras vers le ciel. Est-ce en signe de soumission à la volonté divine ? En signe d’accueil de cette volonté? Le visage est invisible, mais on peut en imaginer l’expression. Celle d’un choc intérieur. Les yeux sont clos sur cette épreuve qui est peut-être de l’ordre de la révélation. Sans doute la lumière imprévisible qui a désarçonné Saül — car Saül est son nom — a-t-elle été trop violente! Sans doute la Vérité révélée à Saül sur le chemin de Damas, est-elle trop lourde à soutenir. Pour le moment. Il faut à la Lumière le temps de faire son chemin. Le temps de conduire Saül à la rencontre de saint Paul.
Absorbée dans mes réflexions, je n’ai pas vu le temps passer. Les cloches qui sonnent à toute volée, me tirent de ma méditation. Dehors, la Piazza del Popolo vibre d’une animation particulière. Je ne sais pas au juste à quoi attribuer semblable agitation. Peut-être était-ce un cardinal en déplacement ? Ou une noble dame en visite dans un palais des environs ? Impossible de trancher. Une rumeur incessante monte dans l’air, rejoint les pentes du Pincio, s’évade vers le Corso. Tant bien que mal, je me fraye un chemin parmi la foule. Il y a là des montreurs d’ours des cracheurs de flammes des saltimbanques aux accoutrements de couleurs des nains et des géants des faiseurs de bulles de savon des singes qui sautent d’épaule en épaule des gamins avec leurs cerceaux des jongleurs. Tous pataugent joyeusement dans les flaques aux abords de l’obélisque d’Auguste. Je joue des coudes en essayant de ne pas me faire bousculer par les éclopés et les mendiants qui me tournent autour. Derrière moi, Tuzia me suit à distance, soucieuse de me laisser un peu de liberté de mouvement tout en me surveillant du coin de l’œil. Je sens dans mon dos, le poids de son regard. Cela m’exaspère. Il faudra que je demande à Orazio que Tuzia me lâche un peu la bride. Désireuse de mettre un peu de distance entre elle et moi, je hâte le pas.
J’ai hâte de retrouver ma chambre. Hâte de sortir mes carnets et d’y coucher tout ce que j’ai retenu des toiles de Caravage. Hâte de préparer les couleurs qui vont me servir pour peaufiner la toile qui m’occupe en ce moment. Une Judith et sa servante Abra, avec la tête d’Holopherne. C’est le titre que j’ai choisi pour cette nouvelle toile.
Le Crucifiement de Saint Pierre (1600-1601) La Conversion de Saint Paul ( 1600-1601 )
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