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« Artemisia abandonne sa tête sur le rebord de la fenêtre : elle croit naviguer au-devant de son destin » Anna Banti
- Brève histoire de mes vies ( Fiction ) -
qui a reçu un accueil élogieux en Italie
Première de couverture de la version publiée en italien
Vita Activa Editoria, Trieste, 2018.
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Première Partie
Mes années d’apprentissage, ROME, 1593-1612
Souvenir de Beatrice Cenci, Roma 1599
Parricide inceste parricide !
Ces mots reviennent en boucle dans la bouche d’Orazio. Orazio, mon père, est hanté. Hanté par le supplice qui a été infligé à Beatrice. Il ne cesse de ressasser la sombre histoire des Cenci, de nous en livrer le récit. Le soir, surtout. À la tombée du jour. À croire que l’absence de lumière ranime ces fantasmagories, toujours assez vives dans un esprit enclin à la mélancolie. Et nous, les enfants Gentileschi, sommes bercés du ressassement de ces violences qu’il a faites siennes. Elles sont à ce point intériorisées en lui qu’elles lui appartiennent. Elles font corps avec lui. Il n’empêche. Je ne parviens pas à comprendre comment l’on peut tuer son père ! Cela me trotte dans la tête ! Comment concevoir un acte aussi terrible ? J’ai beau tourner et retourner la question, je n’arrive pas à y croire. Pourrais-je tuer mon père un jour ? Même s’il venait à me faire subir les pires outrages ? Je n’en sais rien, mais je ne le crois pas ! J’ai beau savoir que Francesco Cenci avait tous les torts possibles, j’ai beau savoir qu’il était d’une cruauté sans pareille, tout de même, le doute en moi, persiste. Et je continue de m’interroger sur cet acte abominable qui a germé et mûri sous le front si pur de Beatrice ; au point de mettre ses frères, Giacomo et le jeune Bernardo, dans la confidence et d’obtenir d’eux qu’ils la soutiennent dans cette entreprise. Meurtre avec préméditation. Parricide avec complicité. Un tel acte ne pouvait trouver grâce auprès du pape. Comment Beatrice avait-elle pu imaginer le contraire ?
Pourtant, en y réfléchissant, je comprends mieux aujourd’hui l’importance que la journée du 11 septembre 1599 occupe dans la tête de mon père. C’est ce moment funeste qui lui a inspiré la Judith et Holopherne à laquelle il travaille en ce moment. C’est aussi à la même époque que le cardinal Pietro Aldobrandini, neveu du pape Clément VIII, a adressé à Orazio sa première commande d’importance. La décoration à fresque de la tribune de l’église San Nicola in Carcere, récemment restaurée. Sa Sainteté le cardinal, a exigé que figure dans cette fresque, le visage d’une sainte qui rappellerait celui de Beatrice Cenci au moment de son exécution. Orazio, d’ordinaire peu enclin aux manifestations des sentiments, s’est enorgueilli de cette nouvelle. Il en est en même temps absolument bouleversé.
Comment pourrait-il en être autrement ?
Sous le maître-autel de la vieille église, dans une urne en porphyre à tête de Gorgone, reposent les reliques de trois martyrs exécutés sur ordre de Dioclétien. Deux frères et une sœur : Marcellino, Faustino et Beatrice. Pour Orazio, cette coïncidence est un signe. Il n’a plus qu’à se mettre au travail. Il donnera à Sa sainte, les traits et expressions de Beatrice Cenci au moment de Sa mort.
Orazio aime que nous soyons rassemblés autour de lui, le soir à la veillée. Il tire de sa pipe des bouffées claires, tisonne le feu d’un air absent. Il prend son temps. Marmonne quelques mots dans sa barbiche. Le présent s’efface dans la somnolence.
Rome baignait depuis des mois dans l’atmosphère délétère d’une agitation incontrôlable que la mort de Francesco Cenci alimentait sans discontinuer. Avec le retour de la signorina Beatrice en sa demeure de Monte Cenci, les bruits qui entouraient la mort mystérieuse de Francesco Cenci continuaient de croître. Après plusieurs mois d’interrogatoires ininterrompus, il fut établi que Beatrice avait commandité le meurtre de son père. Que le meurtre avait été exécuté par Olimpio Calvetti, intendant du château de La Petrella et par son acolyte, Marzio, étameur de son métier. Émoi dans la ville et par les rues. Stupeur et tremblement.
Ce jour-là, samedi 11 septembre 1599, mon père avait quitté tôt le logis pour se rendre sur la place du château Saint-Ange. C’est là que devait avoir lieu l’exécution de la très noble famille Cenci. Quatre membres en tout. Giacomo et Beatrice, sa sœur ; Bernardo le plus jeune; et Lucrezia, la belle matrone romaine, dont Scipione Pulzone, selon les dires d’Orazio, avait réalisé le portrait quelques années auparavant. La seconde épouse de Francesco avait été enfermée avec sa belle-fille dans la geôle de Corte Savella, non loin du Palais Farnese. Tandis que les deux frères se trouvaient dans la prison de Tor di Nona, sise le long du Tibre. Il avait fallu aller chercher les prisonnières et les accompagner sous bonne escorte jusqu’au lieu de leur exécution. Il s’en était suivi une longue procession à travers la ville et jusqu’au lieu où l’on avait dressé l’échafaud. Ce matin-là, donc, tous quatre étaient convoqués pour mourir. Seul Bernardo serait épargné, en raison de son âge. Mais il avait été décidé qu’il assisterait aux exécutions. Après quoi il serait envoyé aux galères.
Mon père ne voulant rien perdre du spectacle, était arrivé sur les lieux bien avant l’heure prévue de la mise à mort. Il avait rejoint le groupe de peintres qui se trouvait déjà là, aux premiers rangs de loge.
—J’ai besoin de voir de près des têtes coupées, répétait-il à Caravage qui l’avait rejoint.
—Diavolo ! Rien de tel que le réel pour rendre nos décapitations saisissantes, avait commenté le peintre. Rien de tel, non plus, pour dénoncer la puissance des tyrans et la mettre à nu sous les yeux du bon peuple !
Je ne comprenais pas bien alors ce à quoi tous deux faisaient allusion mais je savais ce dont il était question. De tableaux et de peinture. De peinture et de pouvoir. De pouvoir et de mort. En effet les têtes sanguinolentes d’Holopherne (drôle de nom, tout de même pour un général !) ou de Jean-Baptiste, mais surtout d’Holopherne, se déclinaient en nombre dans l’atelier d’Orazio. Je me demandais bien pourquoi !
Quant à Caravage, mon père me confia qu’il était à l’affût de toutes les exécutions. À l’époque il travaillait à la réalisation de ses grandes toiles pour l’église Saint-Louis des Français. Et l’une d’elle avait pour sujet le Martyre de Saint Matthieu. Comme bon nombre de peintres de son entourage, Caravage se rendait fréquemment sur les lieux de tortures pour saisir sur le vif l’expression des suppliciés. Il avait d’ailleurs obtenu de visiter à plusieurs reprises Beatrice Cenci.
Il passait de longues heures à ses côtés pour s’imprégner de sa personne. Condition nécessaire pour parvenir à capturer la moindre expression de son visage. Il travaillait aussi, depuis un an déjà, à la réalisation de sa propre « Judith ». D’où l’empressement qu’il avait manifesté à se poster sur les devants de la scène. D’après Orazio, il s’y entendait. Il avait des notions précises d’anatomie. Il savait où trouver les grosses artères qui irriguent le cerveau. Il savait aussi qu’au moment où la lame tranche le col, il se produit des modifications dans la physionomie. Ainsi la bouche s’ouvre-t-elle toute grande, les mâchoires, elles, remontent vers les oreilles et les globes oculaires, après deux ou trois clignements de paupières, se révulsent. Rien de tel, disait Michelangelo Merisi, qu’un bon clou d’étameur et un bon marteau ou une bonne lame, pour faire passer de vie à trépas. Mon père, admiratif, ne se lassait pas d’écouter son compère. Mais ce qui les intéressait tous deux par-dessus tout, c’était l’expression des visages. Chacun voulait tenter de lire dans les pensées des condamnés à mort, depuis le moment où s’ouvrent les portes de la prison pour leur livrer passage jusqu’à celui où ils montent à l’échafaud. Et entre temps ? Pendant ces longues minutes qui précèdent la chute de la lame du bourreau, les visages évoluent-ils ? Par quelle gamme de sentiments les condamnés passent-ils ? Quelle expression domine leurs traits, les altère ? Bien évidemment, je n’étais pas en mesure, dans mon jeune âge, de me poser ces questions mais j’entendais mon père en débattre avec Caravage mais aussi avec d’autres peintres de son entourage.
Parmi les plus grands et les plus renommés. Il y avait autour de lui le Cavalier d’Arpin, les frères Carrache, Annibal, surtout ! Et ce teigneux de Baglione. Giovanni Baglione. Mon père avait eu maille à partir avec lui et il avait frôlé la catastrophe ! Sans oublier, parmi les jeunes espoirs, le redoutable Guido Reni ! Son talent risquait de les détrôner tous, un jour ou l’autre. Et puis, il y avait Tassi ! Agostino Tassi. Il s’était mêlé à eux.
Le maître de la perspective. C’est ainsi qu’il s’était présenté. En ville, ce jeune m’as-tu vu qui se faisait passer pour un noble de bonne extraction, s’était gagné le sobriquet de smargiasso. Le fanfaron. Ce qu’il était, en réalité. Cela, je ne le compris que plus tard. Je m’efforçais de retenir le nom de chacun mais je ne pouvais guère que saisir au passage quelques-unes de leurs remarques. Ce qui me troublait tout de même, c’était la cruauté des hommes, leur violence, leur soif de sang. Et leur engouement pour les spectacles macabres.
Spectacle ? Drôle de spectacle ! Horrible spectacle ! Terrible ! Terrifiant ! bien éloigné des facéties du carnaval et de ses manifestations lubriques. Je me souviens de ce jour de septembre, rutilant comme une journée de plein été. Je n’avais pourtant que six ans, mais je m’en souviens comme si c’était hier. Mon père m’avait emmenée avec lui, jugeant que ce spectacle serait en tous points édifiant pour moi, en dépit de mon jeune âge. En tous points ? Oui, mais lesquels ? Lui, sans doute, devait savoir. Mais moi, je n’en avais pas la moindre idée. Toujours est-il qu’il m’avait hissé sur ses épaules si bien que je pouvais, malgré la petite taille qui était la sienne, dominer la situation. Il y avait là, à nos côtés, Caravage. Et Agostino Tassi, qui avait proposé à mon père de le remplacer et de me prendre à son tour sur ses épaules. J’avais refusé en faisant la moue. Il me faisait peur et je le trouvais laid. Je m’étais blottie contre mon père, malgré la canicule. Je transpirais. Je n’avais encore jamais vu autant de monde. Il faisait une chaleur torride, rendue plus insoutenable encore par la foule dense qui se pressait sur les berges du Tibre, affluait de la ville entière, se bousculait, se massait partout où demeurait un semblant de place.
Il y avait des gens sur les toits, sur les balustrades et les balcons et les fenêtres les plus proches étaient occupées. Certains s’étaient hissés sur les statues des saints et des anges, au risque de se rompre le cou et de périr noyés dans les tourbillons du Tibre. Chacun, voulant trouver la place la meilleure, bousculait les autres à qui mieux-mieux. On peut imaginer les algarades, les apostrophes, les insultes ! Et les rixes ! Tout Rome se trouvait rassemblé là pour la circonstance, agglutiné sous un soleil de plomb. Tous se massaient aux abords de la forteresse pour assister à la mise à mort de la « belle parricide ». Pas question d’en perdre le moindre détail. En dépit des rumeurs qui laissaient entendre que Beatrice jouirait de la clémence papale, c’était le contraire qui s’était produit.
L’avocat Farinaccio, malgré toute l’ingéniosité qu’il avait mise pour plaider l’innocence de Beatrice, ou du moins atténuer sa faute, malgré tous les efforts qu’il avait déployés pour démontrer la violence et la cruauté de Francesco Cenci, pour prouver son iniquité, n’avait réussi à assouplir la volonté papale. Pourtant, il était allé jusqu’à accuser le scélérat d’inceste et de viol sur sa propre fille. Clément VIII Aldobrandini était resté intraitable.
Aldobrandini n’avait que le jubilé en tête et il lui fallait prouver que sa sainteté le pape pouvait remettre bon ordre dans les mœurs dissolues de la Ville Éternelle. Il savait aussi qu’en condamnant les Cenci, il allait pouvoir faire main basse sur l’intégralité de leurs biens et les ramener dans le saint giron de l’église. Il avait donc jugé impardonnable le parricide et la grâce s’était muée en condamnation à mort. Au grand dam d’une partie de la population qui continuait à soutenir la jeune fille sinon à l’approuver. Il est vrai que les romains étaient davantage sensibles à la beauté et au maintien réservé de Beatrice qu’à la brutalité de son père et à la réputation exécrable qui était la sienne.
Francesco Cenci ? Un débauché cruel vicieux violent accusé de toutes les turpitudes amours infamantes sodomies et meurtres. On disait qu’il avait forcé Beatrice à coucher avec lui, parfois même en présence de donna Lucrezia, qu’il l’avait violée et soumise à sa loi. Qu’il la battait si elle venait à se refuser à lui. Tous ces méfaits, hélas, étaient restés impunis. D’autant que Francesco Cenci avait pris soin d’éloigner les deux femmes de Rome, de les emmener, là-bas, dans les montagnes, hors des États du Pape. Il les avait séquestrées dans la forteresse de La Petrella d’où il leur était impossible de s’échapper. Ainsi le misérable se croyait-il à l’abri de toute accusation et tenait-il ses femmes à merci.
Ginevra Cantofoli: Femme au turban blanc identifiée comme Beatrice Cenci.
Passionnant! J'avais déjà lu "La solitude Caravage" de Yannick Haenel, et là on découvre son homologue féminin...
La suite bientôt donc, et en français, sur TdF.
Merci Angèle.
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Ce qu’en dit son éditeur :
« Un roman biographique à plusieurs voix, sorte de journal intime comme un dialogue entrelacé de présences en conversation intense avec la narratrice protagoniste, Artemisia Gentileschi, qui retrace les événements de sa vie de l'intérieur, de l'enfance à la mort, et ses choix artistiques. Angèle Paoli récupère quelques vérités dans des documents d'archives en opérant un filtre sur les événements qu'elle préfère raconter : grâce à la fiction, l'histoire semble dépasser la durée et la contingence des faits, atteignant les temps qui nous sont proches.
Ce qui s’en dégage est le portrait d'une femme capable de décider pour elle-même, par la force de ses projets, consciente de l'innovation révolutionnaire de son art, prête à concourir dans la société contemporaine sur un territoire purement masculin comme celui de la création artistique.
Un beau travail de documentation qui restitue la société du XVIIe siècle, les événements publics, les conflits, le climat culturel et de pouvoir des différentes Cours dans lesquelles Artemisia a vécu et travaillé. »
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Rédigé par : Guidu | 04 octobre 2021 à 16:55