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II
Mort de Prudenza — 1605
Aujourd’hui maman est morte. Maman maman ma man morte morte maman. Donna Prudenza ma mère morte morte morte. Aujourd’hui. J’ai beau tourner cette phrase dans ma bouche, rouler les mots sous ma langue, je ne comprends pas. Mes lèvres s’ouvrent puis se ferment sur ce mystère comme les lèvres d’un poisson qui tourne sans fin dans son bocal. Ouvre ferme ouvre ferme. Je ferme les yeux. Je veux abolir ce jour funeste. Rebrousser chemin pour rendre maman à la vie. Morte maman. Aujourd’hui. Un 25 décembre. Jamais plus ne la verrai ne lui sourirai ne lui parlerai ne dirai « mamma » en battant des mains en sautillant autour d’elle en m’accrochant à ses jupons. Jamais plus ne m’endormirai au son de sa voix. Ne parlerai d’elle qu’en disant « maman disait » « maman me racontait » « maman me souriait » « maman grondait mes frères » « maman brodait près de la fenêtre » « maman m’emmenait rendre visite aux sœurs de Sainte-Trinité, ses amies », « maman coiffait mes longs cheveux toujours en bataille » maman maman maman où es-tu maman… montée au ciel maman assise au milieu des anges maman silencieuse maman prudente maman courageuse maman maman.
Isolda, comprends-tu ce que signifie « aujourd’hui maman est morte » ?
Isolda, douce confidente de mes rêves secrets, le sais-tu ? La mort de Prudenza, ma mère, nous a laissés désemparés. J’entends encore ses plaintes ses larmes ses cris alors qu’elle se débattait pour mettre au monde son septième enfant. Hélas ! Tous ses efforts furent vains. Et les matrones du quartier, appelées en grand renfort, ont été impuissantes à la délivrer. Elle a rendu l’âme dans une ultime convulsion et les bras d’Orazio, qu’on avait tiré en hâte de son atelier, ont accueilli son dernier cri. L’enfant dernier né est mort aussi. Grâce à Dieu ! S’il m’avait été donné de choisir entre ma chère mère et le nourrisson, sois sûre que sans hésitation, j’eusse choisi ma chère maman. Il n’en fut pas ainsi. Hélas ! hélas ! hélas ! La mère et l’enfant ont quitté ensemble ce monde. Lequel des deux a précipité l’autre dans la mort ? L’enfant, en refusant la vie qui lui était offerte ! Je lui en veux, Isolda, et je sais que cela n’est pas bien.
Je repousse loin de moi ces mauvaises pensées. Mais comment les tenir longtemps à distance ? Elles reviennent m’assaillir et se ruent sur moi en un galop effréné ! Las las, maman est morte.
Lorsque l’enfant fut emmailloté, que la toilette de Prudenza fut faite et que la chambre eut été remise en ordre, je fus autorisée à m’approcher de ma chère maman. Je me précipitai à son chevet, les yeux baignés de larmes. Son visage était paisible. Ses traits détendus étaient ceux que je lui connaissais, lorsque, aux heures douces de sa vie, occupée à son ouvrage, elle était tout entière imprégnée de sérénité. Elle brodait, sa toile tendue sur le tambour qu’elle tenait appuyé contre sa poitrine ou sur ses genoux. Dans les derniers temps de sa grossesse, elle s’était mise à la réalisation d’une Vierge à l’enfant.
Une madone à son image, toute de douceur et de tendresse. Son ouvrage, resté en suspens, est sagement posé sur son coffre, parmi les objets qui lui sont chers. Parmi ses broches, ses peignes et ses colliers. Avec son livre d’heures et son missel.
Je restai longtemps à ses côtés puis mon père nous a séparées. Isolda, je suis déchirée. C’est un bien triste Noël, celui qu’il nous est donné de vivre. Maman a été enterrée, ce 26 décembre 1603, au moment où le soleil se couche. Un tramonto sinistre. Comment l’oublierais-je ? Le convoi funèbre s’ébranla le long du Corso, aux heures les plus sombres de la journée. La procession rejoignit la place de l’obélisque d’Auguste, s’engouffra ensuite dans l’église Santa Maria del Popolo, où l’assemblée, composée de riches notables et de peintres, amis de mon père, rendit à Donna Prudenza un hommage digne d’une dame de haut rang. Mon père avait organisé la cérémonie à grand renfort de fleurs, de candélabres et de chants.
Lorsque le moment fut venu de nous séparer d’elle, lorsque les envolées d’encens se furent évanouies, les croque-morts s’avancèrent, firent cercle autour du cercueil. Ils le soulevèrent et l’emportèrent jusqu’à la fosse commune. Je compris plus tard que mon père n’avait pas eu les moyens d’offrir à son épouse la tombe qu’il aurait voulue pour elle. La rosace avait été retirée et un trou profond et noir s’ouvrait devant nous. Je tentai de retenir dans mon âme, le visage de madone de ma mère. On ferma le cercueil. Je le vis disparaître, balancé au bout d’une corde. Il plongea dans le trou béant et ma mère me fut ôtée pour toujours. Mon cœur battait à tout rompre.
Je sentis me gagner un sentiment de révolte que je ne connaissais pas. J’avais peur. Peur de moi, de la vie, de ce qu’elle serait désormais sans la douce présence de ma mère. Mes frères s’étaient pelotonnés contre moi. Ils pleuraient à chaudes larmes. Soudain Francesco, me tirant par la manche, me demanda si elle allait bientôt remonter. Si c’était là sa dernière maison. Si on allait la laisser seule dans le noir. Voyant mon père sangloter, il n’osa plus parler, même à voix basse. La mort dans l’âme, nous quittâmes l’église pour rentrer chez nous, à l’angle de via del Babuino. Nous reprîmes le Corso en sens inverse. Sous la pluie, comme il se doit. Dans la grisaille oppressante d’un jour d’hiver. Vais-je pleurer longtemps ma mère ? La vie va-t-elle reprendre le dessus ? Le travail de peintre me sera-t-il de quelque secours ? Toutes ces questions vagabondaient dans ma tête, ne me laissant aucun répit. L’absence de ma mère, Isolda, va créer un bien grand vide dans la maison.
Mon père reste seul maître du foyer et me voici, à douze ans, à la tête de la maisonnée. Deux de mes frères sont morts en bas âge. Giovanni Battista I et Giovanni Battista II. Nous ne sommes désormais plus que quatre et je suis l’aînée. Marco est le dernier né. Il marche depuis quelques jours. Il n’aura connu notre mère que le temps de quelques mois. C’est une lourde charge qui m’incombe, Isolda. Orazio, soucieux de me prendre dans son atelier, a engagé Tuzia di Stefano Medaglia pour s’occuper de nous. Pour veiller à ce que nous ne manquions de rien.
Mais dès que cela est possible, dès que je peux abandonner mes frères à leurs jeux, je rejoins mon père. Il me montre comment broyer les pigments et mélanger les couleurs. Comment préparer les enduits et nettoyer les pinceaux. Lorsque mes frères seront en âge d’apprendre le métier de peintre, mon père confiera ses fils à un maître. Peut-être un maître français. Il y en a beaucoup à Rome, et de très renommés. Mais moi, il me prend déjà à son service.
À l’atelier, je suis la seule fille parmi une nuée de garzoni. Leurs plaisanteries sournoises, leur allure dépenaillée et leur insolence m’insupportent. Quand j’en ai assez de les entendre ricaner et se disputer, je m’isole derrière mon chevalet. Et là, je griffonne des portraits. Des portraits de femmes. Les femmes dont mon père me raconte l’histoire et la vie. Suzanne Judith Bethsabée, Madeleine Bethsabée Suzanne, Cléopâtre et Lucrèce. Et Judith, toujours et encore. Je ne me lasse pas de mes héroïnes. Elles ne me quittent jamais. Elles sont mes compagnes. Encore davantage aujourd’hui que maman est morte. Morte maman. Ma man mamma ma maman. Morte morte et morte.
Orazio va-t-il sortir ce soir ? Sortir pour noyer son chagrin dans un bouge ? Sortir ce soir comme les autres soirs et ne rentrer qu’à l’aube, ivre de fatigue et de vin. C’est étrange. À considérer son air sévère ses lèvres pincées, j’ai du mal à imaginer qu’il puisse se divertir avec les débauchés des tripots qu’il se plaît à fréquenter ! Peut-être avait-il besoin de se distraire des grossesses successives de Prudenza. Je me demande si ma mère lui a inspiré quelque portrait. Peut-être en trouverai-je un jour parmi ses planches quelque croquis ? Et pourtant, tout bien considéré, il me semble que les visages de madones que je vois surgir sous le pinceau de mon père, lui ressemblent. C’est elle qui lui a inspiré ses Vierge à l’Enfant. Comment garder intact le souvenir de son visage, ses traits et son sourire, la lueur de son regard, sinon en me perdant dans la contemplation des toiles de mon père ? Peut-être garde-t-il secrètes dans ses cartons, les esquisses qu’il a faites d’elle ? D’elle, je garde au bout des doigts la douceur de sa présence, celle de son empressement à servir les siens et je tremble encore de sa résignation face aux colères de mon père. L’a-t-elle aimé ? A-t-elle éprouvé pour lui d’autres sentiments que ceux de la tendresse conjugale ? J’ai bien du mal à déceler ce qui a pu les tenir embrassés dans les liens du mariage.
Misia, en voilà des questions pour une adolescente de ton âge. Mais, Isolda, qui pourra désormais m’aider à y répondre ? Mamma maman maman maman… Je te parle et peut-être, depuis le ciel où tu te trouves, tu m’entends. Peut-être te glisseras-tu dans mon sommeil… pour me dire… pour me dire pour… me dire que tu m’aimes.
Orazio Gentileschi, Madonna col Bambino (1605-1610) - Galleria Corsini - Roma
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