Marie-Hélène Prouteau, Madeleine Bernard, La songeuse de l'invisible, Éditions Hermann, 2021.
Lecture d’Angèle Paoli
À la recherche de la vie intérieure
Qui est-elle cette « Songeuse de l’invisible » dont nous parle Marie-Hélène Prouteau dans l’ouvrage qu’elle consacre à Madeleine Bernard ? Je reconnais qu’avant de lire ce beau et émouvant récit,
— Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible, — j’ignorais tout de l’existence de cette jeune femme, étroitement liée à celle de son frère, le peintre Émile Bernard. Voilà une lecture réparatrice qui permet de découvrir l’histoire de cette jeune personne, de la voir évoluer dans son époque « fin de siècle »(XIXe), dans son environnement familial, dans ses aspirations et troubles, de partager, par l’entremise de son frère, les grands moments d’effervescence artistique avec les peintres de l’École de Pont-Aven, mais bien au-delà encore. J’avoue que ce récit à dimension biographique, documenté avec soin et écrit dans une langue vive, colorée et variée, m’a non seulement intéressée mais habitée. La présence de Madeleine Bernard continue de diffuser en moi cet attachement secret à un être de papier que nourrit une lecture attentive.
C’est sans doute aussi que Marie-Hélène Prouteau, en parfaite empathie avec son personnage, a su se saisir de ce qui faisait l’originalité, la qualité et la profondeur de Madeleine Bernard. Celle dont elle dit qu’« elle sera la petite regardeuse de l’invisible. »
Trois portraits nous sont proposés par la maison des éditions Hermann pour renouer avec celle qui fut Madeleine Bernard. En première de couverture, une toile aux couleurs vives - du rouge des bleus du jaune-vert - œuvre de Monsieur Gauguin. On y voit une jeune femme assise, la joue appuyée sur le coude, le regard perdu dans ses pensées. L’œil en amande, « souligné de khôl », se perd dans la contemplation de l’invisible. Il se dégage de l’ensemble du portrait, montré de profil, une beauté sage, nimbée de mélancolie. Une attente peut-être de quelque chose qui se déploierait au-delà des vicissitudes de la vie et des contingences qu’elle impose. Le second portrait en noir et blanc, est celui d’une toute jeune fille, pensive déjà, absorbée dans ses paysages intérieurs. Il s’agit d’une photo datée de 1882. Madeleine Bernard, née en 1871, est alors âgée de onze ans. Elle est « Madeleine, au balcon des jours », telle que la décrit Marie-Hélène Prouteau. « Le menton appuyé sur la main gauche lui donne ce port légèrement penché de la tête. Elle ne sourit pas. Elle est toute dans cette main où semble s’appuyer son esprit rêveur. Éprise d’absolu, inconsciente de sa beauté. Inconsciente de ce quelque chose de mystique saisi par le cliché. » Cette photo, davantage encore que la toile de Paul Gauguin, révèle le caractère secret de la jeune fille. Un caractère qui sera le sien tout au long de sa vie brève, jusqu’à sa mort, survenue alors que Madeleine est tout juste âgée de vingt-quatre ans. Le troisième document est une photo d’archives familiales datée de 1889. On y voit Émile et sa sœur, assis l’un à côté de l’autre. La tête appuyée dans la paume de sa main, Madeleine est pensive ; Émile, un pinceau entre les doigts, mélange ses couleurs sur sa palette. La photo est intitulée Madeleine et Émile Bernard.
L’invisible et le rêve, Madeleine les a en partage avec son frère Émile, de trois ans son aîné. Il suffit parfois d’un nuage, d’un reflet sur la Deûle, de couleurs changeantes dans l’air, pour que gagne en eux l’univers des songes. « La fillette fragile a des antennes pour capter l’invisible. » Écrit l’autrice. Quant à Émile, « perdu dans l’air léger de ses rêves… », il passe son temps à croquer des portraits de sa sœur à qui il voue une adoration sans bornes. Adoration et admiration réciproques qui emplissent Madeleine de bonheur. D’inquiétude et d’angoisse lorsque la vie les sépare trop longtemps ou que leurs « cœurs siamois sont pris dans les tourments ».
Ce que le talent d’Émile capte à la dérobée, c’est le regard de sa sœur. Ce regard qu’il ne quitte pas des yeux et qu’il retrouvera plus tard, à l’identique « lors des séances où elle sera son modèle ». Car Émile peint de mémoire. Il « peint après-coup, en imagination. » Ainsi procèdera-t-il, lors du séjour à Pont-Aven, pour cerner « les harmonies intérieures » de Madeleine au Bois d’Amour. Ce sont ces harmonies-là que le jeune peintre guette depuis sa plus tendre enfance. La beauté irréelle de se petite sœur le fascine, qui lui fait livrer dans une lettre cet aveu : « Je fus émerveillé comme d’une histoire de fées et je me la repeignis longtemps dans mes rêves… ».
Le frère et la sœur sont également doués pour percevoir ce qui se dérobe au regard des autres : « La petite fille et le grand frère suivent un chemin visible d’eux seuls… » ; ils « sont les habitants d’un paradis secret qui n’appartient qu’à eux. » Fantasque et rebelle, Émile est le complice aimé de Madeleine, celui à qui la fillette, puis l’adolescente, confie ses joies et ses peines, ses rires et ses jeux. Chacun frémit aux émois de l’autre. Un émoi insaisissable sur lequel il est difficile de mettre des mots. Pour Émile, il y a en Madeleine quelque chose d’un ange. Une apparition. Quelque chose l’habite, une présence qui irradie et illumine son visage. Invisible présence. Madeleine est sensible à la prière, à l’encens, aux chants d’églises. Un brin mystique, élevée dans un pensionnat religieux, Madeleine pense parfois à entrer dans les ordres. Émile n’est pas insensible à cette ferveur. Il suffit de revenir sur l’épisode de l’église Saint-Étienne, à Lille, pour s’en convaincre :
« Elle jette un coup d’œil à Émile agenouillé à côté d’elle qui contemple les vitraux, envoûté lui aussi, comme à côté du monde. En sortant, il dit qu’il n’oubliera jamais ces vitraux. Ces mots restent en elle. Madeleine, bien plus tard, quand Émile peindra sa fresque à Saint-Briac, se souviendra de son extase devant les vitraux de l’église Saint-Étienne… ».
Fin 1888, Madeleine, venue rendre visite à Émile dans l’atelier de Saint-Briac, contemple, admirative, Le Pardon, Bretonnes dans la prairie. Madeleine comprend. Elle sait d’où viennent « ces cernes noirs soulignant les personnages comme dans un vitrail médiéval ». Elle perçoit dans le tableau ce qui a bien pu en inspirer la facture. Elle se souvient « d’une extase d’enfant partagée devant les vitraux de l’église Saint-Étienne à Lille ». Et la narratrice de conclure : « C’est leur part commune d’émois et d’élans, celle qu’ils gardent au plus profond, insoupçonnée des autres. »
La ferveur religieuse des enfants Bernard va de pair avec d’autres « élans juvéniles » qui les portent l’un et l’autre vers la beauté. La musique, la poésie, l’art. Héritage qu’ils tiennent d’Héloïse, leur mère. « Femme lettrée, cultivée », musicienne, Héloïse aime la poésie. Elle voue à Alphonse de Lamartine, qui a longtemps nourri « sa jeunesse sentimentale », une admiration infinie. Ensemble, la mère et la fille jouent du piano à quatre mains. Ou récitent les Élégies de Marceline Desbordes-Valmore dont les vers agissent sur Madeleine comme le baume de la prière. Ensemble elles se rendent aux expositions. Elles découvrent les grandes toiles à l’honneur à Paris : « Un dimanche à la Grande Jatte, de Georges Seurat. Et aussi, Mary Cassatt, cette peintre américaine et son tableau Jeune fille à la fenêtre ». La famille Bernard est une famille moderne et cultivée. Elle lit la presse, s’intéresse à la littérature, se procure les ouvrages importants qui animent les débats ; elle se tient au courant, par l’entremise d’Émile, de tout ce qui traverse la peinture : mouvements, écoles, choix. Des termes nouveaux font leur apparition dans la bouche d’Émile, enthousiaste : Cloisonnisme, Symbolisme, Impressionnisme, Synthétisme. Tous incarnent la peinture nouvelle. Les avant-gardes. Mais Émile bouillonne. Il a hâte d’acquérir son indépendance et de subvenir à ses besoins. De plus en plus fantasque, il est révolté et incontrôlable. Échapper à l’emprise de ses parents est difficile et douloureux, d’autant qu’ils continuent à l’entretenir. La situation devient invivable, qui génère des crises de plus en plus violentes entre la mère et le fils. Sous l’impulsion de ses amis peintres il part en Bretagne. S’exile à Pont-Aven. S’installe un temps à la pension Gloanec, point de ralliement des peintres. Exalté, Émile fréquente les plus grands. Toulouse-Lautrec, Vincent Van Gogh et Gauguin, Georges Seurat et Paul Signac ; Puvis de Chavanne … Ainsi que le postimpressionniste Louis Anquetin. Et plus tard, Cézanne.
L’émancipation d’Émile ne se fait pas sans violence. Les querelles avec Héloïse sont incessantes. Madeleine, brisée par ces tensions — qu’alimenteront plus tard les soupçons que la mère nourrit à l’égard de sa fille dans sa passion qui la lie à Charlotte Brisse — trouve son apaisement avec le piano. Les Harmonies poétiques et religieuses de Liszt, dont les titres sont inspirés de Lamartine, lui sont une consolation. Elle retrouve la ferveur du grand musicien et sans doute aussi celle qui continue de vibrer en elle, invisible. Une ferveur identique à celle qu’elle éprouve dans la contemplation des choses simples de la nature. Qui l’emplissent d’une « joie immense ». « Le ciel étoilé, le passage d’un hanneton, la fragilité du brin d’herbe, l’odeur des fleurs. Tout parle. » Et Madeleine de s’interroger : « Est-ce l’extase mystique de Natacha, la jeune fille de Guerre et paix qu’évoquait Monsieur de Wylie ? » un peintre russe, ami de la famille et résidant à Asnières".
Le rêve de Pont-Aven se réalise enfin pour Madeleine. Accompagnée de sa mère elle va retrouver Émile. Va découvrir la mer. Cette fascination. Va faire la connaissance de Gauguin. Immédiatement séduit par la beauté et l’esprit vif de cette jeune fille de dix-sept ans. La vie d’artiste déploie ses charmes et Madeleine n’y est pas insensible, qui accepte de poser pour ce grand gaillard de peintre au « teint basané » et à l’allure libre. Elle n’est pas non plus insensible au regard qu’il pose sur elle. « Serait-ce l’enfance qu’il veut lui faire quitter ? »
Pendant ce temps-là, Émile continue de peindre. De retour dans son atelier parisien, il met les dernières touches à une toile commencée à Pont-Aven. Un portrait de Madeleine. Portrait inspiré dans lequel la jeune fille, « figurée en buste, robe noire, les yeux mi-clos, pensive », apparaît de « plain-pied dans la nature ». Derrière elle, trois peupliers « tronqués » « enclenchent la rêverie ». Admirative, Madeleine vibre d’émotion intérieure. Tant en raison de la fascination qu’exerce sur elle la toile que par ce qu’elle saisit des sentiments qui ont animé l’esprit de son frère au moment où il a réalisé son tableau. « Pourquoi, lance -t-elle les yeux brillants, ne pas l’appeler Portrait de ma sœur Madeleine aux trois peupliers ?
De retour à la vie parisienne, confrontée au travail dans un atelier de couture, à des projets de fiançailles qui l’ennuient, aux colères maternelles toujours plus violentes, Madeleine s’évade. Dès qu’elle le peut avec les poèmes de Marceline Desbordes-Valmore. Mais la rêverie d’enfance, exaltée par les projets partagés avec son frère, a pris désormais une autre tournure. Il s’agit d’oublier. « Oublier l’atelier où elle est enfermée tout le jour, le salon d’essayage, les bourgeoises à chapeau. Elle vagabonde ailleurs, loin de ce monde du clinquant qui ne jure que par l’ornement et l’artifice. Loin de ce royaume du superflu et de l’illusion. » Loin des vanités dont « la société tristement matérialiste » est si friande. Pour Madeleine, seule compte « la vie intérieure ». Une vie intérieure qu’elle nourrit par ses nouvelles lectures — théosophie, bouddhisme, pensée orientale — par la méditation, la prière et les exercices spirituels. Les séductions fallacieuses d’un ami de son père la poussent à quitter les siens, à couper le lien avec sa mère, à rompre. Madeleine disparaît. Sans laisser d’adresse. Qui aurait pu penser que Madeleine, la Madeleine apparemment passive et obéissante, puisse prendre des résolutions aussi radicales et aussi violentes ?
À Genève où Charlotte et elle se sont installées et travaillent, Madeleine rêve devant le lac Léman. Elle se sent riche à nouveau. « Riche de la clarté blanche et rose du jour, riche de cette force nouvelle à elles deux, qui efface les signes noirs. » C’est à Genève que Madeleine fait la connaissance de « deux jeunes Russes, Augustin de Moerder et sa demi-sœur Isabelle Eberhardt ». Ici, soudain, la vie bascule. Un univers inconnu fait irruption, fait d’originalité, de non conformisme, de libre pensée. Un univers cosmopolite dans lequel on jongle avec les langues. Et même si l’esprit de la littérature russe plane, les auteurs français ont la part belle pour les lecteurs insatiables que sont Isabelle et son frère Augustin. Passionnée d’Orient, Isabelle entreprend d’étudier le kabyle et l’arabe. Elle tient entre les mains les clés de son destin. Madeleine ne saura rien de l’avenir d’Isabelle Eberhardt. Dans ce contexte exubérant naît l’idylle entre Madeleine et Augustin. Une idylle qui tourne court. Il est impensable que la « fille d’un négociant en tissus et d’une ancienne blanchisseuse » épouse « un aristocrate russe. » Il y a donc dans ce milieu original des limites à la libre pensée ! Madeleine se réfugie dans le silence.
Exilée d’un exil librement consenti, Madeleine ressent les morsures de l’absence. De son cher Émile surtout. Comme toujours, dans les moments de solitude et de mélancolie elle se raccroche à sa poète favorite, Marceline Desbordes -Valmore dont elle tient serrée contre elle, un petit volume de poèmes. « Avec l’exil, avec la douleur et l’absence, son destin est porté à l’incandescence : elle est devenue la songeuse de l’invisible. »
Mais sa vie n’est pas tout à fait finie. Il reste encore quelques surprises et quelques rebondissements. Madeleine découvre par le biais d’un article écrit par Émile que son frère est au Caire. Voilà Madeleine et Charlotte en route pour l’Égypte et pour les retrouvailles. Riches d’émotions, elles sont riches aussi des ombres du passé qui n’ont pas manqué de les rejoindre :
« Ils restent l’un près de l’autre, unis dans un même chagrin. Madeleine appuyée à la balustrade retrouve sa pose familière, la tête posée sur la main, songeuse… »
Étonnante Madeleine, découverte à travers le récit riche et envoûtant d’une époque dont Marie-Hélène Prouteau recrée avec une grande aisance les mouvements et les mouvances, les lignes de force et les couleurs.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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