image , G.AdC, « Elle avait beau être là à attendre sa mort… »
YY.1 Il était en train de mourir derrière cette porte. Elle, elle était morte depuis si longtemps. Elle restait là assise sur cette chaise dans ce hall qui glaçait la porte des urgences chaque fois qu’elle s’ouvrait sur des brancards. Personne ne lui jetait un regard. Elle s’en moquait. Elle se sentait pierre, les yeux fixés à ses deux mains posées sur ses genoux. C’était toujours ainsi désormais, comme si elle transportait partout avec elle le silence et l’invisibilité du placard. Le placard. Elle y avait trouvé tant de sérénité, tant de force dans sa faiblesse, tant de recueillement face au néant de toute vie, tant de détachement aussi, ni rancœur, ni regrets, ni rêve de recommencement, qu’elle traversait désormais la vie avec son apparence anodine de petite vieille dame vide aussi légère et insignifiante qu’une coquille de noix. Il était en train de mourir derrière cette porte et elle scrutait en elle cette indifférence de minéral que l’approche de la mort n’arrivait pas à ébranler. Elle entrevoyait comme dans les lointains définitivement inaccessibles quelques échos de la passion qu’elle avait eue pour lui. Est-ce qu’on est encore soi après soixante ans de solitude et d’usure ? Pourtant je l’ai aimé d’un tel amour. Comme dans les livres. À en perdre et le boire et le manger. À me damner pour lui. Cette folie des corps quand on a vingt ans. Quand on a vingt ans, baiser comme ils disent aujourd’hui, à mon époque, ça n’avait pas de nom puisque c’était tabou, indécent, obscène, ce qui se passe dans la chambre à coucher et toutes les femmes se regardaient d’un air entendu comme si ça avait été pour toutes la même rengaine, comme si c’était une fatalité commune imposée à toutes avec d’infinies et infimes variantes certes mais toujours les mêmes écueils et les mêmes souffrances. A vingt ans, il y avait soixante ans, c’était comme aujourd’hui, la découverte de l’autre, baiser partout, sauf que c’était celui-là et pas un autre, celui permis par le mariage, celui que les parents avaient poussé entre vos bras, les parents, la famille, la société, celui-là et pas un autre, surtout pas d’autre, la grande honte, le choix des réprouvées, celles désormais exclues de la vie du monde, celle dont on ne prononçait plus le nom. Mais cela excepté, ce n’était pas très différent, vingt ans. Baiser partout, pas dans un lit mais partout où le désir vous prend. L’autre, le corps de l’autre, c’est une guerre, une conquête qu’on mène avec ses mains, avec sa bouche, avec son sexe. On veut tout du corps de l’autre, le dévorer, l’absorber, se l’incorporer en l’insérant dans son ventre par ce coin de chair qu’il possède et qui lie deux corps dans un même élan, une même ruade, une même ruée dans le désir. Elle avait beau être là à attendre sa mort, elle se souvenait de ce qu’avait été ce désir de lui, si puissant, presque douloureux et cette naissance du plaisir partagé qui l’avait attachée à lui irrémédiablement. Et puis cette chose lumineuse et irradiante ça devient faire l’amour. Faire l’amour comme on fait les lits, comme on fait la vaisselle, comme on fait les magasins. Peu à peu, l’acte perd de sa dorure, il devient rituel puis habituel puis quelconque. Il y avait eu les grossesses, les fausses couches, les avortements, l’envers du désir pour les femmes qui le payaient au prix fort dans le monde de sa jeunesse, un monde sans contraception où la procréation faisait loi…
|
PAULE ANDRAU
■ Voir aussi ▼ → (Babelio) Paule Andrau, Violence(s), résumé |
Retour au répertoire du numéro de septembre 2021
Retour à l’ index des auteurs
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.