« J’avance à la rencontre du visage humain… A la rencontre « du premier mot d’un vers »… «J’accueille, je dis oui à cette force venue m’éveiller » Comme tant d’artistes et d’écrivains avant elle, Laurence Verrey, poète suisse, raconte dans un livre de feu, Lutter avec l’ange, le long combat qu’elle a mené pour accéder à l’intériorité de sa parole poétique et à sa liberté de femme. L’écriture a donc été pour elle à la fois l’objet du désir et le lieu initiatique où l’être, en lutte avec l’obscur, tente de vaincre ses maux et de transcender sa blessure en donnant un sens au fait de vivre et de mourir, de souffrir et d’aimer. Direction et signification(1), ce récit autobiographique témoigne d’un parcours où la langue, foyer de résistance, souffle vivant, permet à une femme de trouver, sous la cendre des peurs et l’infini servage(2), son visage, son nom et la flamme de sa voix. Pour ce faire, la poète n’hésite pas à relier sa trajectoire personnelle à celle d’un personnage biblique dont elle fait une « figure d’éveil » et un « compagnon d’insoumission » dans l’épreuve et dans l’avancée. De par la constance dont il fait preuve pour « forcer le destin », il lui apprend comment se conquiert en l’humain la part divine. La narration, construite en six parties dont plusieurs retours en arrière, dessine un itinéraire qui fait résonner l’histoire de Jacob avec celle de la narratrice. Il entrelace expérience existentielle et quête spirituelle par une suite de proses à la fois sensibles, réflexives et lyriques. Elles sont précédées de citations tirées de la Genèse qui les éclairent. Laurence Verrey fait en effet de l’ange de Jacob un allié contre tout assignement à une condition ou à un état déterminé d’avance : « Dans chaque chose, dans tout évènement se tient un ange […] venu t’aider à amorcer le lent retournement » et « à dire oui à tout ce qui advient… », écrit-elle. Ainsi l’ange incarne pour Jacob, et Jacob pour elle, un guide pour la transformation. Tout au long du récit, l’auteur entrelace leurs destinées, exils luttes et révélations. Ses retours en arrière servent à nous rappeler les vrais enjeux du livre : comprendre ses fragilités, conquérir son droit à l’existence, passer les frontières érigées, accomplir sa voie. La jalousie qui oppose Jacob à son frère, enfant préféré du père alors que lui-même l’est de la mère a pour conséquence un conflit et sa fuite hors du pays natal après avoir spolié Esaü de ses biens et de son droit d’aînesse. Ces violences expliquent ensuite son besoin de pardon et sa décision d’un retour des années après. Sa crainte d’une vengeance fratricide est débordée par son désir et la lutte symbolique contre l’ange, cet adversaire d’abord anonyme qui toute une nuit lui refuse le passage du gué, révèle le héros biblique à lui-même et lui donne un Nom et la possibilité d’une nouvelle alliance. Nous prenons conscience avec la narratrice que nul ne peut échapper à la confrontation avec une humanité difficile et à la question de Dieu. Tel semble l’enseignement qu’en tire pour elle-même la narratrice. Elle va nous le montrer en se penchant parallèlement sur sa propre trajectoire. Elle se décrit d’abord femme entravée, dans une situation matérielle et familiale qui l’empêche d’aller, dit-elle, « vers cet été perpétuel » de la poésie « où se refait l’unité ». L’écriture, pressentie dès sa jeunesse comme « lumière et sel », est le seul espace où elle peut échapper à la déréliction et à « la capitulation ». Elle aspire donc à relever « son défi ». D’abord elle y parvient mal, déchirée entre une « attente » stérile de « la vraie vie », et une révolte d’une « mortelle impatience » qui interroge son entourage et inquiète ses enfants. Pour réaliser sa vocation, elle va devoir cependant, comme Jacob, affronter son passé et son rapport à l’autre, combattre les empêchements sociaux et assumer ses choix féministes et créatifs. Dès l’origine, constate-t-elle, nous ne sommes pas « dans l’égalité mais dans la différence ». Pour trouver « la juste place », et ne pas laisser en nous la haine ou l’effacement gagner, il faut force et patience. « Tant d’années de ma vie passées sous le joug du silence » et « d’une immense solitude », nous confie Laurence Verrey. L’évocation de son enfance et de sa jeunesse met en lumière combien nous sommes souvent les héritiers de frustrations et de souffrances plus anciennes que nous. Et combien chacun doit lutter pour que place soit faite au pardon, à la clairvoyance et à la joie. Ainsi l’auteur relate-t-elle la relation à sa mère musicienne devenue femme gelée(3), artiste sacrifiée à un rôle de femme au foyer. Elle-même, enfant mal aimée, endosse son malheur et dans la culpabilité le reproduit. Consentir à aimer est un long processus qui demande de se réconcilier d’abord avec soi et avec les autres, un « acte de foi » pour trouver un salut. Alors peut-être ce qui a produit la blessure peut engendrer la guérison. La musique, source de son malheur de fille, est devenue pour l’autrice source de sa vocation poétique, « langue natale » qui « attend ses doigts pour être écrite ». Mais comme le révèlent les livres de sagesse, les dons reçus, les secours rencontrés n’empêchent pas que se poursuive jusqu’à la fin « la longue confrontation avec l’homme », et avec Dieu. Les dernières parties du livre s’écrivent dans la suite des jours où les interdits bourgeois enfreints, les forces du néant terrassées, la poète peut s’employer à donner forme et mots à sa vie. « Toucher » un corps avec lequel « en découdre » pour comprendre « sa vraie nature », pour savoir discerner en soi et en l’autre la part de l’humain et la part divine, cette connaissance-là se révèle interminable. Impossible d’aller au bout de l’expérience de l’être-au-monde et du lien sans affronter le visage de l’Eros indissolublement lié à celui de Thanatos. Une rencontre à l’heure où « le désir est délire » et emprise lui révèle une autre facette de sa féminité, sa part animale peut-être, qui incendie son identité et lui ravit sa parole. Cette jouissance mortifère reconnue, elle choisit d’en briser les chaînes pour retourner vers une lumière et re-connaître « l’homme de sa vie ». Le récit se clôt « vingt ans après » son commencement et trois ans après la mort de sa mère. Il parle l’aventure d’une vie intimement liée à l’aventure poétique. Laurence Verrey a mûri, elle dresse le bilan du vécu, des luttes et des rêves. Elle s’est réconciliée avec elle-même et avec sa lignée en soldant les comptes des blessures, elle a passé le gué de la création : elle est devenue une poète. Sa quête demeure celle de « l’Amour, pur vocable, seule vocation ». Il faut du temps et un dur combat à une femme pour pouvoir, même aujourd’hui en Occident, s’approprier la leçon de Jacob : refuser la soumission, prononcer le « oui » à la vie qui prend en compte l’entièreté de l’être, ses élans, ses dons et ses faiblesses humaines. Ecrivaine sortie de la clandestinité comme quelques autres, femme de foi, Laurence Verrey dans ce livre fervent nous fait entendre une parole salvatrice et ardente qui fait du ciel un consentement au mystère et de la poésie, une terre d’élection. Son âme qui ne manque pas de mots(4) nous conduit, nous lecteurs, à plus grand que soi. |
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