« Ce titre est une formule du quotidien qu’utilisaient volontiers les anciens. Non pas les ancêtres de Cécile Guivarch, cette fois-ci, mais ces femmes et hommes qui habitaient une durée différente, où la vie et le temps semblaient brodés d’une même étoffe. Dans son entreprise, la poète s’appuie sur un support original : des lettres et des cartes postales contenant des phrases toutes simples, citées en italiques, soit en regard des poèmes, sur la page de gauche ou de droite, soit semées parmi eux. C’est l’une de ces lettres qui a le dernier mot, presque sacralisée par le fait qu’à la fois elle achève et baptise l’ouvrage : « Je ne sais quoi dire de plus. // C’est tout pour aujourd’hui. » Ainsi ce livre mérite-t-il doublement le nom de recueil.
Trois sections le subdivisent. La première, « De vous à moi », pose le projet et le lien qui en réalité se tisse à double sens : « Je viens à vous chaque jour ». La deuxième, la plus longue, intitulée sobrement « Vous », se consacre davantage au contenu des lettres, qui correspond à un grand nombre d’actions : cuisiner, couper les fleurs des champs, pousser les bêtes dans l’étable, labourer, fabriquer le cidre… faire la guerre, enfin. La troisième section est dédiée à la première personne du pluriel, celle qui a succédé à la génération disparue : « C’est nous, aujourd’hui. » Non pas totalement disparue, à plusieurs titres. D’abord, parce que nous communiquons et écrivons toujours : Cécile Guivarch, à la fin du livre, se dit « Fière de travailler chez Orange où la révolution numérique […] continue de relier les personnes entre elles. » Ensuite parce que son écriture prend un soin infini à ressusciter ces missives, en embrassant ce qui, sur le papier jauni, prenait le temps de former « de si belles lettres », au sens premier du terme. Enfin, dans la mesure où le besoin perdure de forger les maillons d’une chaîne d’expression essentielle, centrée sur cette formule dont se moquent certains, où se lit notre profonde compassion : « Mais peut-être que les mots d’autrefois / sont toujours les mêmes aujourd’hui. // Cela fait plaisir de vous savoir en bonne santé. »
Cependant, quelle relation peut bien entretenir la poésie avec cette sorte d’écrits tracés par des mains accoutumées à d’autres tâches, que la poète réunit sous le nom de « labeur » ? Aucune, a priori. Sauf que ces écritures se révèlent fraîches et généreuses comme le jour, dans la lumière d’un temps qui se déroule pleinement, de l’aube au crépuscule : « Les attentions à s’embrasser sans compter / ainsi que vous saviez si bien le faire matin et soir. » On le pressent, elles viennent directement du cœur et du bon sens : celui qui n’écarte ni la pluie ni l’orage au prétexte que cela ne lui conviendrait pas. Elles accueillent l’aujourd’hui exactement tel qu’il est : « ces petites choses dont jouir chaque jour ». Et savent se taire quand l’instant en est venu : « Puis vous n’aviez plus rien à dire ». Tout comme en poésie : « Vous n’êtes pas pages blanches, vos poèmes sont dans vos lignes. »
Ce n’est donc pas un livre-musée que nous propose ici Cécile Guivarch, mais un dialogue vivant, impromptu, accordé au poème : « Vous n’êtes pas dans l’ordre, ni le nombre des années ». Une conversation émouvante et aimante : « J’aimerais vous serrer contre moi » ; « Vous tenez dans ma main. » Sans cesse la poète s’adresse à ces anciens qu’elle n’a pas connus, dont elle relève la parole dans un double mouvement d’élan – « Je vous rejoins dans vos couleurs » – et d’accueil : « Les lettres me parviennent, comment savoir ce qui respire avec elles. » Elle prête attention à tout ce qu’elle reçoit, même aux plus simples listes ; elle en extrait la substance poétique, qu’elle nourrit de sa propre parole et qui, en retour, crée la source verbale d’un inépuisable élan : « Les yeux brillaient vers le même mouvement de cœur / sans mesurer la quantité de bleu de vent de soleil. » C’est le sens même du vivant, rassemblé dans des formules concises, qui entrent au cœur : « Vous envoyiez des mots que vous ne saviez pas poèmes, / […] dire en peu de mots ». De savoureuses tournures viennent tour à tour alimenter et interrompre le texte poétique : « Dans la campagne, tellement bien belle. / […] / J’entends encore le bourdonnement des appareils dans toute la campagne, / si fort que ma voix en est coupée. » Finalement la poète répond à ces lettres par ces autres lettres que forment les poèmes : « Je vous assure que moi aussi, tout va bien, la vie passe. »
Pour Cécile Guivarch, il s’agit bien d’incarner cette parole ancienne, reçue en dépôt pour rejaillir autrement : « Vous me poussez dans le sang pour fleurir au bout des doigts. » Ici et là, des « voix s’éveillent », qui passaient « les jours à relier les fils les uns aux autres ». Prolongeant ce « tissu étendu jusqu’à nous », le poème redessine des existences, non pas telles qu’elles étaient – comment serait-ce possible ? –, mais apte à se redire, à s’insinuer dans nos lignes trop droites, pour nous aider à gagner ces marges élargies où nous respirons mieux : « Respirer le temps ramassé entre vous et moi. » Là où l’intensité fulgure, il nous rend à la joie d’exister : « j’esquisse les sourires d’où je vous écris ». Ainsi les pronoms « je » et « vous » ne se séparent plus, malgré l’écart des années : « Ensemble déjà pleins de nous. » L’écriture de Cécile Guivarch exhume, relie et redéchiffre : « Le monde se poursuit dans des allers-retours. » En se mêlant aux lignes du passé, elle pousse le « nous » et le « vous » à se confondre : « Envoyer un mot. Venez demain, ce sera dimanche. / Apportez-nous du vin si vous voulez, vieilli en fût de chêne, / il sera bon en bouche. » Sans le dire, elle nous suggère de nous poser en écrivant : les phrases nominales éclairent le fait qu’une vie de « travail » gagne à s’entrecouper de « Deux ou trois lignes, juste tout va bien puis retourner au labeur. » Lettre et poème s’entrelacent dans un espace intime : « Je vous écris de l’intérieur ». Le passé se recrée dans une autre durée, ni d’hier ni d’aujourd’hui, un pont où l’ancien se rafraîchit : « Le soleil et les oiseaux – comme le vent remue dans les branches. » Un maintenant s’écrit, non pour combler des lacunes mais pour renouer avec la minutie possible de chaque instant : « Je ne vois pas les lignes, / elles ont été toutes barrées, / laissant juste une dizaine de mots. / […] Vous passiez un petit moment à barrer une lettre / comme un poème que j’allais écrire. » Le tamis d’écriture retient alors l’essentiel de ce qui peut passer d’un monde, d’un temps à l’autre : « Les petites choses oubliées. » « Dire simplement combien vous aimiez. » Comme des fleurs qu’on offre : « Les pensées se formaient / en bouquets des uns aux autres. »
Le plus poignant peut-être, c’est la mise en exergue des lettres de la guerre, où le « silence » choisit de se redéposer sur la souffrance : « Il préférait les mots de tout va bien / oubliant le ventre se tordant de jour en jour ». La pudeur, le secret qui caresse, enveloppe, le poème les connaît, lui qui préfère laisser entendre. En lien tacite et confidence bien comprise : « Vous m’avez presque tout dit de ces jours. »
Sabine Dewulf
D.R. Texte Sabine Dewulf
pour Terres de femmes