Collection Les Cahiers d’Arfuyen n° 247, 2021.
Lecture d’Isabelle Lévesque
L’ÂGE D’OR Pour leur titre, deux livres récents de Pierre Dhainaut se limitent à des adverbes courts, comme deux clefs d’un trousseau secret que le poète nous tend : Après et Ici, deux syllabes pour chacun, le temps puis le lieu. Si le premier dérogeait au « hic et nunc » habituel, le second s’affirme au présent. Adverbe déictique nous situant précisément à l’endroit d’où parle le poète, ce mot-palindrome se referme sur lui-même avec le double « i » que nous retrouverons dans les titres des trois premières parties du poème. Sans doute a-t-il également valeur temporelle : voici où nous en sommes, semble-t-il indiquer. Dès le poème liminaire, le « i » qui colore (de rouge, dirait Rimbaud ?) tout le livre, se mêle à l’« or », qui peut s’inverser, comme dans le premier mot : « Parole », « parole », au fond des corridors le mot se tarira et avec lui nous ignorons quoi […]. » Cet appel répété pose un leitmotiv du livre. Les éclairages différents posés sur un même mot, une même sonorité, les détachent d’une chaîne verbale anodine. Ils portent le souffle dont on sait qu’il est la condition de vie du poème et du poète pour Pierre Dhainaut. Si nous voulons suivre sa voix, nous devrons nous montrer fidèles à ces signes. Les noms qui se répètent ne sont pas les mêmes, en entrant dans le poème ils ouvrent à la métamorphose incessante ou à la perception nouvelle et entière de ce qui a été perdu « au fond des corridors ». La première section, « Sorties de nuits », nous confronte à des poèmes assez longs. Elle se fonde sur une exhortation : nulle échappée, « ici » constitue la seule réponse et le « tu » peut s’entendre comme la voix extérieure, impérieuse, d’un lieu, l’hôpital, autant que celle de l’adresse à soi-même. Le narrateur est d’abord enfermé, soumis même à des portes, que seuls d’autres peuvent ouvrir, sur une forme de vide ou de soin, « ces portes / sont innombrables1 ». On pense au labyrinthe, au lieu mythique et sans issue, dont chaque nouvelle piste provoque une erreur de parcours. De ce lieu, on pourrait ne pas sortir et les négations, qui enserrent les premiers vers du poème initial à l’entrée du livre, confirment que le sujet, dans son absence de maîtrise du chemin suivi, pourrait en rester prisonnier – comme de lui-même. Les noms accumulés (portes, ascenseurs, salles, inscriptions), par leur pluriel, vouent celui qui passe ici au destin naufrageur de libre arbitre. Or l’acceptation est nécessaire pour que se modifie la perspective : « T’aurait-on expliqué où l’on te mène, c’est le moment de te dire : ta place est ici. » L’adverbe « ici » sera répété trois fois en tête du poème suivant, tout comme Hamlet répond « Words, words, words. » à Polonius lui demandant ce qu’il lit, ou comme Paul Valéry qui s’exhorte dans « Palme » : « Patience, patience, / Patience dans l’azur ! / Chaque atome de silence / Est la chance d’un fruit mûr ! Viendra l’heureuse surprise2 ». C’est comme une réponse à un cheminement douloureux, comme la promesse d’un poème aussi. Cet « ici » s’oppose à « l’autre monde », celui d’au-delà la dernière porte, comme à celui du passé qui voudrait ressurgir. On sait que dans cet espace jamais circonscrit l’écho suit une route féconde : « Tiens-toi face à l’instant qui vient, qui se dérobe à chaque instant, et ce monde enfin, tu le nommeras d’ici. » Il se peut donc qu’un titre, sésame infini, coure dans le texte pour permettre l’écoute et délivrer celui qui le prononce des entraves de l’instant. La limite du mot, « ici », autant que celle de la forme du poème reproduisent autrement les contraintes de l’hôpital. Elles fondent une poétique fragile de l’instant. S’évanouit alors la force carcérale du lieu : « ici » recèle des secrets, que nous ne découvrirons pas, une promesse, accomplie par le poème. Cette foi, récemment malmenée (Après en témoigne), jamais ne s’ébranle. Elle naît plus forte d’avoir été bousculée par les épreuves et le long passage par l’hôpital. Elle ne cède pas, le poète garde comme un viatique la parole nue du premier jour – du premier poème. La négation transcende alors l’esquisse sombre du labyrinthe, elle est soulevée par les vers périphériques qui descellent, force du vent, la pierre d’une stèle : « le ciel ne fut jamais aussi gris » ; ce constat, entre l’adverbe initial et final du second poème, donne au verbe le futur de l’accomplissement – « tu le nommeras d’ici ». Cette re-naissance prend corps par « [d]es mains d’enfant » : imaginées, elles toucheraient la poitrine, avant l’éveil de la bouche. C’est encore par le corps meurtri que passent les sensations, elles se cristallisent dans la rencontre, le « nous » possible des visages que l’on aime ou ceux inconnus, croisés dans les couloirs, avant que ne se lèvent ces corps pour retrouver l’humanité vivante dont le poème porte trace. Un « mot » attendu, qui ne vient pas, et d’autres, lorsqu’il est trop tôt, le silence prépare leur venue. La première section d’Ici livre cette quête et signe une prise de conscience : lorsque le corps est entravé et menacé, le souffle attend son heure. L’alchimie du poème dépasse l’existence limitée, contrainte, de celui qui écrit. L’anaphore « On en arrive à ne plus », par cinq fois, ouvrant les poèmes de « Sorties de nuits », complétée par des infinitifs, fonctionne comme une prise d’impulsion. L’essor peut se fonder sur la répétition qui rejette un constat, la parole le conjure. « [L]e dehors est ici », les morts ne s’éloignent pas, leurs fantômes nous hantent « si on leur parle en amis ». Les quatrains de la seconde section, « Prises d’air », redistribuent les mots avec lesquels la première partie a renoué, ceux de la nuit aujourd’hui, ici, rassemblés à la manière légère de haïkus. « Donner encore quand on a tout donné, confiance au temps, confiance. » Ce quatrain commence et finit « Prises d’air », qui semble donc se refermer sur elle-même comme le fait le mot « ici », épousant le mouvement d’un temps cyclique, celui de l’Éternel Retour et du « fil des saisons » : d’où peut-être le terme « confiance » si attendu dans les parties précédentes. S’agit-il du retour à la mémoire d’un temps de rires et de « pure ivresse » ou juste d’un « rêve à l’intérieur de tous nos rêves » ? « […] Notre âge d’or, tout s’appelait alors par des noms d’arbres ou des prénoms d’enfants. » Les mots s’incarnent, l’équivalence établie (arbres / enfants) rend compte d’une alliance mémorielle entre deux instances réunies par les noms qui traversent le poème. « [P]artis » ou « abattus », les enfants comme les arbres, trouvent en le pronom « nous » la réactualisation nécessaire à l’existence de la parole pour « les aimer sans faille ». Le « oui » restauré en l’ « ici » n’est pas vain, la mémoire l’affirme. D’ailleurs, le nom précis des arbres, entre guillemets, entrent dans le texte « aiguisant l’ouïe comme au sein des légendes ». Entre le poème et le mythe, les frontières sont poreuses, trois noms suffisent (« aulnes », « peupliers », « platanes ») et une ronde pour restaurer l’équilibre de la quête que le poème engendre. Le monde est redécouvert, la parole simple et pure se contente d’abord d’énoncer le verbe, simple copule dont l’attribut essentiel compose l’arc-en-ciel de notre vie : « Elle est verte, elle est rousse, la mine du crayon, couleur des fougères. » Les temps de conjugaison se succèdent, se complètent : du présent au passé composé, en passant par le futur simple dont on attend la réalisation sereine. Ce qui est découvert relève du miracle : « On n’en a pas fini avec « murmure », il a bien plus que deux syllabes. » Ce qui est écrit déborde ce qui est dit : le poème détient ce pouvoir dont il n’abuse pas. La leçon n’est pas attendue, elle touche la surprise du regard qui s’attarde autrement sur un nom. Or ces murs de confrontation du début du livre sont changés en lettres vivantes dans un autre mot dont on reconnaît les deux syllabes qui se répètent et le transforment (murmures). « Ici », « éphémères » peuvent se joindre et tisser l’instant de la renaissance : elle est consacrée par ces poèmes. « S’ils tiennent debout, ces murs, c’est grâce aux herbes folles. » Dans les vers courts, la confirmation modeste d’un constat, en une phrase dont le point atteste la vérité comme l’on ferait proverbes de ces énoncés libres. Certains, sans verbe, affirment l’absence de clôture : « Un seuil en chaque strophe accomplie, incomplète, retentissante. » Le vent, la flûte, l’or, où « [r]ien ne s’achève » : on pense à un autre titre de livre du poète, Pour voix et flûte3. Ici paradoxalement restaure un temps ouvert, « tout est là ». Pour constituer le « Polyptique de novembre », trois longs poèmes : « le ciel parmi les branches » intègre les « figures, silhouettes / d’arbres, de falaises, de châteaux ». On reconnaît un paysage que les souffles font naître puisqu’ils accompagnent le poème, « tout est lumière », en novembre ; nul paradoxe en cette affirmation que l’arc-en-ciel voisine. Voici le fil tenu, la transmission à un « tu » qui n’est plus le même. L’adresse claire en ces pages établit une relation que fonde le poème : elle permet de s’affranchir du temps et du mot « fin » car elle dessine un « nous », promis depuis le début du livre. Des sons s’appellent et se trouvent (morsures, serrures) comme deux êtres qui permettent la rencontre en résolvant le défi de la nuit ou du temps « en hommage à novembre ». Comme pour beaucoup de livres de Pierre Dhainaut, des notes en prose forment la dernière partie du volume. Elles sont ici modestement intitulées « À portée de poèmes ». Il s’agit d’une suite de réflexions, d’aphorismes et de poèmes en prose. La première note indique un retour à la source : « Si tu as la clé, tu n’ouvriras rien. » C’est dire l’importance pour le poème du secret qui ne peut être dévoilé. S’agit-il de « notre secret commun » caché dans les phrases interrogatives des poèmes ? Philippe Jaccottet affirmait clairement : « Je crois ceci : en fin de compte, la meilleure réponse qui ait été donnée à toutes les espèces de questions que nous ne cessons de nous poser, est l’absence de réponse du poème […], quelque poème long ou bref, ce poème ne serait-il à son tour qu’une question, la question même, peut-être, que je me posais. Pourquoi ? Parce que dans le poème la question est devenue chant et s’est enveloppée dans un ordre sans cesser d’être posée.4 » Pierre Dhainaut, à son tour, nous prévient : « N’attendons de réponse / qu’après avoir oublié la question. » L’imprévu, l’inattendu, motif fondateur, est associé au poème. Pour le vivre, pour écrire, nul ailleurs. Le poète espère « un mot seulement, le mot unique / inspirant les poèmes, qui semble / à leur portée, qui n’est jamais venu ». Vers le titre simple et décisif, restant « à portée des poèmes », nous revenons, il sera aussi notre dernier mot : Ici.
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