LES GENÈSES DU LAC TCHAD
Le Temps liquide. Dans la filiation de Gaston Bachelard est le titre que le poète Nimrod a choisi pour insérer sous cette enseigne ses dix-sept récits. Un titre à double hélice pour nommer ce qui dans nos vies passe, sans que nous n’y puissions rien. Le temps coule s’écoule tout comme l’eau, dont il possède tant le flux que la fluidité. Le temps est la pièce maîtresse des récits autobiographiques rassemblés dans ce récent recueil. Le temps, pris dans son mouvement irréversible, incontrôlable, inépuisable. Celui qui mène tout un chacun entre ses rives intangibles, d’un commencement à une fin. La fluidité du temps pourrait n’être qu’une métaphore. Chez Nimrod, elle fait partie intégrante de sa personne, de son esprit, de son écriture. Elle se jumelle avec les fluidités — fluviales et pluviales — qui traversent les terres sahéliennes, les irriguent par brusques accès. Fluidité primordiale liée au Tchad originel, à son lac immense, à ses fleuves. Au Chari et à ses affluents. Au Logone, aux bords duquel l’enfant Nimrod a grandi. Le fleuve qui a rythmé son adolescence continue de nourrir, par-delà ses rives, la mélancolie sans fond que le poète draine avec lui, dans son exil existentiel. Et dans son « irrémédiable » solitude. « Je suis un artésien », écrit-il dans « Festivals ». « Je vis au bord des larmes. »
D’autres eaux que le Tchad nourricier, inoubliable et fondateur, surgissent sous la plume de Nimrod, grand conteur devant l’Éternel. Elles ouvrent d’autres sentiers. Qui sinuent vers d’autres histoires. Et bifurquent au hasard des rencontres. L’espace se démultiplie, repoussant les frontières bien au-delà des cartes qui les contiennent. Les récits ont aussi le pouvoir de « compresser les distances ». Qu’elles soient spatiales ou temporelles. Ce que Nimrod exprime de manière claire dans cet extrait du « Voyage de Clermont-Ferrand » :
« En courant, je suis tout ensemble en gare de Bercy (qui s’arrache à mes talons tout en étirant et raccourcissant mes pas), en Auvergne et au Tchad. Ce chevauchement de lieux et de temps me caractérisait depuis bientôt six mois. Car le voyage de Clermont-Ferrand préludait à celui de N’Djamena que j’effectuerais dix jours plus tard. J’en avais une telle conscience que c’était pour ainsi dire chose faite. »
D’autres voies/voix mêlent leurs échos, tantôt proches tantôt lointaines. Le temps s’étire entre présent et passé ; souvenirs d’enfance – visages et jeux — et vécu d’adulte. Ainsi le poète possède-t-il « le don inné » d’être, dans le même recueil, en de nombreux points de la terre. Dans les embouteillages d’un cortège présidentiel en Afrique ou sur la « guirlande magnifique et inutile de la muraille de Chine » ; dans l’église Notre-Dame de-Lorette à Paris ou perdu dans un voyage onirique entre le Darfour et la Sibérie. Ou encore, pris dans les mailles fallacieuses d’un « festival des lettres tchadiennes ». Événement qui, simultanément, le ramène quelques années en arrière dans les chorales de son enfance, lieu de formation inoubliable, et le cloue au pilori de la violence et de la cruauté du présent :
« En ce qui me concerne, j’eus la sensation qu’on me dépeçait vivant et, surtout, qu’on sectionnait chacun de mes nerfs sous l’effet d’un faible anesthésiant, lequel ne m’empêchait ni de ressentir la douleur ni de voir les larmes couler à l’intérieur de moi. J’avais assisté, à mon corps défendant, à une mauvaise guillotine. »
Il arrive que le narrateur se trouve dans un entre-deux. Soit en provenance de France pour rejoindre N’Djamena. Soit l’inverse. Est-ce cet entre-deux qui lui arrache ce singulier aveu, aux interprétations multiples : « Je souffre d’avoir échoué dans les marges. » ? Il arrive aussi que le récit convie le lecteur d’un pays d’Afrique à l’autre. Comme cette traversée mouvementée du Tchad au Cameroun qui narre la fuite du commandant Abdallah :
« La Voie lactée a basculé vers l’ouest où lui répond l’étendue argentée du Logone. Un diamant liquide trace l’itinéraire que suivra le fugitif pour gagner le Cameroun. Mais où trouver des convoyeurs dignes de foi pour le mener à bon port ? »
Le « diamant liquide » du fleuve n’est pas sans rappeler une autre évocation. Celle du récit onirique qui tourne autour du pur-sang Allahdj et du roi Absakine. Et l’on se trouve soudain emporté dans la magie purificatrice d’un conte des Mille et Une Nuits :
« C’est alors que je vis La Mecque dans toute sa gloire ! Elle brillait telle un diamant, les pèlerins tournant autour de la pierre noire comme des phalènes immaculées. Je ne rêvais absolument pas. Après avoir contemplé la cité sainte comme si je rinçais mon corps avec ses eaux lustrales, je vis le roi Absakine en personne, qui me rendait Allahdj, mon pur-sang arabe, en se prosternant très bas. »
Loin des eaux africaines, les eaux européennes sur lesquelles sont bâties nos villes sont parfois des miroirs trompeurs soumis à l’érosion et à la perte. Mais elles réservent aussi d’étonnantes surprises. Ainsi des eaux qui baignent le tout début du récit d’ouverture, lequel donne son titre à l’ouvrage. Le Temps liquide. C’est d’abord Venise. Dont la beauté même condamne le visiteur : « Il survole le temps ; il en est ébloui, effaré ou éconduit. Il glisse sur l’eau – il glisse sur tout. » Outre Venise, il y a au passage Bordeaux. Puis Béthune !
Béthune ! Quelle surprise ! Sans s’en douter, le poète tchadien ramène sa lectrice quelques années en arrière, du côté de l’ Ange-Gabriel, la péniche où les Escales des Lettres accueillaient cette année-là — était-ce en 2011 ? — Lambert Schlechter, dont elle fit alors la connaissance, Éric Pessan, Luis Mizon, Eva Almassy, Zoé Valdés… Et d’autres poètes encore pour lesquels elle s’était déplacée. Mais la lectrice dérive, tout comme dérive aussi le narrateur de ce récit. De manière inattendue. En effet, dans ses pérégrinations crépusculaires dans la ville des Hauts de France, l’Afrique fantôme ressurgit, qui dessine ses contours sur les eaux du fleuve (la Lawe, « affluent de la Lys, sous-affluent de l’Escaut » ?) ou sur les eaux du canal. Nimrod parle du « port de plaisance » où mouille la péniche. Avec un nom biblique si éloquent, la péniche qui l’héberge ne pouvait que servir son flâneur africain. Sous forme de « visitation ». Le récit, dès lors, prend un autre chemin et acquiert toute sa dimension. Poétique et spirituelle. Le jeune garçon qui « visite » le poète a la blondeur des anges de Botticelli. Ils se sont rencontrés « dans la coulée verte, à la jonction de la passerelle qui enjambe la rivière. » De leur dialogue naît la surprise. Une surprise réciproque qui transforme Hugo en bébé ange, et le narrateur en « archange Gabriel ». Une autre rencontre, plus bouleversante encore, est celle que le narrateur fait d’un « ange maléfique » rencontré sur le quai du train Amiens-Paris. Reconnaissant Nimrod, le jeune compatriote tchadien entreprend d’interroger celui dont il admire l’œuvre. Quant au poète, pressentant « une catastrophe imminente », il se tient sur la réserve et se montre réticent. Victime de ses « préjugés », le voilà embarqué au long cours dans la confusion des sentiments. Partagé entre attrait et répulsion, entre « révolte et remords », entre « désarroi » et « assaut d’amour », il finit par se lancer dans le récit complexe de la politique tchadienne, sans doute pour amener son jeune compagnon à mesurer ses élans idéologiques. Jusqu’au moment où se produit la catastrophe attendue. Nimrod prend alors conscience de ce qui le taraude depuis un moment. L’histoire du jeune tchadien, la violence de son vécu viennent se superposer à la vie de son propre fils, à qui est dédié « Le Voyage de Clermont-Ferrand ». À Claude, i.m. Au cours de ce récit fait de rebondissements, d’entrelacements d’époques et de lieux, l’idée que le poète se faisait du jeune tchadien a évolué. Perçu au début de leur rencontre comme un « ange maléfique », il est devenu « un Christ ». Un « ange de la miséricorde » qui, par-delà les distances et la mort, s’ingénie à lui envoyer des signes.
Alliages de réalisme et de poésie, les récits de ce recueil offrent à voir « un théâtre du monde » qui n’exclut nullement le regard critique du poète. Un regard non dénué d’humour – même si « l’humour n’a rien d’universel » — ni de tendresse bienveillante. La plume de Nimrod cependant n’épargne ni le nationalisme exacerbé de certaines personnalités ni l’hypocrisie haineuse dont elles font preuve à son égard ; ni la violence des procédés ni les bassesses qui permettent de la mettre en scène. Ni sa propre souffrance. La lucidité du poète envers ceux de son peuple et envers lui-même confèrent à l’ensemble de ces mosaïques de visages et de formes une authenticité et une force qui vont de pair avec l’attachement que Nimrod nourrit pour son pays d’origine. Et même si l’aveu est douloureux qui lui dicte cette phrase d’« Une dispute imaginaire » : « Je portais le pays dans les veines, à l’image d’une galerie de souvenirs destinée à m’humilier », il existe dans l’univers de l’écrivain des moments de bonheur qui affleurent, des souvenirs d’insouciance et de joies enfantines inoubliables. Il y a aussi des visions qui donnent au récit sa dimension mythique. Ainsi de cette évocation du lac Tchad, inattendue et admirable :
« L’autre nuit, en errant autour de la maison de ma mère, j’ai eu cette lueur : nous étions au commencement des batraciens qui barbotaient, heureux, dans le lac Tchad. Naguère, il s’étendait des rivages des Syrtes à ceux du Soudan du Sud jusqu’à la mer Rouge à l’est. Au fil d’un long ajustement, nous sommes devenus des êtres humains, jouant au football dans les clairières et les prés, à mesure que le lac rétrécissait. C’est bien plus tard que l’invention des dieux puis celle de l’Église ont accaparé notre appétence à chanter la gloire, la beauté, l’amour. Les étapes de toutes ces métamorphoses ne se peuvent conter. »
Si elles ne se peuvent conter, « ces métamorphoses » évoquées en quelques lignes, donnent à réfléchir. Tout en compressant l’histoire du pays et des hommes, le poète-conteur n’ouvre-t-il pas pour nous mille chemins — de rêve et/ou d’interrogations —, depuis les genèses du lac Tchad, ses rives insituables mais heureuses, jusqu’à sa réalité d’hier prise entre football et Église ? Au lecteur paléontologue, ethnologue ou astronome d’aujourd’hui d’investir à son gré les pistes du silence qui jalonnent le « long ajustement » auquel le poète fait allusion. Il ne m’avait pas échappé non plus, en observant récemment les cartes satellitaires comparatives, que le lac avait singulièrement rétréci en quelques années à peine. De quoi inquiéter, soulever bien des questions et ouvrir la voie à la nostalgie de ce qui a été et s’avère définitivement perdu. Loin d’« une enfance buissonnant d’échos », laquelle sans cesse nourrit la « quête de sérénité ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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