« LE TEXTE QUAND IL SE TAÎT »
Mystérieusement intitulé Mi(ni)stère des suffocations, la dramaturgie que met en scène Françoise Clédat dans ce nouveau recueil poétique est une dramaturgie de la vieillesse. « On dirait que ce serait un théâtre de vieillesse », écrit-elle dans l’incipit de l’ouvrage. Par cette phrase introductive, la poète se glisse dans la peau d’une enfant qui s’apprête à mimer une réalité dans laquelle elle s’improvisera à la fois metteuse en scène, actrice et « fatiste ».
Par ce terme de « fatiste » la poète se définit comme autrice de « mystère » — au sens médiéval du terme — et inscrit son projet dans la lignée de la littérature du Moyen Âge. Dans le préambule qui vise à expliciter la démarche qu’elle a mise en place pour donner sens à sa recherche et à l’écriture qui en découle, Françoise Clédat retrace avec concision mais avec clarté l’histoire du genre littéraire des « mistères » médiévaux, pièces d’inspiration religieuse destinées à être montrées sur le parvis des églises. C’est à partir d’un canevas de multiples fois exploité que les auteurs de « mistères » composaient leur pièce. Il ne s’agissait pas tant d’inventer « un sujet nouveau » que de renouveler le thème exploité « à partir d’un texte préexistant ». Prenant appui sur des données médiévales mais les bousculant en introduisant une voix de femme dans un genre littéraire exclusivement pratiqué par la gent masculine, la « fatiste » se propose de donner à voir et à écouter la pièce de sa propre vie, laquelle la conduit au « théâtre de vieillesse ». Ne pouvant réinventer sa vie, elle en « entreprend la réécriture. »
Mi(ni)stère des suffocations semble donc écrit « pour être joué/représenté. » Ce que confirme la présence récurrente des didascalies. Ainsi par exemple de MAISON 1/1 :
« […] Faisceaux de lumière sporadiques : tandis que la pénombre reste dominante où sont les spectateurs, on voit que des silhouettes bougent derrière la translucidité provoquée de l’écran
Incluses furtives dans le paysage, elles sont trois, parfois deux
Petites ou grandes tour à tour, selon qu’elles s’approchent ou s’éloignent
[…]
Trois voix off superposées s’emparent du texte à leur gré sans souci de cohérence de rythmes et d’élocution, débuts et fins aléatoirement décalés… »
Ou encore, plus loin dans le recueil, ces « Notes sur les didascalies, 1 »,
« L’écran se rallume
Le texte sur l’écran
ne se distingue pas des didascalies
Les voix reprennent, brouillées
A la nette visibilité des colonnes du texte
correspond le brouillage des voix… ».
Avec sous les yeux le théâtre de son propre amenuisement physique, lisible dans le regard des autres, la poète met en scène, selon une répartition en trois actes — MAISON 1, 2, 3 —, les expériences, interrogations et perspectives que cette vita nova qu’est le grand âge explore. Le « théâtre de vieillesse » de Françoise Clédat examine les « variations » et « avatar.e.s » auxquelles « les actrices… seront présentes en même temps dans chaque maison, et l’autrice (fatiste) avec elles, sans avoir à se déplacer. » Ce, conformément aux « mistères » médiévaux qui se déroulaient « selon le principe de décor multiple simultané » qui s’appuyait sur une « scène … divisée en plusieurs petites constructions juxtaposées appelées mansions
Ou maisons. »
Et comme pour s’exhorter à s’aventurer dans le monde impitoyable qui s’avance, Françoise Clédat prend appui sur une réplique d’Eurydice dans Ombre d’Elfriede Jelinek (citée en exergue de Maison 1 : « (…) il faut enfin que j’y entre, que je pénètre le vrai, l’obscurité sans recours ».
Ces trois maisons donnent à voir — en trois tableaux et trois décors très différents — mais plus encore à entendre, sur le mode polyphonique, les liens étroits qui unissent la poète à d’autres femmes. Ses deux aïeules et l’enfant qu’elle fut (Maison 1) ; Christine de Pisan et Margaret Cavendish (Maison 2) ; Blanche Moreau, « jeune fille de 90 ans », consignée dans son EHPAD (Maison 3).
Dans la première Maison, sise dans un décor rural de chemins creux et de forêts « dérobant au regard les marcheuses encloses », la « fatiste » revient sur son passé et sur ce moment fondateur de l’enfance où se joue l’écriture. Ce moment « augural » accroché à un souvenir qui lie l’enfant de jadis à ces « deux paysannes ses aïeules » constitue le premier acte. Une composition en cinq scènes où la lectrice met au jour l’instant de la suffocation autour duquel va se nouer l’écriture ; instant douloureux de « l’engloutissement » ; de la fermeture et de la séparation. De l’écriture de cette séparation inéluctable et définitive, il faut accoucher parce qu’elle est « écriture fondatrice (anamnèse du mistère). En cela texte (unique). Écriture qui draine avec elle « l’intolérable » et ramène au premier plan la nécessité d’une narration filiale qui ne peut cependant s’exprimer sans suffocation :
« Se calmer. Reprendre souffle. Étaler la narration. Dire.
Simplement le dire : elles étaient mères et filles les aïeules. Une permanence qu’elles lui découvraient, si vieilles, jamais domptée, que sa propre existence n’accroissait ni ne déterminait. Ni une mère seule, ni une fille seule, mais mère et fille dans la violence indomptée de se séparer, cela entre qui s’engendre, et elle, l’enfant caduque
soudain
sa propre substance d’entre fille et mère d’elle expulsée,
volée, hors d’elle exhibée, n’étant plus alors d’aucune
mère la fille, ne l’ayant à cet instant jamais été
mais cela que les très vieilles lui découvraient… ».
La seconde Maison met en vis-à-vis — et presque en superposition tant elles se ressemblent au-delà de ce qui les oppose — deux femmes dont la vie a été vouée à l’écriture. Vouée à défendre cette « utopie » d’une écriture possible sous la plume d’une femme. La poète Christine de Pisan/Pizan (1364-1431), « première femme à vivre de son métier d’écrivain » ; Margaret Cavendish (1623-1873) « première femme à revendiquer, en Angleterre, le statut d’écrivain… ».
Françoise Clédat prête sa voix à chacune de ces deux femmes en qui elle se reconnaît — « Christine, Margaret, mes autrement nommées » — dont elle prolonge les aspirations. Tout en élargissant son propos et en donnant à entendre d’autres voix de femmes qu’elle convoque, comme en apartés, en contrepoint des scènes. Voix identifiables par les italiques. Siri Hudsvedt (alias Harriet Burden) dans Un monde flamboyant ; Andrea Tarnowski pour Christine de Pisan, Le Chemin de longue étude ; Line Cottegnies pour sa traduction du Monde glorieux, œuvre de Margaret Cavendish. Elfriede Jelinek. La Sybille de Cumes et Eurydice. Des voix masculines font aussi irruption dans ce chœur féminin : Michel Foucault, Didier Lechat, médiéviste, Thierry Thieu Niang, danseur et chorégraphe, Clément Rosset, René Descartes, Patrick Chamoiseau, Virgile, Ovide, Jean de Montreuil, Jules Supervielle.
Cependant, le lien de la « fatiste » avec ses personnages ou avec ses aïeules apparaît à plusieurs reprises dans les différentes scènes et tableaux qu’abrite la Maison 2. Ainsi peut-on lire les difficultés que celle-ci rencontre dans sa relation aux corps des deux femmes :
« C’est sur moi que je trébuche et tombe – dit la fatiste dans l’obscurité tombant sur les découpes de Christine et de Margaret et s’y prenant les pieds ».
Ou encore dans cet aveu touchant aux difficultés théâtrales — tableau 3 de la scène 2 (Sociologie du théâtre de vieillesse) — la lectrice que je suis retrouve réunies les six personnages féminins que sont la fatiste, l’enfant qu’elle fut, les deux aïeules, les deux poètes féministes :
« Le texte résiste à la représentation
[…]
Comment continuer le jeu d’être et faire* si l’apparence
devient ombre
de l’ombre de soi s’accrochant à l’ombre de
Christine et Margaret comme
enfant à la main de ses aïeules »** .
Les astérisques de cet extrait renvoient chacun à une citation tirée du roman de Siri Hudsvedt, Un monde flamboyant. Citations qui permettent à la fatiste de parler d’elle-même, de sa propre sensibilité, de ce qui travaille en elle. De manière indirecte ou détournée ; de se cacher, en définitive, derrière les mots de la romancière Siri Hudsvedt, et, ce faisant, de se dévoiler tout en se cachant :
** « Je veux me cacher et pleurer et m’accrocher à ma mère. Mais nous en sommes tous là. »
L’évidente particularité de cette seconde « Maison » est qu’elle met en scène « la polyphonie de l’écriture poétique », telle que la définit Laurence Dahan-Gaida :
« La polyphonie de l’écriture poétique (…) rassemble, en un montage hétéroclite, une multitude de savoirs et de langages incompatibles, de traces mémorielles et de fragments textuels relevant de logiques et de temporalités différentes. »
Une polyphonie (déjà présente en Maison 1 avec les didascalies, les annexes, les « Notes » — « sur les didascalies » / « sur la disparition du paysage » / « sur le théâtre de vieillesse » —) qui rend compte non seulement des voix en présence mais aussi de la pratique textuelle de la fatiste. Laquelle procède par « montage ». Ainsi, au corps du texte théâtral, viennent s’ajouter d’autres types de textes, « de tonalité explicative et référentielle » qui satellisent le texte premier. Non pour l’enclore à l’intérieur de lui-même mais au contraire pour élargir les « possibilités d’échos et de rebonds. » (in Jean-Christophe Bailly, Saisir, Avant-Propos). C’est le cas des annexes (au nombre de 3 dans Maison 2) qui « participent, à l’instar des didascalies, du brouhaha accumulatif inhérent au théâtre de vieillesse, de son feuilletage mimétique. » À quoi il faut ajouter d’autres textes comme les « coda », les deux monologues et un texte unique intitulé « Parole de fatiste ».
Le théâtre de vieillesse se construit comme un emboîtement de textes complémentaires, didascalies (en italiques), citations (en italiques), notes (numérotées).
Maison 3 poursuit ce travail d’écriture du « théâtre de vieillesse » en s’inspirant d’une vidéo diffusée sur la chaîne Arte le 16 juin 2017. Réalisé par Valeria Bruni Tedeschi et Yann Coridian, le film — Une jeune fille de 90 ans — se déroule dans un EHPAD. La fatiste assiste, médusée, à un atelier de danse conduit par le danseur et chorégraphe Thierry Thien Niang, avec pour partenaire Blanche Moreau, 90 ans.
« choc de cette vidéo, par où vieillesse hors soi projetée
atteste l’intime en soi portée
dont la portée étonne »
écrit la fatiste dans le prologue.
Les scènes s’enchaînent au rythme de « chansons à danser », révélant
« l’être de Blanche et plus que
l’être de Blanche
une intégrité de l’être en chaque être
[…]
— par delà l’apparence détruite
— par-delà la réalité de la destruction ».
Ainsi, derrière ce montage poétique complexe, qui fait appel à une grande diversité de moyens et ancre ses racines dans différentes époques de son propre cheminement culturel, Françoise Clédat donne à vivre, à voir et à entendre une pluralité de voix. Lesquelles nourrissent de manière riche et ouverte la réflexion sur l’écriture et le corps, le corps et le temps.
« Chaque texte est un corps
chaque corps une maison »
écrit la poète dans le préambule de son théâtre.
Elle clôt son recueil sur ces mots admirables qui jettent un défi à la mort :
« On dirait
Le texte quand il se tait est un visage qui ne vieillit pas ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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