Inspiré de P’tit Bonhomme, roman méconnu de Jules Verne — P’tit Bonhomme de chemin se déroule dans l’Irlande du XIXe siècle. Rebaptisé ainsi de façon ouverte et polysémique par Florence Trocmé, le recueil porte le sous-titre d’« abrégé poétique ». En cinquante pages, en effet, Florence Trocmé reprend à son compte — dans une composition très originale — le roman initial de Jules Verne. Elle en condense l’action à la manière du conte en y apportant cependant de multiples touches très personnelles. Vive et déliée, sa voix court sous le texte. Mêlant oralité et forme écrite, elle présente son récit en vers justifiés*, procédé que le poète picard Lucien Suel a mis au point, et que l’on retrouve notamment dans le recueil intitulé La Justification de l’abbé Lemire. **
Ainsi composé, ferré à gauche avec alignement des capitales et ferré à droite, le texte principal de Florence Trocmé constitue un ensemble visuel aisément identifiable. Il alterne avec d’autres textes — de type informatif, définitionnel, explicatif… — présentés en retrait par rapport aux ensembles justifiés. Il ne faudrait cependant pas imaginer que l’adjectif « poétique » ne doive être considéré que selon les seules règles esthétiques propres à la poésie. Il s’agit davantage de l’envisager selon le sens que lui donne Paul Valéry dans Variété V. Et entendre ce mot « selon son étymologie, c’est-à-dire comme nom de tout ce qui a trait à la création ou à la composition d’ouvrages dont le langage est à la fois la substance et le moyen. »
À feuilleter ainsi cet « abrégé poétique », avant même que de s’immerger dans ses profondeurs, il appert que d’autres formes de textes, d’origines diverses, viennent s’insérer entre les grands paragraphes de vers justifiés. L’art poétique mis en pratique dans P’tit Bonhomme de chemin, qui relève de la collecte, ouvre sur l’élargissement et la « saisie ». Dans une re-création très réussie.
Une frise de noms propres court entre les pages, séparant les différents épisodes de l’histoire de P’tit Bonhomme.
Donegal — Glendowan — Derryveagh — Rindok — Milford — Carrikhart... Plus tard dans le récit, il y aura aussi Cork, qui constitue une étape importante dans le récit — « un grand tournant » — et Dublin. Puis Belfast.
Ces noms ainsi égrenés évoquent la géographie de l’Irlande et tracent la carte des déplacements du personnage principal, de province en province, de comté en comté et de ville en ville. Du Nord au Sud, du Sud au Nord et sur la côte Ouest. Cet égrènement toponymique dresse les contours de l’île dans laquelle va s’inscrire cette histoire, non seulement celle du personnage et des différents protagonistes, mais aussi, plus largement, celle de l’Irlande. La Verte Erin, la Belle Émeraude, cependant meurtrie par la misère et les famines. Ainsi suivons-nous, de cairn en cairn, les errances et les péripéties auxquelles est soumis P’tit Bonhomme au cours de son existence. Depuis sa toute petite enfance jusqu’à l’espoir d’une idylle. Un roman de formation et d’apprentissages, en quelque sorte, pour un personnage qui n’aura jamais d’autre nom que P’tit Bonhomme.
Enfant livré à lui-même que ce « fils de rien et de rienne » … « jeté à marâtre, rien de rienne, pire/Que dure, buveuse, teigneuse, buteuse… ». Ainsi est-il défini dès l’incipit du poème, accablé par un sort contraire. Lequel est heureusement compensé par une donnée positive : « ton obsti-/Nation sera ton viatique ». Un viatique qui s’enrichira en cours de route de toutes sortes de qualités. Honnêteté, agilité, bravoure, courage, ténacité, inventivité. Sans parler des multiples talents développés avec l’âge et l’expérience. Dons de l’observation, art de tenir les comptes. Et grande générosité !
Le récit tel que le reprend Florence Trocmé tient du conte. Par sa brièveté d’abord, par la vivacité du ton qui tient en haleine, par sa structure qui alterne situations négatives, faites d’obstacles et d’épreuves, et situations positives régies par la résolution des obstacles. Ainsi, aux séparations douloureuses succèdent les retrouvailles. Aux accidents de la vie, les réparations bienfaisantes qui ouvrent sur des espaces de bonheur. À une situation initiale désastreuse, un « happy end » final. Il en est de même des personnages qui satellisent la vie de P’tit Bonhomme. Les uns mauvais, les autres bons. Parmi les bons, ceux qui comptent parmi ses amis et ses soutiens, ceux qui veillent sur l’enfant, qui l’aident, qui l’encouragent et qui le réconfortent, figure la bonne fée. Celle qui l’accompagne avec tendresse d’un bout à l’autre de son histoire et le suit sans le quitter des yeux. De manière implicite, elle lui avoue tout son amour. Car en amour comme en affaires, il faut savoir démêler le vrai du faux. Ce que P’tit Bonhomme apprendra à faire tout au long de l’aventure qu’il lui est donné de vivre. Avec la complicité de celle qui tire pour lui les bonnes ficelles, non sans humour ou sans clins d’œil sur sa propre histoire. Clins d’œil qui me font sourire :
« Tu es son / Jouet, elle te pousse sur scène, ta mère de / Comédie, mais toi, tu ne sais pas faire comme / Si ! Humiliée la maman Canada dry s’éva- / Nouit dans la nature, sans toi, décevant / Joujou. Adieu luxe, calme et veloutés de lé / Gumes. Pour tout gîte, une dalle froide au / Vieux cimetière de Limerick. »
Celle que je nomme la bonne fée, vigilante et bonne conseillère, attentive et attentionnée, n’est autre que la narratrice. Qui se confie à lui avec émotion pour parvenir à se comprendre elle-même :
« P’tit Bonhomme, cette envie de t’écrire ! Souvent / je te parle, t’interroge. Qui es-tu ? Pourquoi me / parles-tu ? Que m’as-tu révélé, qu’as-tu touché / en moi ? Qui t’a aimé, qui t’aime aujourd’hui, si/l’on te connaît encore un peu ?... »
Il faut cependant attendre la page 34 pour que se révèle clairement l’identité de la narratrice à partir de l’accord d’un seul et unique participe passé.
« Conte, conte, serais-tu conte, ton histoire est-elle un conte, P’tit Bonhomme ? M’as-tu choisie autant que je t’ai choisi ? »
Mais les interrogations qui suivent et dont l’une vibre comme un aveu, sont sans doute plus importantes encore. La première pose la question du projet d’écriture ; la seconde place le projet dans une perspective plus personnelle :
« T’adresses-tu si intimement à moi qu’il me faille reprendre tes aventures et les relancer dans un nouveau siècle, loin de ton Irlande ? Représentes-tu une histoire qui élargit pour moi les murs de la vie, qui va m’aider à passer un cap, qui va me dire, au cœur d’une épreuve, qu’au-delà de l’épreuve, autre chose va survenir et que même l’épreuve que je traverse fait sens à travers ce qui sera peut-être un chemin de vie ? »
Voici que s’inverse la situation et que la fée narratrice laisse percer son propre désarroi face aux épreuves de la vie qui font obstacle.
Outre les noms de villes et de comtés, d’autres italiques apparaissent dans le récit. Quelle que soit l’importance des citations ou extraits ainsi présentés, ces italiques renvoient au texte original de Jules Verne. Ainsi trouve-t-on insérées des expressions du romancier, des énumérations descriptives à partir desquelles rebondir ou élargir le propos. Comme c’est le cas pour la description de l’Irlande, qui occupe tout un paragraphe : « Un beau pays pour les touristes, cette Irlande, mais un triste pays pour ses habitants… »
Il arrive que la narration des aventures de P’tit Bonhomme soit interrompue par l’insertion, dans le texte poétique, d’autres types de textes. Citations d’auteurs chers à Florence Trocmé (Walter Benjamin, Jean-Christophe Bailly…), « traduction inédite d’Auxeméry », « bribes » personnelles tirées du Flotoir (une création originale de l’auteure), extraits de correspondance privée avec le poète picard Christian Edziré Déquesnes au sujet de la langue celtique — peut-être parlée ou chantée en chemin par P’tit Bonhomme —, définitions, récits dans le récit, énumérations diverses, chansons. Relevés d’occurrences. Ainsi du mot « pauvre » (91 occurrences) « au cours du récit de P’tit Bonhomme de Jules Verne » ; ou de « toutes les faims » (20 occurrences). Insertion d’exemples tirés de Wikipedia, comme pour l’article qui concerne « toutes les famines » du monde. L’ensemble obtenu sur la page participe de la collecte, du collage, de la constellation, de la mise en échos de textes qui en appellent d’autres, ouvrant sur des réflexions qui interfèrent, des souvenirs de lecture, des interrogations. Multiples. Ainsi procédait déjà Jules Verne qui puisait « une grande partie de sa matière géographique dans les bulletins de la Société de Géographie de Paris dont il sera membre pendant plus de trente ans ». Sur Jules Verne et ses Voyages extraordinaires ; sur le travail de l’illustrateur, Léon Benett ; sur la relation entre l’illustrateur, l’auteur et l’éditeur, Louis-Jules Hetzel, fils de Jules Hetzel, à qui est confié le roman ; sur l’histoire de la gravure et de la littérature jeunesse ; sur les étapes complexes qui président à l’élaboration du livre. Et l’on perçoit, à l’issue de l’explication donnée, une réelle admiration :
« Si l’on pense aux milliers d’illustrations réalisées pour l’édition Hetzel des Voyages extraordinaires, soixante-deux romans et dix nouvelles, c’est vertigineux. Les Hetzel, père et fils, auraient fait travailler plusieurs dessinateurs et au moins cinquante graveurs. »
Les exemples sont nombreux de ces élargissements, qui vont de la création au XIXe siècle des établissements créés en Angleterre pour les enfants abandonnés — « école des déguenillés », Ragged-school — à l’histoire du colportage et des chapbooks, « supports imprimés sous la forme de feuilles ou de cahiers non reliés contenant une littérature populaire ou folklorique » en passant par l’histoire de la navigation :
« Les premiers navires de mer équipés de machines à vapeur furent des voiliers à peine modifiés [...] C’est à partir de 1837 que des navires purent effectuer la traversée de l’Atlantique tout entière à vapeur. »
Chacune de ces collectes est habilement reliée au texte principal, en continuité avec lui. Parfois de manière inattendue, au gré des associations de pensées.
Ainsi de ce moment de vie qui se referme sur l’enfant et ouvre sur l’histoire de l’Irlande :
« Le bonheur referme ses/Bras sur toi, tu n’es pas même dix ans, c’est / L’année de la naissance de James Joyce, tu / Es seul, plus que jamais seul au monde.
À la naissance de James Joyce, 2 février 1882, seulement / trente ans après la Grande Famine, l’Irlande est / Encore sous le joug d’une Empire Britannique / Qui l’a exploitée sans vergogne, allant jusqu’à lui / voler son propre langage. »***
Ou encore, de cet épisode singulier du récit principal — P’tit Bonhomme sauvé du froid par le chien Birk — à l’allusion anachronique sur la mort du poète suisse Robert Walser :
« En un instant il est là, tout près de toi / Te lèche, te réchauffe avec sa langue, il t’a / Sauvé, il te sauve, tu n’es plus seul. Blottis, / Vous êtes blottis tous les deux dans la / Grande nuit noire. Deux amis.
Robert Walser le jour de Noël 1956 n’eut / pas Birk pour l’empêcher de mourir d’épui- / Sement et de froid, dans la neige. »
Il reste encore tant de choses à relever ! Tant de choses à savourer ! Ah, le malicieux « petit pan de cuir jaune » ! si délicieusement proustien !
Comme l’écrit la narratrice en interrogeant son personnage et en le prenant, comme souvent, à parti :
« Qui lit quoi dans ton histoire, P’tit/ bonhomme ? Comme pour tout vrai conte, on/ n’en épuise pas le sens et on te lit avec ses / yeux et ses oreilles, parfois ses œillères à soi ! Oh multiples résonances du récit, chaque / aventure levant dans le pré mille insectes/chatoyant comme autant de réminiscences, / d’évocations, parfois à l’état de vagues / sensations, de petite loque mémorielle… »
Je sais bien quant à moi avec quels yeux et quelles oreilles je lis ce texte éblouissant. Et par bien des aspects, bouleversant. J’ai quelque part dans ma mémoire cette « p’tite bonne femme de chemin » qui revenait comme un leitmotiv au cours de nos conversations d'antan. Je comprends aujourd’hui en lisant cet « abrégé poétique », bien au-delà des évidences d’alors, d’où venait à Florence Trocmé cette expression qu’elle avait faite sienne, qui flottait dans sa mémoire d'enfant depuis qu’elle avait lu le récit de Jules Verne. Depuis qu’elle s’était identifiée, d’une certaine manière, à ce P’tit Bonhomme qui la faisait et pleurer et grandir. Je sais sur quel travail et quelle érudition son P’tit Bonhomme de chemin s’est construit. Je sais quel cheminement patient et quelle obsti / Nation ont présidé à sa venue au monde. Car c’est bien d’une mise au monde qu’il s’agit ici. Pour notre plus grand plaisir.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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* Un vers justifié est un vers dont le nombre de signes, caractères et espaces, est défini à l’avance.
** Lucien Suel, La Justification de l’abbé Lemire, éditions Faï fioc, 2020.
*** D’après Claude Tuduri s.j., « Une lecture de James Joyce, l’écriture, l’exil et l’alliance » in revue Études 2008/11, tome 409.
Oh, merci Angèle Paoli pour cette très belle lecture du P'tit bonhomme de Florence Trocmé, Merci.
ce livre était sur "ma liste" de la prochaine commande à ma librairie et là, il est déjà parti en commande, dans l'instant-tant votre passion argumentée et si sensible donne plus que l'envie de se précipiter sur ce livre, elle donne l'élan irrésistible d'aller vers et puis, longtemps, d'en faire son miel...
merci à toutes deux donc
de cela (qui nous meut)
bien amicalement à vous,
Frédérique
Rédigé par : Frédérique de Carvalho | 12 avril 2021 à 20:03