Le temps habite la poète Martine-Gabrielle Konorski. Pas celui qui nous enserre dans la linéarité de Chronos ni celui qui nous emprisonne dans son épaisseur durative. La poète inscrit ici un certain usage du temps, celui de l’Instant, matrice qui est à l’œuvre à chaque page du recueil et dans le titre. En dotant celui-ci de la majuscule et en l’associant au pluriel de « terres », Martine-Gabrielle Kornorski met l’accent sur ce qui est pour elle le moment éminemment poétique. Chaque « Instant-poème » se déroule musicalement sur le mode de petites suites, dissonantes, emportées dans le mouvement du recueil. La poète, n’oublions pas, est aussi musicienne. Ainsi le vers « Mouvement infini/de ronde au crépuscule » donne-t-il, à lui seul, la tonalité générale qui, constamment, oscille entre la mort et la vie, entre la jubilation d’enfance et la secrète mélancolie :
« Effleurement
des heures
par ta main
sur la vitre
Commencement
d’un aujourd’hui ».
Sept longs moments composent le recueil où Martine-Gabrielle Konorski se fait accompagner de poètes qu’elle aime lire et qu’elle cite dans l’exergue général et au début de certains poèmes (1). Dans ce roulement non linéaire se tient l’expérience d’une subjectivité marquée par le lien aux morts. Aussi bien l’être cher que la poète nomme « l’Inconsolé » que les « hommes effacés », les « oubliés » de l’Histoire. Des instants, disjoints, semblent se succéder sans repères, sans lien perceptible, entre Je ou Tu ou Nous, comme tissés d’ombres. Le vers s’élance, sans ponctuation, en une scansion heurtée à la mesure de la douleur :
« Blanche côté face
Tu
rouge sang sur l’envers
Un signe de la main
à l’oblique des jours ».
Cette écriture à vif exprime aussi bien une déchirure d’ordre intime, la perte brutale de l’être cher, que les commotions de l’Histoire. Tantôt la grâce d’un moment heureux, doigts enlacés, un Nous dont nous ne saurons rien :
« Dans l’angle resserré
de la chambre
aux draps bleus ».
Tantôt la persistance d’une mémoire douloureuse liée au passage violent de l’Histoire et à la Shoah suggérée dans l’adresse à Paul Celan et dans le fil des poèmes mais toujours en sourdine, dans les « ombres », les « cendres d’un paysage », l’« étoile » sur la poitrine :
« Mais la rétine
persiste
sur le spectre
des ombres ».
Le poème conjugue aussi bien les chagrins que le dialogue avec les êtres chers par-delà la mort. Des images essentielles saisissent le lecteur, laissant leur trace au plus profond. Ainsi celle, superbe, de la nostalgie de l’enfance qui fait signe en chacun de nous :
« Contre l’oreille
de mon enfance
j’inventerai des trouées de ciel
sur un manteau de bronze ».
C’est dans une expérience sensuelle minimaliste, la pluie, la peau, le sable, l’écorce que la pensée prend corps. L’écriture allie économie de mots et densité :
« Chaque grain de pluie
chaque reflet sur la vitre
toute stridence
pique la mémoire ».
Il est bien ici question de « vibration ontologique », selon la belle formule de Bachelard dont la pensée poétique du temps est familière à la poète. Vibration entraînante, porteuse d’une unité brisée au cœur même de l’être. La disparition et la présence, le chagrin et le rire, la tristesse et la tendresse se conjoignent dans une étrange alliance. Le silence passe, un cri souvent traverse l’air d’un instant l’autre. Ce cri, tel un horizon noir, troue l’espace du poème et fait résonner la basse continue d’une forme d’âpre dénuement. Et les six illustrations de Colin Cyvoct traversées de tensions colorées viennent parfaitement à l’appui de ce cri. Plus loin, dans le poème, surgit le « chant ». Il revient à plusieurs reprises. C’est tantôt celui des psaumes, tantôt le chant dénudé de l’être disparu :
« Refaire le temps
Mesure
de ton chant ».
Au cheminement vacillant des instants répond le tremblement de l’espace. Les terres dont il est question dans ce titre et dans ces vers, loin de renvoyer à des ancrages géographiques, sont pure matière intérieure. Il y a là une « route » sans nom, un cimetière, il y a là des « vignes rouges », un champ de lin. Rien de plus. Dans sa belle préface, Nathalie Riera cite Martine-Gabrielle Konorski à propos de ces terres : « celle des origines, celle de l’enfance, celle des souvenirs, de la joie, de l’amour, des drames, de la solitude, des paysages, de la création et de tous les imaginaires ».
C’est à un travail de rhapsode que s’adonne la poète, cousant, suturant ces fragments disparates de temps. « Je recouds/tous les mots/dans l’anneau du silence », écrit-elle attentive à trouver les « mesures », les « sons », les « battements » qui disent la perte douloureuse et le souvenir ébloui.
Tout se répond dans ces éclats de mémoire, dans ces rêveries discontinues. Il faut entendre l’intensité vibrante de cette rhapsodie en mineur.
Marie-Hélène Prouteau
D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
pour Terres de femmes.
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(1). Clarice Lispector, Angèle Paoli, Nathalie Riera, Agota Kristof, Emmanuel Moses, Pascal Boulanger, Michel Ménaché, Ossip Mandelstam, Paul Celan, Esther Tellermann.
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