UNE SIMPLE MOTTE DE TERRE SUFFIT AU POÈME
Certains écrivains, plus que d’autres, sont des héritiers, des êtres à l’écoute des éléments, des choses et des mots. Rêveurs sensibles à la vibration venue des origines et des fins, ils mettent leurs regards et leurs voix aux aguets de ce qui constitue l’univers et de ce qui nous transcende en tant qu’espèce humaine et comme personne, pour mieux « voir », « embrasser » et écrire le lien qui nous unit au cosmos, à la terre que nous habitons et à une histoire - matière esprit et langage. Tels sont les poètes Jean-Pierre Chambon et Michaël Glück qui font dialoguer leur voix dans le beau petit livre, Une motte de terre, publié aux éditions Méridianes en septembre 2020.
C’est Michaël Glück qui en a initié l’écriture en choisissant de répondre à l’invite de Francis Ponge dans Le Parti pris des choses : « ramassons simplement une motte de terre ». Simplement ? Certes, mais le poète nous révèle que cet acte, dans son apparente simplicité, peut déclencher « le feu de la phrase » dans la bouche de celui qui l’accomplit. N’incendie-t-il pas en effet sa mémoire et sa langue en remuant les cendres de la mort et en faisant de l’arbre de vie un signe pour l’homme dressé entre sol et ciel ? Ainsi l’ensemble du recueil, construit en deux parties, fait de la terre autant le lieu des travaux que de l’écriture, autant que celui des flammes que de la fumée. Berceau mais aussi tombe, la terre, en nous ramenant à la nudité première et dernière, nous insère dans le grand cycle du temps et questionne notre être-au-monde comme nous le montrent, chacun à leur manière, les deux poètes.
Michaël Glück utilise le vers libre, court et presque sans ponctuation, ainsi que les blancs sur la page, pour allier à la terre la coulée de l’eau et du souffle et penser la force de la matière et du verbe qui ouvre un immémorial : « des mots dans la paume // millions d’années/qui glissent entre les doigts », écrit-il. Le poème lui-même en effet ne glisse-t-il pas sur la page, scandé dans son silence par des citations qui relancent sa méditation ? Terre-air-eau-feu, les éléments qui symbolisent l’aventure du vivant nous unissent au lointain et au proche, et l’humain en porte le chant métaphysique et la mélancolie. Comme Meschonnic, ou Chouraqui cité, familier du Livre, Michaël Glück revient au mythe de la Genèse et évoque « les lentes mains » de l’homme façonnées par celles de Dieu, « mains nées de l’argile/sur le tour du potier ». Tour à tour ou ensemble, devenues mains à charrette ou mains à plume, celles-ci appartiennent à un corps qui travaille la terre en sachant qu’il y retournera, et à un esprit qui pense sa finitude et y consent : « matière tu es/tu fus tu deviendras ». La référence biblique permet pourtant au poète de réaffirmer son choix d’écrire « terre à terre », au plus près de cette matière qui nous constitue et nous contient. Pas besoin d’au-delà, assure-t-il, pour celui qui ne veut atteindre que « l’horizon du poème » dont les vers s’effacent « avec les marées ». Nostalgique d’une enfance ouverte au réel et au rêve qui « ne connaissait que la carte bleue du ciel/ou celle des océans » et pouvait en toute innocence « réinventer l’écriture », le poète aujourd’hui n’a d’autres certitudes qu’une existence terrestre et l’absence de Dieu. Son élan poétique ressemble à la poussée de l’arbre vers la lumière mais il n’est pas sûr que sa sève dure pour nourrir toujours « la forêt des mots ». Car, pour Michaël Glück, tout homme, simple maillon de « la rêveuse matière » est « ange de boue/figure passagère », et sa parole vouée au doute est menacée d’oubli. « Danseur d’alphabets », le poète devient ce funambule qui écrit au-dessus du vide. L’inscription des vers sur la page, toute la rythmique de la deuxième partie du recueil dans ses brisures et ses tonalités en témoigne.
Ainsi « au sein de la terre-mère », matière et pensée, dehors et dedans se fondent en l’homme pour lever des mots et des images comme autant d’habitations différentes mais reliées. Dans la première partie du recueil, Jean-Pierre Chambon remonte autrement les âges et traverse leur pénombre pour nous rappeler aussi d’où nous venons et combien notre futur est incertain. Retraçant l’aventure de la création à partir du seul mot, terre, « où il s’enfonce », « imprégné/de l’obscure pensée de la matière », ses poèmes aux strophes plus longues et aux vers moins troués de silence proposent une geste, plus narrative. Des galaxies lointaines aux planètes telluriques, de la béance du cratère au resserrement de la crypte et aux catacombes secrètes, des pyramides orgueilleuses aux tréfonds obscurs de l’homme, leur déroulé convoque la cosmogonie et les mythes pour explorer une évolution où s’inscrit notre destinée. Le poète se souvient du chaos naturel et des violences humaines, il évoque la succession vertigineuse des civilisations et la quête d’un sens. S’il rêve les « amas d’étoiles », il fréquente aussi « les tanières des bêtes apeurées ». Il mesure ainsi notre part d’animalité et notre part de culture, jugeant toutes nos vanités à l’aune de la grandeur et de la décadence des temples, sacrés ou profanes, que nous avons érigés.
Ainsi, dans le recueil, les voix des poètes qui s’appellent donnent un même noyau central à leur chant : le mot « terre ». Celui-ci est bien le levier de l’unité du recueil comme le confirme l’anaphore finale de la première partie où Jean-Pierre Chambon tresse le fini et l’infini, le présent de l’écriture au passé et futur d’une traversée partagée. Chacun porte l’héritage de l’ici, selon sa condition, ses obsessions et ses choix, le poète en fait son miel langagier. Jean-Pierre Chambon dans le premier poème lui aussi nous rappelle que nous appartenons à une chaîne : « De ma main à plume je recueille/une de ces mottes de terre/que soulève dans ma mémoire/avant chaque retour à la ligne/l’aïeul laboureur ». La métaphore filée dans les strophes qui suivent établit les correspondances secrètes entre réalité de la matière et magie de la langue. Les poèmes, s’ils abordent des thèmes communs à l’un et l’autre poète, ont la richesse de ton grâce à l’approche personnelle qu’ils nous en livrent, facture plus métaphysique chez Michaël Glück, plus narrative chez Jean-Pierre Chambon. La voix de chacun est là dans son histoire, sa pensée et sa sensibilité.
Ainsi une simple motte de terre, tenue dans la paume de la main ou au bout d’un crayon, peut nous conduire à descendre au puits du temps et à la source de notre condition. Remontée, coulée et résurgence, l’écriture du poème nous rend une mémoire qui déborde la nôtre et une voix qui éclaire des destins et des parcours singuliers. Son voyage interroge le plus lointain passé comme l’extrême présent, personnel et collectif. Dans ce bref recueil, la parole profonde qui nous est offerte ressemble à « une terre natale et sépulcrale » où se mêlent matière et esprit, souffles et semences, racines et ossements. Elle questionne notre présence de vivants et notre humanité mortelle, du commencement jusqu’au terme.
Sylvie Fabre G.
D.R. Texte Sylvie Fabre G.
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