UN DESTIN D’ÉCRITURE
L’Odeur d’un père n’est ni un roman ni un recueil de poésie. Le titre même de l’ouvrage oriente la lecture vers l’écriture autobiographique. Récemment paru aux éditions Des femmes-Antoinette Fouque, le récit de Catherine Weinzaepflen est dédié à sa fille Fanny. « Quand j’ai quarante ans je deviens mère. » Ainsi se clôt L’Odeur d’un père.
L’étrangeté du titre est plurielle. L’odeur y est première tandis que l’adjonction du mot père est, elle, indéfinie. Est-ce à dire que le géniteur de la narratrice lui est inconnu ? Ou bien que sa personne est indiscernable, parce que démunie de ce que l’on a coutume d’attribuer à l’identité paternelle ? Et donc similaire de celle de n’importe quel autre homme de même statut ? La réponse est formulée dans l’une des pages qui commencent par la formule « Quand j’ai onze ans ».
« Quand j’ai onze ans je ne sais trop à quoi ça sert un père. »
Pourtant, au fil des pages et des chapitres, se précise la figure de ce père que la narratrice associe à l’Afrique. Avec le premier voyage en Afrique équatoriale – qui « deviendra trois ans plus tard, République de Centrafrique » –, se noue et se construit la relation du père avec le lieu qu’il s’est un jour choisi. Pour quelles raisons le père est-il parti en Afrique ? Qu’est-ce qui a motivé ce choix ? La narratrice n’en saura rien. Et les photographies qu’elle consulte ne lui apporteront aucune réponse sur ce point. Peut-être est-ce « la filière Alsace/Afrique noire, pour faire fortune » qui en est responsable ? Mais, grâce aux vacances qu’elle passe, enfant, aux côtés du père, la toute jeune fille découvre un univers qu’elle ne connaissait jusqu’alors qu’à travers Tintin au Congo. Derrière le père, en contrepoint, et séparée de lui par un divorce, la mère aimante et aimée, que l’enfant de onze ans se réjouit de retrouver au retour d’Afrique. Une mère « permissive et progressiste. » Auprès du père, et à l’opposé de la mère, la seconde épouse : D. La belle-mère. Qui ne mérite ni le titre de mère ni l’adjectif qui lui est associé. L’enfant et elle se détestent. D. incarne tout ce que la narratrice fuit. Et la narratrice adulte ne lui pardonnera pas. Car se demande-t-elle : « pourquoi on pardonne à certains de nous avoir fait souffrir, pourquoi on ne peut pardonner à d’autres ». Et, conclut-elle : « Sans doute peut-on pardonner à ceux qu’on a aimés. » S’énonce implicitement sous cette réflexion : l’enfant n’a pas aimé D. En revanche, chemin faisant à ses côtés et dans l’éloignement, elle a aimé son père. Même s’il n’est plus « le héros lointain » qu’elle avait imaginé et pas non plus le Raf Vallone que l’enfant avait fantasmé.
Chaque chapitre du récit est inauguré par une formule temporelle dont l’âge varie en fonction des souvenirs qui affluent dans le désordre mémoriel. En fonction des lieux évoqués ou des événements. Ce qui n’exclut ni les anticipations ni les retours en arrière qui ponctuent le récit et l’infléchissent différemment. Dès le premier séjour, les onze ans de la narratrice sont associés à la maison de Bangui — « au km 15 sur la route de Boali, isolée » — et à la figure paternelle. Aux vastes espaces de l’Afrique, elle oppose l’Alsace originelle, « riche et xénophobe », ses vignes, ses paysages bien ordonnancés. Strasbourg et sa bourgeoisie cossue sont très vite délaissés au profit d’autres étrangetés. La narratrice leur préfère de beaucoup les populations colorées et joyeuses de l’Afrique, ses animaux extraordinaires et les virées en Land Rover dans le désert aux côtés du père qui toujours l’emmène dans ses déplacements. Au père s’oppose en tous points la mère, restée en France après le divorce, lorsque l’enfant avait quatre ans.
« Je suis née un 1er juillet dans un été continental torride, à onze ans j’ai découvert la chaleur moite de l’Afrique : mon amour du désert est la résultante de ces deux contextes climatiques. »
Ainsi, au fil du temps, la narratrice reconstruit-elle son passé d’enfant et son évolution personnelle, mêlant au présent de l’écriture, les âges de la vie dans une chronologie déstructurée tout à fait séduisante. La tournure/formule « Quand j’ai onze ans » revient de manière itérative, créant à la fois un tempo et une attente. Attente d’Afrique et d’exotisme, d’images et de saveurs. Attente interrompue ou retardée par l’immixtion d’autres âges : « Quand j’ai vingt-trois ans/quand j’ai douze ans/quand j’ai trente ans… ».
Aux antipodes se situent la toute petite enfance — « quand j’ai trois ans » — et les prémices de la vieillesse — « Quand j’ai soixante-ans » — avec une variante : « Quand je suis âgée ». L’écoulement d’une vie, avec une intrusion hors temps : « Quand je ne suis pas née ». Des écarts qui permettent de modifier et d’enrichir l’approche mémorielle, de surajouter des images ayant trait à un passé lié à des souvenirs flous qui ne prendront tout leur sens que bien des années plus tard ; ou d’évoquer une Afrique antérieure à la sienne, celle de Gide par exemple, dont l’adulte lit le Journal. C’est aussi à onze ans que la narratrice découvre l’écriture, un moyen pour l’enfant de braver les interdits et de contourner la sieste imposée. La poésie, écrit-elle « dans un grand cahier à couverture marbrée vert et noir », « m’apparaît comme une forme codée à l’abri de vos intrusions ».
« L’Afrique est le premier envoutement de ma vie », écrit Catherine Weinzaepflen, et, avoue-t-elle, « je reste "africaine″ ». Jusque dans ses lectures qui la conduisent du côté de Joseph Conrad — Lord Jim, Au cœur des ténèbres — ou de Robbe-Grillet, lorsqu’elle découvre La Jalousie. Mais aussi de M.D. « L’Indochine coloniale de son enfance a le même parfum que l’Afrique de la mienne. »
Car les odeurs sont omniprégnantes sous la plume de Catherine Weinzaepflen.
« Quand j’ai onze ans je découvre que l’odorat est mon sens de prédilection. Plus que le regard. Plus que le son. »
Tout un bouquet d’odeurs se diffuse par strates successives autour de la narratrice, odeurs parfums fragrances, capiteuses ou putrides, en relation avec le père et l’Afrique : « parfum de savon Camay rose », « odeur agressive de l’aftershave Gillette bleu », « lotion Pantene pour les cheveux… » ; odeur de moisi de la douche, odeur de champignon « qui rivalise avec l’antimite que D. met dans l’armoire » ; « odeurs de friture » et « odeurs de fiente de poule » ; « odeur des fruits blets tombés au sol ». Et, du côté du fleuve, « effluves de terre, de boue et d’eau » et « intense odeur des poissons qu’on vient de décharger d’une pirogue ». Ou encore l’absence totale d’odeur dans le living ; « bougainvillées sans odeur » ou « parfum suave » des daturas. Tout l’espace africain s’organise autour des odeurs et des parfums. Ces sensations olfactives puissantes resteront à jamais gravées dans la mémoire de la narratrice. Au point qu’elle ira plus tard à leur recherche au cours de ses nombreux voyages. De sorte que lorsqu’elle évoque son voyage au Moyen Orient, les odeurs d’Afrique refont surface. Se mêlent, enivrantes ou nauséeuses, « odeur du feu de bois » « odeurs nocturnes » ; « exécrables effluves » ; « odeur d’œuf pourri » et « puanteur du manioc ». L’enfant semble s’être construite ainsi, à l’entour des odeurs de l’Afrique. « C’est l’Afrique qui m’a fait naître », écrit-elle. « Quand j’ai onze ans. »
À l’âge vingt-trois — « Quand j’ai vingt-trois ans » , un tournant s’opère dans le récit. Catherine Weinzaepflen fait une pause qu’introduit un texte en italiques. Une sorte de prise de conscience sur ce qu’est véritablement ce récit. Pause au cours de laquelle l’auteure pose un regard sur son travail d’écrivain. Et s’interroge sur ce qu’il lui faudrait désormais envisager de faire :
« Comme il arrive qu’un voyageur effrayé, perdu sur des terres inconnues, s’arrête pour faire le point, je suspends un temps, mon exploration du passé. J’ai soudain la sensation que ce récit constitue une réhabilitation de mon père. Mais l’anamnèse dont il procède fait forcément resurgir des épisodes que j’avais préféré oublier. Jusqu’ici je suis allée piocher des éléments ″exotiques", progressant avec prudence sur les chemins de la mémoire. Or ce qu’on pourrait qualifier d’exotique s’assèche, et il va bien falloir faire face à des épisodes plus violents que l’ingestion de viande chevaline ou la méchanceté de D. Et in fine me rappeler la Lettre au père que, à la différence de Kafka, j’enverrai. »
Il est rare qu’à la lecture, un témoignage autobiographique agisse sur moi avec tant de force et suscite autant de plaisir. Serait-ce l’exotisme de ce récit et cet amour viscéral pour la sensuelle Afrique qui m’ont habitée tout au long de ma lecture de L’Odeur d’un père ? Un patchwork d’émotions sur lequel vient se graver en filigrane la personnalité de Catherine Weinzaepflen. Dont je comprends mieux en la lisant quels sont les fils originels qui l’ont tissée et qui l’ont conduite à ses engagements d’aujourd’hui. Féminisme, anticolonialisme, antiracisme. L’Afrique et ses sortilèges ont façonné la femme en profondeur. Et c’est peut-être à son père qu’elle doit d’être devenue écrivain.
« L’Afrique a contaminé tous mes livres, de manière plus ou moins visible, et il m’a fallu de nombreuses années pour penser que tu avais ta part dans mon destin d’écriture. » (Quand j’ai onze ans)
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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