[UN IMMENSE BRASIER] À la fenêtre de sa chambre, Horace, en chemise de nuit, est hypnotisé par le spectacle. Les hommes qui courent en tous sens sont de petits insectes. L’eau, ils la projettent à l’aide de pompes grinçantes dont les ombres s’allongent sur le sol. Mais les jets n’atteignent le grand feu que par petits crachats dérisoires. L’incendie progresse. Le vent l’attise. L’enfant assiste sans broncher à l’affreux spectacle. Brusquement, deux bras puissants l’arrachent à la fascination, le soulèvent, l’emportent dans l’obscurité. Depuis l’atelier le plus proche qui brûle lui aussi, les flammes se sont propagées jusqu’aux bâtiments des bureaux, ravageant tout. Les fenêtres de l’administration de la fonderie Frink sont béantes, les nuages de fumée qui en sortent emportent de noirs oiseaux de papier vers le ciel rougi. Les appartements des Frink risquent de flamber à leur tour. Rester, c’est risquer l’asphyxie. D’un moment à l’autre chacun peut se transformer en torche vivante mais surtout étouffer s’il ne fuit pas assez vite. Horace, solidement entravé par des bras musclés, a l’impression de voler à travers les corridors et les salles du rez-de-chaussée. Il ne crie pas, se débat à peine. L’homme qui est venu à son secours n’est pas son père, mais Tom, un colosse, chauffeur et homme à tout faire de George Frink. Ne voulant pas lâcher l’enfant, il défonce d’un coup de pied la porte-fenêtre du salon, dont la vitre se brise, et se précipite dehors. La chaleur du brasier augmente. Un brouillard chargé de fragments noircis et de cendres blanches plane entre les arbres. Tom dépose finalement le petit rescapé, comme un paquet sur le gazon, près du portique d’entrée dans la fonderie, le plus loin possible du drame. Dans leurs dos, à la lueur de l’incendie, Horace a cru reconnaître son père allant, venant, hurlant près des premières charrettes à chevaux, aux grandes roues rouges, surmontées d’un réservoir d’eau doré, d’où les lances gonflées partent tant bien que mal à l’assaut du brasier. Les pompiers, coiffés de ce casque immense qui leur descend sur la nuque et les épaules, actionnent de toutes leurs forces les pompes à bras. Mais le grand récipient de cuivre sur la plate-forme du véhicule se vide en quelques minutes. Il ne fait que refléter la catastrophe. Déjà d’autres charrettes arrivent au grand galop. Et cette silhouette qui tourne en rond, lève les bras au ciel, s’accroupit, se relève et court de plus belle, c’est Henrietta, la maman d’Horace, échevelée dans son déshabillé blanc. Elle ne peut pas quitter son mari. Elle le suit en hurlant. À plusieurs centaines de mètres des flammes, Tom, essoufflé, s’est accroupi à côté du petit garçon. Assise dans l’herbe, la vieille Mary pleure et se lamente en serrant contre elle Henry, le petit frère. Sauvés ! Horace n’appelle ni « papa », ni « maman ». Il finit par s’asseoir dans l’herbe, lui aussi, loin du brasier, le visage contre la poitrine de Mary qui chantonne une autre ancienne chanson, douce et désespérée. À l’aube, le feu n’est pas complètement maîtrisé. Pierre Péju, L’Œil de la nuit, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2019, pp. 76-78. feuilleter le livre |
PIERRE PÉJU Source ■ Pierre Péju sur Terres de femmes ▼ → L’Œil de la nuit (lecture de Sylvie Fabre G.) → Enfance obscure (lecture de Sylvie Fabre G.) → L’État du ciel (lecture de Sylvie Fabre G.) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Gallimard) la fiche de l’éditeur sur L’Œil de la nuit |
Retour au répertoire du numéro de janvier 2021
Retour à l’ index des auteurs
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.