[DE RIMBAUD […] TU N’AURAS JAMAIS RIEN SU]
De Rimbaud, tout comme de tant d’autres livres, tu n’auras jamais rien su. Mais qu’importe. Tu auras connu, comme lui, l’enfer des chantiers, la terrible vie à gagner, la mort jeune, trente -sept ans pour toi, pour lui. Alors que tout restait à inventer. En écrivant aux Morts, on s’adresse toujours aux Vivants, c’est certitude. D’ailleurs, écrire, le savais-tu ? Noircir des cahiers d’écolier, laisser s’envoler la plume au gré de la pensée, de la voix, de la musique, des rythmes en nous ? Lire, oui, un tout petit peu, juste de quoi décrocher le permis de conduire qui t’ouvrirait à d’innombrables routes, d’incroyables errances par tous les temps, toutes les saisons, transformant ce pays en un mouchoir de poche dont tu connaissais les moindres recoins. T’échinant du nord au sud, d’est en ouest, sous la pluie, dans la boue, le froid, sous des soleils torrides à l’image de ceux d’Aden ou d’Éthiopie qui entamèrent gravement le piéton de Charleville, le poussant à rentrer en France pour mourir dans la solitude d’un hôpital à Marseille.
Et toi, plus tard, beaucoup beaucoup plus tard, un jour d’avril, à Valence, au cœur de la France, dans une ruelle perdue, ton corps inanimé, ton nom et ta voix à jamais effacée, inaudible, muette. Je te revois, bras à la portière, dans la vieille Aronde noire dont tu étais très fier. Là aussi, une photographie – prise par qui ? – en témoigne. J’aimerais composer un livre musical, rien qu’avec des photographies inconnues, des photographies d’archives familiales à portée universelle, comme W. G. Sebald, les textes en moins, même si les siens sont fascinants. Je laisserais la parole au silence qui tisserait des ponts entre chacune d’entre elles. Plus de mots, que la lumière profonde du noir et blanc avec, en italiques, des légendes de lieux, de paysages, de prénoms, tout cela inconnu, mais ramené à la surface car toute vie est si précieuse, même si l’histoire nous a toujours laissé entendre le contraire. Les vies minuscules sont le seul trésor de cette vie. L’histoire les éparpille, les dissimule, les avale, les digère, puis les anéantit. […]
Joël Vernet, « I. Le jour noir ou un conte de la vie réelle », Mon père se promène dans les yeux de ma mère, récit, La rumeur libre éditions, Collection La Bibliothèque de La rumeur libre, 2020, pp. 49-50.
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