Ph., G.AdC [QUAND J’AI ONZE ANS] Quand j’ai onze ans la maison d’Afrique me semble immense. J’aime le plain-pied et les nombreuses fenêtres sans vitre avec des volets à claire-voie, des volets en bois peint en vert. Le grand séjour au sol de ciment peint en rouge. Quatre fenêtres, quatre portes – deux d’entre elles donnant sur l’extérieur. Tout est ouvert. Même dans la salle d’eau, il y a deux fenêtres. Dans l’angle une douche accrochée au plafond sans parois – la pièce est tellement grande qu’il n’est pas nécessaire de la protéger des éclaboussures. Une maison c’est une rencontre : on s’y sent bien, ou mal, sur-le-champ. Ta maison d’Afrique, un parallélépipède posé dans une nature sauvage sous de grands arbres, hante mes lectures. Elle est pour moi générique de la maison d’Elizabeth Bishop au Brésil (de plain-pied, entourée d’une végétation sauvage), celle de La Jalousie (entourée de bananiers), et sur l’île d’Achill en Irlande, la maison de Heinrich Böll. Ingeborg Bachmann a raison lorsqu’elle dit que « les années de jeunesse sont, sans qu’un écrivain le sache au début, un véritable capital ». L’Afrique a contaminé tous mes livres, de manière plus ou moins visible, et il m’a fallu de nombreuses années pour penser que tu avais ta part dans mon destin d’écriture. Ma mère ne cessait d’écrire, de manière compulsive. J’imagine combien ça devait t’agacer et je soupçonne que l’enjeu du sac à main à cordons que je vous ai vus vous disputer, chacun tirant de son côté, devait être le carnet de ma mère. Dans ses petits carnets à spirales, elle consignait aussi bien les choses à faire que les comptes rendus de ses journées. Chaque soir, dans son lit (je parle de sa vie seule avec moi, après votre séparation), elle mettait ses notes au propre dans un agenda plus conséquent, cartonné – son journal. Elle y écrivait ses faits et gestes et jusqu’aux dialogues qu’elle avait échangés avec ses proches. Une sorte de graphomanie. Je ne crois pas lui avoir jamais demandé pourquoi elle remplissait ainsi des carnets et des cahiers. D’ailleurs elle ne m’aurait pas donné d’explication. Et peut-être n’en avait-elle pas. Je les ai feuilletés, enfant, imaginant y trouver des secrets. Il n’y avait rien. Seule une restitution du déroulement de ses journées comme le ferait un capitaine de navire. Adulte, lorsqu’il nous arrivait de séjourner ensemble à la campagne, j’ai revérifié. Rien. Ou plutôt, comme si elle avait imaginé que je pourrais vérifier son journal, des récriminations à mon endroit qu’elle n’aurait jamais osé formuler verbalement. C’était « elle ne m’a pas embrassée », « elle m’a répondu d’un ton agacé », « C. est allée dîner chez des amis. » À sa mort, j’ai voulu jeter ces piles de diaries, quelqu’un m’en a empêchée au motif qu’il s’agirait d’un témoignage ethnologique. Ils sont toujours dans la cave d’un ami, en Alsace. Catherine Weinzaepflen, L’Odeur d’un père, des femmes-Antoinette Fouque, 2021, pp. 69-71. |
CATHERINE WEINZAEPFLEN Ph. © Vincent Olivier ■ Catherine Weinzaepflen sur Terres de femmes ▼ → L’Odeur d’un père (lecture d’AP) → Avec Ingeborg (lecture d’AP) → Celle-là (lecture d’AP) → Le Rrawrr des corbeaux (lecture d’AP) → Huit [avec Jean-Jacques Viton](extrait du Rrawrr des corbeaux) → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) la terre est ronde ■ Voir | écouter aussi ▼ → (sur le site du cipM) une page bio-bibliographique sur Catherine Weinzaepflen (+ deux extraits d’archives sonores) |
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