Les Lieux-Dits éditions, Cahiers du Loup bleu, 2021.
Lecture d’Angèle Paoli
ÉCRIRE, COMME PAR EFFLEUREMENT « Je ne sais pas vraiment bien pourquoi je descends ainsi jusqu’à ces aïeux. Ni pourquoi je sors des malles en carton, des vieux registres qu’on ne regarde plus. Ce serait comme creuser, forer, en extraire les racines ». Tels sont les mots de Cécile Guivarch dans Renée en elle, lorsqu’elle parle de son aïeule lointaine. La poète n’a sans doute pas trouvé de réponse pleinement satisfaisante à son interrogation. Du moins, pas vraiment, puisqu’inlassablement elle poursuit sa quête mémorielle. Ainsi, deux ans après Renée en elle survient un recueil consacré à l’aïeul inconnu, lié au secret de la grand-mère maternelle : Sans Abuelo, Petite. Avec Cent ans au printemps, publication qui vient de paraître dans les Cahiers du Loup bleu des éditions Lieux-Dits, Cécile Guivarch poursuit son travail de creusage par l’écriture. Écrire est une réponse possible à la recherche sans cesse recommencée de la poète. Écrire, donc, pour ne pas perdre totalement ce qui a disparu. Écrire pour sauvegarder ce peu qu’il reste des objets qui parlent de l’être cher. Écrire pour se sentir proche de l’autre, et vivre, un instant encore, à l’unisson. « le poème pour faire revenir le sourire dans les yeux nos deux extrémités ». Ou encore « Écrire ses yeux pour retrouver leur couleur ». Les poèmes de ce nouveau recueil sont tout entiers dédiés au grand-père paternel : Dédé Guivarch. Ils sont un prolongement du dialogue entre le vieil homme et l’enfant. Par-delà la mort. Ils sont un cheminement de l’une avec l’autre. À travers mots et regards échangés, à travers souvenirs. « Se souvenir nous met au monde », écrit la poète en conclusion de Cent ans au printemps. Le temps de l’enfance est omniprésent et nombreux sont les retours en arrière. Cependant habilement reliés au présent. Cécile Guivarch évoque la simplicité de la vie paysanne de l’aïeul et sa présence tutélaire. Une vie de joies humbles et de menus plaisirs liés aux activités rurales. Une vie partagée « entre terre et mer », entre champs et jardin potager. Jusqu’à l’irruption de la guerre : « Si j’écris sur sa guerre un cœur en ruine me vient ». La relation entre le vieil homme et l’enfant s’inscrit dans un paysage rassurant, avec ses bruits et ses odeurs, ses rythmes saisonniers ; en un lieu sans histoire où vivre le flux des jours s’effectue dans l’harmonie et la douceur des regards échangés. Quelque chose se dit d’un poème à l’autre d’un passé qui alliait partages et silences. D’une complicité tout en tendresse et tout en mots retenus : « grand-père marche vers moi me cueillir dans le verger ». La silhouette du grand-père se dessine, traits et gestes disséminés par petites touches d’un poème à l’autre. « Son odeur de tabac » et « sa cigarette au bec », son « blaireau sur le lavabo », « son bleu et ses bottes ». Ce « bleu de travail » qui lui donne « un faux air de Thierry Metz ». Et son regard, « la couleur de ses yeux » ; une couleur indéfinissable, « une certaine transparence » : « sa transparence d’eau (devenue invisible) ». Les mots rares du vieil homme et l’économie de moyens recherchée par la poète se rejoignent dans une relation toute de tendresse et de confiance. Ce qu’il reste d’une vie. Des médailles à caresser. Une horloge rescapée de la guerre. Avec la guerre, le temps a basculé. Les lieux se sont chargés d’ailleurs. Les mots se sont égarés. Le grand-père est parti loin de chez lui, s’est exilé de sa région. Puis il est revenu. La tête lourde, sans doute, de bruit et de fureur : « qu’a-t-il pensé des avions maisons tombées en gravats ». Ce passé de décombres, la petite fille l’interroge, sans s’appesantir. À peine quelques vers pour l’évoquer. Et des images brèves, qui mêlent couleur lumière et sons. Ou absence de sons : « le bruit des avions (des lucioles tombent de la nuit) ». Et comme en écho assourdi, ces vers : « les mots sonnent vides (comme des pas perdus) ». Le temps et les époques s’enchevêtrent. La mort à l’œuvre fait son office. Alentour la vie abandonne. « Comme un vieil arbre un moment chacun vacille ». La mort inouïe est incompréhensible. Comme en témoignent ce vers et la didascalie qui l’accompagne : « quelques minutes avant ils vivaient encore (c’est rapide de mourir) ». Évoquée dans la concision, la mise à mort des lapins est d’autant plus cruelle qu’elle est précédée d’une strophe où la poète porte sur les heureux habitants du clapier un regard d’enfant amusé et attendri. À la mort du grand-père, la petite fille a vingt ans. Un temps long s’étire auprès de l’aïeul mourant. La jeune fille veille le vieil homme « pendant trois jours trois nuits ». Elle cherche son regard. Le passé afflue, qui ravive les souvenirs. Scènes brèves, pleines de vie, de rires, de gestes quotidiens, de fêtes au village. Incrustées profond dans la mémoire, elles jaillissent comme des flashs de lumière, même à l’instant où le chagrin déborde : « des moments me reviennent comme des gestes de bonheur ». La belle originalité de ces poèmes tient dans l’ambigüité de leur structure. D’apparence simple, leur composition se révèle plus complexe qu’elle n’en a l’air. Une strophe de sept vers – 2/2/3 – séparés par deux blancs. Suit un 8e vers isolé de la strophe principale et séparé d’elle par un astérisque. Et sous ce vers unique, une parenthèse (avec des mots, expressions ou phrases en italiques). Le recueil entier est construit sur cette régularité formelle. Qui lui donne sa grande force. Mais cette régularité est aussi illusion. Quelque chose survient de l’intérieur même de la structure, un écart à peine sensible, qui infléchit le regard. Cette modification, c’est le vers isolé et sa parenthèse qui l’apportent. Se met alors en place une distance qui dit la séparation d’avec ce qui fut. La vie accordée de jadis subit une légère inflexion. Parfois même une distorsion. Lisible jusque dans le paysage, pourtant si familier : « les arbres et les grands peupliers un bord de route et le clocher apparaît entre les branches * le paysage est modifié (les arbres sont alignés sur la crête) ». Souvent elliptiques, ces parenthèses inattendues justifieraient à elles seules un vrai travail de lecture. Il arrive qu’elles soient un prolongement, un ajout, un complément d’information à ce qui précède. Il s’agit parfois d’une réflexion personnelle, d’un détail qui surprend, en accord pourtant avec la tendresse qui se dit : « marcher la main dans la sienne (sans la faire glisser ) » ou encore : « le petit banc sur lequel je m’assois (encore tout contre lui) ». Certains de ces vers font songer à un dicton : « rire et vivre intensément (bonheur de chaque instant) ». Si ces mises entre parenthèses surprennent par leur concision, elles surprennent aussi par leur profondeur ou leur espièglerie. Comme celle qui suit la cueillette des escargots (un chiasme ?) : « le persil toujours au jardin (grand-père dans sa coquille) ». Mais toujours, quel que soit le poème, ce qui se vit dans ces évocations, c’est la tendresse de la poète pour son aïeul. Écrire cette tendresse pour continuer de la vivre. En intensité. Écrire comme par effleurement. Ainsi de ces deux vers, dont l’accent me touche tout particulièrement : |
CÉCILE GUIVARCH Ph. : Michel Durigneux Source ■ Cécile Guivarch sur Terres de femmes ▼ → [Écrire ses yeux] (extrait de Cent ans au printemps) → [c’est tout pour aujourd’hui] (extrait de c’est tout pour aujourd’hui) → Cécile Guivarch, mots et mémoire en double (chronique de Marie-Hélène Prouteau) → Sans Abuelo Petite (lecture d’Isabelle Lévesque) → [Je ne sais pas si tu es encore jeune](extrait de Sans Abuelo Petite) → [J’ai marché sur les morts] → Renée, en elle (lecture d’AP) → [des hommes tressaillent](extrait de S’il existe des fleurs) → Vous êtes mes aïeux (lecture de Gérard Cartier) → (dans l’anthologie Terres de femmes) [ma grand-mère avait beaucoup de clés] ■ Voir aussi ▼ → le site terre à ciel | poésie d’aujourd’hui |
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