éditions Corti, Domaine français, 2020.
Lecture d’Angèle Paoli
Aurélie Foglia, Vol Plané in « Grands sujets » 70 x 90 cm Source UNE VIE IRRATTRAPABLE span> Comment dépeindre. Est-ce une interrogation ou bien une recommandation quant à la bonne voie à suivre ? Quelle acception la poète Aurélie Foglia a-t-elle voulu donner à cet infinitif ? Faut-il entendre celui-ci dans son sens originel, celui attesté dès le XIIIe siècle — « enduire de couleur » — ou dans l’acception à spectre élargi de « représenter, brosser, décrire » ? Ou alors faut-il tenir ce [dé] pour un préfixe privatif d’origine latine [dis], lequel désigne une privation, un éloignement ou une séparation ? Comment dépeindre ? S’agit-il de représenter ou de faire disparaître ? Peut-être l’un et l’autre simultanément. Ou bien l’un puis l’autre alternativement. Comme le suggère la suite de verbes : « décrire peindre écrire dépeindre désécrire. » Le titre choisi par Aurélie Foglia, Comment dépeindre, ne laisse en rien pressentir la réponse. La table des matières ouvre la voie sans être pour autant totalement explicite. Le recueil est en effet organisé en quatre temps, quatre Saisons. La subordination entre poésie et peinture y est affichée : « À la manière de la main » (Saison I), « Peindre avec la langue » (Saison III). Les trois premières Saisons évoquent les sens : le toucher, la vue (« Avoir à voir », Saison II), le goût. L’intitulé de la Saison IV est plus énigmatique : « Vous désarticulées ». Qui est ce « vous » ? Pour quels démembrements ? Explicite est la violence qui ressort de cet intitulé. Qui aiguille l’attention du côté de la disjonction et de la séparation. Il faut cependant attendre la lecture de la Saison IV pour que soit véritablement mise au jour la tragédie qui a fait basculer la poète du bonheur d’être, grâce à la peinture, à la douleur insurmontable engendrée par « l’œuvre de la violence ». Aussi faut-il voir dans ce recueil poétique, par-delà un cheminement ascensionnel vers la création et la naissance, une véritable catabase. Une chute brutale irréversible. Une descente aux enfers. Le poème en incipit de Saison 1 ouvre d’emblée sur l’univers de la peinture et pose en quatre vers initiaux l’essence du lien que la poète noue avec la toile : « devenir l’espace d’une toile personne qui creuse la peinture à mains nues ». Un désir/un projet, une symbiose, un acte, un outil. La poète développe par la suite, dans la manière graphiquement distendue des poèmes qui lui est propre, ce qu’il faut entendre par là. Manière d’être, manières de vivre et de peindre étant intimement accordées. La poète dit aussi ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle se refuse à être et à faire. Ce qu’elle ose, sans retenue, sans réserve, avec détermination. Et ce désir, omniprésent, de faire corps avec sa peinture, de peindre avec son corps. Son travail — sa manière donc — est celui d’une exploratrice qui cherche à déceler ce qui se passe au tréfonds d’elle-même, au plus secret d’elle-même. Ce qui, pour elle, compte avant tout, c’est le geste, celui que lui dicte son corps. Ce geste qui lui permet d’aller de découverte en découverte. Et ce qu’elle découvre, c’est la prédominance en elle de l’intime et fusionnelle présence de l’arbre. L’arbre au centre, son désir le plus vital. Sa vérité. De poème en poème se précise l’art de peindre d’Aurélie Foglia. La poète s’affirme comme peintre en action dans son corps-à-corps avec la toile. Elle se fond à elle, respire par elle, en elle et avec elle, colle à la matière qui prend forme. La poète dépeint — au sens de « décrit » — étape par étape, le parcours franchi en symbiose avec l’acte de peindre : le choix de la toile, les essais, le rôle des doigts. Car, dans cette mise en œuvre, hors les doigts, il n’est nul pinceau, nul outil intermédiaire qui puisse prolonger la gestuelle du bras. Et les arbres de surgir avec la couleur. Et les verts de gagner en fluidité. De même les vers glissent-ils de l’un à l’autre sans outil grammatical de corrélation. De sorte que sont possibles plusieurs lectures, envisageables plusieurs interprétations selon la manière dont s’opère la lecture, le passage d’un syntagme à un autre. De sorte aussi que la lecture que l’on imaginait de prime abord discontinue, syncopée en raison des grands interlignages d’un vers à l’autre, se révèle être d’une grande fluidité. Rythmée par un flux intérieur qui rejoint l’intime. Ainsi de ces vers, parmi tant d’autres : « aimant tant sa masse de verts propulsée par les ciels et les cieux il n’y a personne comme un arbre pour être ce liquide fluide se prend pour un fleuve à l’arrêt débite son son sans fin ». La première Saison de cette action painting est une saison heureuse. La joie de créer s’accompagne d’une exaltation sensuelle. À faire surgir, à mettre au monde, à être soi-même mise au monde : « joie urgente pénétrée de silence sensuel piège la gestuelle d’elle ». Quelque chose survient qui part du regard, qui tournoie dans le regard. Une circularité qui a à voir avec la vie. Dans cette perception suraiguë, l’arbre joue pleinement son rôle. Il aiguillonne le désir, sert d’étais, tend ses appuis d’équilibre, accompagne le geste dans toute sa force et toute sa profondeur. Lors de cette élévation lente et progressive, Aurélie Foglia assure sa propre surrection : « j’ai un travail je caresse des arbres je fais pousser des arbres sous mes doigts le geste est celui du surgissement ils vont vite je les pousse » . De cette double et complice surrection (celle de l’arbre/celle de la peintre) naît la peinture. Et avec elle, l’affirmation que « dépeindre » est ici brosser « le portrait du paysage ». La seconde Saison, « Avoir à voir », place le regard au premier plan. Une saison qui s’affirme aussi dans ce qu’elle a de vif et de violent : « la joie jusqu’à la jouissance ». La saison, qui s’ouvre sur le « travail de marqueterie » de l’artiste, met aussi l’accent sur une « angoisse de joie », oxymore qui accompagne la descente de la poète en elle-même, en un lieu qui la tient à distance, dans un silence qui ne connaît pas les mots. Un avant et un après se dessinent, qui marquent un cheminement progressif tant sur le plan de l’art que de la méthode. La peintre prend des risques, elle ose, invente, se conforte dans les exigences de la liberté prise. Les couleurs éclatent, qui laissent entrevoir « un moi mal mélangé » (je souris au passage à la lecture de ce vers qui me fait songer à James Sacré). Avec le mimosa, arbre de prédilection, le jaune prend toute sa force, laquelle se dit dans ce vers quasi pesquésien (comment ne pas penser en effet aux jaunes du Juliau de Nicolas Pesquès ?) : « le jaune est la couleur de jouir ». Dans le même temps, ce regard ouvre l’espace sur le lien qui s’établit entre le mot et la chose qu’il est censé représenter, entre le mot et la couleur. L’écart ne cesse de s’agrandir. Peut-être la couleur réussira-t-elle là où le mot révèle son inaptitude ? Et pourtant non. L’expérience s’avère semblable. La peinture s’affirme comme reproduction, comme tentative de représentation, avec tous les écueils constitutifs de cet acte même : « si je reproduis un arbre ne se montre pas un arbre n’est pas un arbre ». […] « j’imite mais manque la réalité ». Peinture et poésie ? Un point commun lie poésie et peinture, peintre et poète. Dans l’un et l’autre actes de création, l’artiste s’expose, prend des risques. Dérange/déroge/« déloge ». Dans les toiles exécutées par la poète, l’arbre est bien au centre, tutélaire. Fondement du paysage existentiel d’Aurélie Foglia. Il est cet abri qui l’accueille tout entière, à la fois son double et sa nature profonde. D’où l’importance d’un geste dénudé, libéré de toute attache et par là-même fragilisé : « je veux peindre un tableau à l’aveugle réfugiée dans mon geste tâterai les membres de l’arbre long ensemble de traces se détacheront sur la feuille de moi ». Le geste est un geste refuge, livré à lui-même, uniquement consenti à lui-même pour faire advenir la femme dans sa pleine arborescence. Dans la troisième Saison, « Peindre avec la langue », la poète expose ce qu’elle n’est pas, ce qui est inné en elle : « je ne suis pas peintre à l’origine… viens de la bouche ». Sans doute la poète extériorise-t-elle, sous l’implicite du mot « bouche », ce qui est en lien avec ce muscle étrange et ambigu qu’est la langue. Parole/parler/langue/écriture. Guetteuse de signes, habitée par un rituel inconnu, la poète dit sa jubilation. Elle « réinvente » ce corps et, au-delà, un « art scribal » qu’elle découvre dans le bonheur. Et ce bonheur passe par les yeux, dans la façon inouïe qu’ils ont de trouver dans les formes peintes une extravagance tout à la fois physique et mentale. Au cœur de cette jouissance onirique explosive-délirante, la peinture semble pouvoir supplanter un temps l’écriture. La poète se retire au profit de l’acte de peindre. Pourtant, peinture et écriture vont l’amble, un écho s’affirmant « entre peindre et poème ». L’écriture intervient, qui rend à la langue son pouvoir, met en branle une musique baudelairienne, fait surgir les accords, joue avec les silences et les points d’orgue : « l’émulation me prend comme une musique à la mer ». Peut-être, dans ce contexte musical, la couleur fait-elle aussi office de piment : « la couleur pique la langue ». Sons couleurs images se disséminent sur la page, ce qui n’empêche nullement le désarroi d’affleurer, l’abattement d’émerger : « je peine je peins je n’ai pas l’art ». Même si Aurélie Foglia définit son travail d’écriture comme « une sorte de journal d’ate/lier » ou encore une « chanson de gestes », sans cesse revient sous sa plume la question de la préséance. La peinture ? L’écriture ? L’écriture est première ; la peinture est venue après : « écrire m’a appris à peindre ». Mais davantage que l’écriture, la peinture a à voir avec le corps. Et l’on revient là à l’essentiel. Peindre avec le corps, c’est donner à la couleur sa fréquence cardiaque, son souffle vital, le souffle de la nature restaurée. C’est faire du corps lui-même une œuvre. La peinture prend le pas sur l’écriture, affirme sa toute-puissance : « peindre représente la possibilité de ne pas peindre avec des mots ». Là où la langue montre ses insuffisances, son inadaptation à dire, les doigts, eux, agissent, agiles à prendre la mesure du geste. La peinture, cet « art tellement tactile », met tous les sens en alerte. Il arrive parfois que s’accomplisse une complicité langue/doigts, et que se fasse l’osmose : « ma main peint avec ma langue peint à la main ». Jusque très avant dans le recueil, seule la relation intime de la poète avec l’arbre et la peinture est donnée. Une histoire qui s’inscrit dans le prolongement des hommes de la préhistoire : « ma pratique remonte à l’époque où l’homme avait plus de mains ». La poète chante dans ces trois saisons une genèse heureuse : « il a fait beau beaucoup au pays de peindre ». Avec la Saison IV se déploie la descente aux enfers. Quelque chose est advenu, qui n’avait pas donné de signes et qui plonge soudain la poète-peintre dans un profond désespoir. Les arbres sont désormais des « fantômes ». Impuissants, ils n’ont pu se défendre, ils ont été démembrés, « désart/iculés ». Détruits. Ils n’existent plus, se sont effacés. Réduits à l’état de cadavres. Désormais absents. Quelque chose s’est produit, qui tient de la tragédie. Privé d’images, privé des arbres et de leurs toiles, l’ouvrage devient un livre de deuil et les poèmes de la saison, un long thrène douloureux. Le titre du recueil fait irruption, porteur de son interrogation sans réponse : « comment dépeindre ce qui n’a plus d’existence ». Étape par étape se dit l’histoire de l’après-bonheur. Le récit d’un carnage survenu par une nuit d’hiver, en l’absence de la poète dans sa chambre-atelier. Éventration/défenestration/destruction. Un « articide » qui scelle le dénouement dramatique d’une relation d’un couple en proie à la violence conjugale. La vengeance d’un époux jaloux a eu raison de l’œuvre peinte « devenue son œuvre seule l’œuvre de la violence ». Comment survivre à cette douleur, comment dès lors exister tout en étant dépossédé de soi ? « je n’ai plus rien je suis en train d’être avalée par l’œuvre devenir impersonnelle ». Pour autant la vie se poursuit pour les autres. Dans l’indifférence ou l’incompréhension. Pour Aurélie Foglia, réduite à l’errance et à l’exil hors de chez elle et hors d’elle-même, la vie est devenue « irrattrapable ». |
AURÉLIE FOGLIA Source ■ Aurélie Foglia sur Terres de femmes ▼ → [décrire peindre écrire dépeindre désécrire] (extrait de Comment dépeindre) → Entrées en matière (lecture de Tristan Hordé) → Entrées en éléments (extrait d’Entrées en matière) → Gens de peine (lecture d’Isabelle Lévesque) → [Gens ne s’appellent pas] (extrait de Gens de peine) → [tic-tac de la pluie] (extrait de Grand-Monde) ■ Voir aussi ▼ → le site d’Aurélie Foglia → (sur le site des éditions Corti) la fiche de l’éditeur sur Comment dépeindre d’Aurélie Foglia |
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Le texte ci-dessus est très très beau. Félicitations, Angèle.
J'ai moi aussi très envie de lire le recueil. Amitié. Mireille
Rédigé par : Mireille Rosaz | 17 décembre 2020 à 12:15