éditions Unes, 2020.
Vignette de couverture de Claude Garache.
Lecture d’Angèle Paoli
Claude Garache (Source) « Sous l’écheveau des couleurs, la poète voit poindre les corps. » DU PREMIER GESTE À LA GESTE D’ARIANE Cela commence sur un regard voilé. Sur une vision que domine un rouge amenuisé par « les tentures de l’œil ». Le poème initial de Corps rassemblé, tout dernier recueil d’Esther Tellermann, s’inscrit dans un diminuendo chromatique tandis que le final du même recueil ouvre sur un élargissement ébloui du champ visuel et mémoriel, une illumination que rien ne semble devoir assombrir. « Aujourd’hui de nouveau illumine les effluves de mémoire pour une floraison qui jamais ne s’éteint jamais ne s’enlise parmi les ronces. » Telle est la vision rayonnante que retient la poète à l’issue de ses rencontres avec Claude Garache, au profond de la plongée dans l’antre féminin que décline à l’infini l’œuvre du peintre. Entre les deux poèmes tout à l'opposite du recueil se dit le chant ininterrompu d’Esther Tellermann. Un chant qui s’inscrit — par sa forme, sa tonalité et ses thématiques — dans la continuité des recueils antérieurs et qui s’écrit dans la proximité immédiate des œuvres picturales en train de naître sous le pinceau de Claude Garache. C’est au cœur de cet échange entre la peinture et les mots que se noue le dialogue entre la poète, le peintre et la figure naissante. Dans leur soudain surgissement. À l’origine de l’écriture de ce recueil, il y a un « je », il y a un « il », il y a un « nous ». Un regard, une écoute et un même suspens. Un même partage dans le silence. « 3 pinceaux ». Et trois nuances de rouge pour souligner « la nuque », « la bouche », « les lointains », pour faire irradier l’âme par-delà l’instant. Est-ce le 3 du Troisième qui refait surface pour allier, sous une forme renouvelée, peinture et poésie ? Un 3 investi du pouvoir de réunir, dans une langue de la ferveur, à la fois autre et identique, matières, mots et couleurs ? Un « troisième » qui s’insinue dans le dialogue pour y mêler sa voix, mi-regret mi-désir, remontant à son gré le cours de la mémoire : « des fugues laissant les ferveurs ô mourir où fûmes 2 dans le troisième. » Le titre du recueil — Corps rassemblé — ne laisse-t-il pas entrevoir — en lieu et place du fragmenté fracturé désassemblé — la perspective d’une unité nouvelle, désirée avec ardeur ? Ne laisse-t-il pas filtrer la lumière là où l’être entier s’ancrait jadis dans la douleur de ce qui a été, à jamais, perdu ? Derrière l’origine immédiate d’une rencontre d’artistes vécue se profilent d’autres origines, lointaines, sans cesse explorées au cours de la quête poétique de la poète. D’autres formes soupçonnées/insoupçonnées s’animent sous le souffle du créateur. Qui soudain existent dans un « elle », puis dans un « Elle ». Une Ève en qui toute femme s’origine, créée par le pouvoir de la poète : « et d’Elle je fis le sel ce qui meut l’univers ». Cette « sœur » désirée, sœur de toutes et de chacune, prend place peu à peu dans le monde visible de la toile qu’accompagne l’avancée du poème. Une Ariane perdue — laissée sur quelle rive ? — et soudain pressentie, adviendrait-elle, suscitée par le désir de la poète en même temps que par le miracle du geste fondateur du peintre ? Visible et actif, le geste du peintre est toujours premier qui renoue avec une antériorité invisible, enfouie au plus profond de son histoire et de la nôtre. Ainsi, le peintre, par son geste, renouvelle-t-il l’instant de la création. L’impulsion qui l’anime donne naissance à un « corps unique », cependant infini. Dans le même temps, il élargit les horizons et donne à voir, derrière le soyeux de la toile, tout un hors-champ et un hors-cadre qui s’inventent derrière le châssis. C’est ce que perçoit la poète, qui le dit par ces vers : « entre les seins affleure le premier geste des horizons de soie et des empires. » Sous le pinceau de Claude Garache, avec les mots de la poète, l’attente d’une origine perdue prend chair et vie, palpite et brûle, dans une épaule, la courbure d’une hanche, le galbe d’une jambe, les replis d’un bras, le glacis d’une peau. Communauté de désirs et de recherche : « J’attendais encore la première couleur la première argile le premier noyau ce qui est sève et sang. Nous cherchions à même la racine. » Encore faut-il que la poète fasse l’expérience patiente de la descente, traverse les premiers frémissements, se heurte à l’obstacle de la matière éclatée, affronte la décomposition pour que puisse advenir l’assemblage et la recomposition. Mais au centre, au cœur, en dessous, entre voilé et dénudé, là où le paysage devient métaphore du corps, où les linéaments de l’un se fondent dans les courbures de l’autre, le poème sexué prend chair, entre ombre et lumière, dans l’éclosion d’une fleur : « la blessure affleure annexe l’ombre de l’églantier et du carmin ». La poète sans cesse revient sur les origines, celles-là même qui président à la naissance du corps peint. L’Éros est flamboiement, qui se joue pourtant des hésitations entre sang et feu, nuances de couleurs et de formes. Dans le même temps, ce qui obsède et qui interroge, ce sont les frontières, les lisières, les bords, le cadre même de la toile, d’où le corps enclos, ivre de liberté soudaine, semble vouloir s’échapper. Les formes, dans leurs effleurements, brouillent les membres et les volumes. Les lignes s’estompent, se mêlent, qui font frissonner jusqu’aux limites du temps : « Un présent tremble et précise ce que devient le jour. » L’expérience de la peinture en train de naître sous le geste de la main, au gré des mouvements du pinceau, au gré des hésitations de la matière, a-t-elle le pouvoir d’apaiser la tension que génère le corps-à-corps du peintre avec la figure en train d’apparaître ? « Le premier geste veut atteindre l’épaisseur et le visage se perd ». Le geste premier a-t-il le pouvoir de calmer les appréhensions de la poète ? Dès son entrée dans le monde du peintre – au printemps –, le « je » désirant de la poète observe s’interroge se retire dans sa réflexion intérieure, cherche à saisir ce qui meut la quête du peintre, sa plongée dans l’univers sinueux des courbes. Tandis que l’artiste invente, décline les rouges d’où émergent des corps féminins qui prennent forme sous les yeux de l’une et sous les doigts de l’autre, la poète cherche à percer l’énigme de la présence/absence de la figure émergente. Sous l’écheveau des couleurs, la poète voit poindre les corps. Visionnaire, elle sent et voit au-delà des formes naissantes des paysages des combats. Ce qui prend vie sous les pinceaux, et qui respire, soudain éclate en d’autres formes, en d’autres débordements. Un lent cheminement vers des Orients d’or creuse toile et poème. Exigeante et ardente, la poète nourrit des rêves d’absolus indéfinissables, des désirs d’abstractions temporelles qu’auraient peut-être précisés d’autres couleurs : « Je voulais des devenirs ourlés de jaunes et de tilleuls. » Ainsi, tout au long des poèmes, le corps prend-il chair qui révèle derrière les formes ce qui secrètement préoccupe. La figure triangulaire du sexe retient à elle seule les craintes et les peurs : « bras enserre un sexe posé sur l’inquiétude » ou plus loin, ces vers : « Puis le visage se dessine avec les genoux qui posent des triangles sur la peur ». Au corps naissant qui prend sa pose sur la toile, à cette naissance irradiante, répond la descente du « je » jusqu’à l’absence de couleur : « je descendais jusqu’au blanc où s’arrête la force. » Une catabase initiatique qui s’accompagne d’un dessaisissement de soi propice à la création : « Je désapprenais le visible pour moduler l’effroi de la forme où s’amoncelle une teinte qui s’effeuille et se rassemble et prolonge ce qui l’arrête multiplie les horizons. » Mais toujours revient « le souffle tiède », le pneuma originel qui traverse, donne vie, réunit, réassemble. Toujours revient cette pulsion mystérieuse qui accorde à chacun sa part de rencontre et de rêve sans lesquelles nul horizon autre que le visible n’est possible : « Il voulait que jamais ne décline la présence d’un corps absent qui la consume. » Elle désirait retrouver l’unité perdue et c’est le peintre qui ouvre la voie. Une harmonie secrète les relie l’un à l’autre dans une même modulation. Une même étrangeté musicale, faite de contrepoints ascendants descendants, de suspens, de silences. Le désir que la poète surprend dans le geste de Claude Garache insuffle à Esther Tellermann une poésie inspirée par la geste d’Ariane. Une poésie éblouissante, dépliée déployée en de multiples lignes mélodiques sur des horizons anciens que la poète exhume et qu’elle rend à la vie. Une poésie sensuelle et sensible, toute de vibrations, incisée sur des déclinaisons de rouges insondables. Une poésie en symbiose profonde avec le langage de l’Autre. Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli Tirage de tête de Corps rassemblé (tirage limité à 11 exemplaires numérotés de 1 à 11 sur Vélin de Rives, accompagnés d'une gravure originale de Claude Garache, signée, tirée par l’atelier René Tazé à Paris, et d'un poème manuscrit d'Esther Tellermann). Source |
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