Vincent Verdeguer,
Œuvre originale créée pour L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare,
éditions Unes
Source
« DES OISEAUX CIRCULENT EN NOUS »
Parmi les nombreux ouvrages qui composent les écrits de Jean-Louis Giovannoni figure une trilogie qui porte le sous-titre de « Roman intérieur ». Journal d'un veau (1996) / Le Lai du solitaire (2005) / L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare (2020). Échelonnés dans le temps, ces récits sont des textes en prose. Le dernier en date, un journal tenu au jour le jour, s’étire sur six mois, de janvier à juin. « Un journal pour témoigner de ce que je voyais et imaginais, » écrit le poète dans son avant-propos.
Et d’ajouter : « L’insolite, l’étrange peuvent se trouver à deux pas de chez soi… ». De cela, tout lecteur est convaincu. Mais sous la plume de Jean-Louis Giovannoni, l’étrange et l’insolite peuvent prendre des tournures inattendues, quelque peu déroutantes pour qui n’a jamais lu cet auteur. Avant d’entrer au tréfonds de ce nouveau « roman intérieur » qu’est L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare, faire halte un instant sur les exergues des trois épigraphistes choisis par le poète – Hippolyte Taine, Lucrèce et Baudelaire. Cela suffit pour se convaincre que l’on va pénétrer dans un univers très particulier : celui de l’hallucination liée à la « perception extérieure » ; celui du corps et du rapport que les parties d’un tout entretiennent avec le tout ; et celui de la foule. Chacune des épigraphes ouvre en effet une piste de lecture. Chacune d’elles correspond à un contenu spécifique de l’ouvrage ou du moins à l’une des nombreuses réflexions qui le nourrissent. S’« il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude » — selon les termes de Baudelaire — , il n’est pas donné non plus à n’importe quelle plume de « décrire cette masse, sa vie interne » dans ce qu’elle offre « d’échantillons de mouvements, d’organes, de particules visibles et moins visibles ». « Jouir de la foule est un art », écrit encore Baudelaire. Explorer par l’écriture cette jouissance en est un autre, que Jean-Louis Giovannoni maîtrise au plus haut niveau. Au cœur de cette aventure, l’auteur possède aussi le talent de conduire au plus extrême. Dégoût et effroi d’une part face à la monstruosité de l’entreprise et de l’objet décrit et jouissance fascinée de l’autre. Pour les mêmes raisons. À quoi s’ajoute le plaisir consécutif à la lecture du surgissement inattendu de remarques chargées d’humour. Car l’humour perce bien souvent sous les mots au point que le sourire se substitue à la grimace. Grimace et sourire pouvant coexister simultanément dans des récits qui tiennent de la performance. Ainsi, parmi d’autres exemples, ce morceau d’entomologiste extrait du « Mardi 15 janvier, dans l’après-midi » :
« Une femme passe sa main dans ses cheveux — plusieurs tombent… Personne ne s’en alarme. Particules infinitésimales allant rejoindre des monceaux de fibres de textiles, de squames de peaux mortes au sol, collées elles-mêmes à des poils d’animaux, d’humains et de débris d’insectes ; peuplées de bactéries et d’acariens microscopiques, couverts de pollen et de moisissures ; cherchant tous à rejoindre une pelote de poussière — traversée d’électricité statique — ô combien attirante et conglomérante, et qui offre, à qui veut, un corps possible au milieu des courants d’air. »
Ou cet autre, qui me fascine tout autant qu’il me fait sourire :
« On entend rarement des gens s’extasier sur la beauté d’un calcanéum, qui pourtant supporte en grande partie les contraintes exercées sur les pieds pendant la marche. On n’entend pas non plus de longs discours sur le rôle des cuboïdes, des naviculaires ou des phalanges proximales. Tout est nu et enfoui dans un pied, qui affiche complet avec vingt-six os, seize articulations et cent sept ligaments — excusez du peu ! Il est vrai que s’il fallait, dès notre lever, honorer d’un discours chaque partie de son corps, de la plus petite à la plus grande, ou simplement la nommer, on n’en finirait plus de soliloquer. » (« Vendredi 10 mai »)
L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare mérite réellement son sous-titre de « roman intérieur ». Qualification à prendre au pied de la lettre à plus d’un titre. Comme le précise sur le mode de la parodie romanesque le narrateur et personnage principal, un « lundi 6 mai, très tôt malgré une pluie battante » :
« Quand on se parle intérieurement, on gagne en densité. Depuis ce constat, je m’entretiens tous les jours avec moi-même. »
Dès lors que l’on s’attache à saisir ce qui obsède le narrateur, on progresse dans l’appréhension de sa troublante personnalité. La première de ses redoutables obsessions concerne les chiffres. Qu’ils renvoient à l’infiniment grand ou à l’infiniment petit, du microscopique au nanoscopique et à l’invisible. Prolifération dont il est évidemment impossible, voire absurde, de rendre compte. Difficile de ne pas songer à l’inépuisable et éprouvante entreprise flaubertienne de Bouvard et Pécuchet. Et l’abattement provisoire qui surprend le narrateur atteint aussi provisoirement le lecteur. Qui finit par se laisser convaincre car c’est aussi de sa propre « condition » qu’il s’agit. C’est cette condition-là que le narrateur met en scène :
« Nous sommes tous témoins que nous nous laissons plus facilement pénétrer par ce qui n’a pas de volume. Je saisis mieux, à présent, l’expression que nous prononçons devant un océan ou au sommet d’une montagne : “Vue imprenable″. Elle résume assez bien notre condition, celle de ne pouvoir emmagasiner que sensations, images et mots. » (« Vendredi 1er mars »)
Le point de départ du journal s’ancre dans la saga ordinaire d’une réalité multiple et démultipliée fondée sur des chiffres qui défient l’imagination, les premiers de la série portant sur le nombre hallucinant de voyageurs qui empruntent dans un sens ou dans l’autre ce fameux « Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare ». Soit « Cent vingt-sept mille huit cent quatre-vingt-dix personnes ». « L’objectif premier » de ce travail est de « rendre compte de la diversité de la population de l’Échangeur ». Comment venir à bout de pareille entreprise ? Très vite les chiffres débordent, submergeant de tous côtés le narrateur englué dans sa folie des nombres et des corps :
« J’ose à peine avancer (je souris à cette habile prétérition !) les chiffres de deux cent cinquante-cinq mille sept cent quatre-vingt-dix nez, auxquels on doit additionner le double d’yeux qui appartiennent eux aussi à la sphère du haut… ». Mais l’exposé suit son cours énumératif et se clôt sur la problématique de la diversité des « pantoufles », « mules et autres savates. »
L’exposé se veut scientifique, méthodique, excluant certains paramètres pour en inclure d’autres – « J’ai renoncé à calculer le nombre exact de paires de lunettes… » / « Revenons à notre étude ». Le tout, objet et méthodologie, est toujours argumenté avec précision. Le tout est souvent soumis à une rigueur quasi militaire :
« Une fréquentation journalière est nécessaire entre les diverses parties du corps pour que la sensation d’ensemble subsiste en nous. »
Il arrive que le narrateur, cependant emporté par ses démonstrations passionnées, se gargarise de formules pseudo-savantes, banalisées par le discours ordinaire. Ainsi de cette remarque concernant les pieds : « Avec les pieds bien au sol, nous sommes sur des fondamentaux, comme on dit aujourd’hui. » Comment ne pas sourire devant l’aplomb de ces stéréotypes de langage qui sont bien souvent les nôtres ?
Le narrateur s’empresse néanmoins de rassurer son lectorat par cette affirmation :
« Cette étude ne demande aucune formation particulière. »
Elle s’appuie d’ailleurs tout autant sur l’observation méticuleuse à laquelle s’oblige le narrateur que sur les témoignages des personnes derrière lesquelles il court. Il arrive aussi que le narrateur interpelle le lecteur qu’il n’hésite pas à prendre à témoin :
« Vous aurez remarqué, que je n’ai, jusqu’à présent, quasiment pas abordé le rôle des bras et des mains dans la marche. »
Derrière les difficultés de l’entreprise auquel il s’adonne sans relâche — faut-il « ensacher les visages » ? faut-il simplifier ? — se cache le fameux narrateur. Soucieux de se « fondre gentiment dans la masse », de se couler dans les « emportements » de la foule et dans ses violences, il n’en affirme pas moins ses propres appétences, ses propres choix. Jusqu’à l’excès, voire jusqu’à l’absurde :
« À présent, dès que je vois une foule se former, je me colle à elle. »
Un tel comportement ne met-il pas en évidence les limites de la rigueur scientifique aux prises avec une subjectivité invasive ? D’autres questions se présentent qui mettent l’accent sur les tourments, les impatiences et les lubies, les rêves angoissés et terrifiants et les obsessions tenaces :
« Le visage m’obsède et cette obsession va bien au-delà de l’humain, des animaux petits ou gros, y compris des insectes. »
Les « moches » — catégorie du vivant qu’affectionne tant l’écrivain — ne sont pas loin, qui s’agglutinent dans des « moutons de poussière surdimensionnés. ». La folie n’est pas loin non plus. Qui guette le dormeur et lui adresse des fantômes. À la façon du Horla de Maupassant. Mais on retrouve dans cette nuit du samedi 30 mars l’une des obsessions récurrentes de l’œuvre de Jean-Louis Giovannoni :
« La nuit, des fantômes avides de gestes égarés enfilent mes vêtements. La penderie s’agite. Certains se glissent dans ma gabardine, d’autres se coiffent d’un chapeau, ou imitent ma tête avec des foulards mis en boule ; et ma veste, posée sur une chaise, balance ses manches comme des bras. Les fantômes plus musclés entrent dans mes pantalons et sautent sur la table. »
Le narrateur est hanté. Miné par son travail. Envahi par ce corps et ces membres qui infiltrent le sien malgré les précautions méthodologiques qu’il s’impose/ou leur impose :
« Quoi qu’on fasse : méthode objective, classement par genres ou autres fantaisies, ils finissent par devenir pour nous des êtres à part entière. »
Au point qu’ils l’habitent et le persécutent jusque dans ses rêves :
« Leurs plaintes, je ne sais pourquoi, me saisirent au plus haut point, et faisant semblant de me pencher pour les étouffer définitivement, je les glissais, ni vu ni connu, dans mon sac à dos, et regagnais calmement la sortie côté gare saint-Lazare comme si de rien n’était. » (« Vendredi 26 avril »)
Comme tous les autres corps en mouvement/déplacement, celui du narrateur est soumis à « l’usure », « à l’œuvre » partout et dans toute chose. Le vide et le plein, la vitesse et la lenteur, la mobilité et les mouvements de l’air, les moindres agissements sont autant de paramètres qui interviennent dans les analyses auxquelles se livre l’étrange personnage. Pris dans le tourbillon incessant de ses comptes et de ses décomptes, il se perd. Il a beau baliser ses observations en fonction du temps et de la lumière, du moment de la journée, de la spécificité d’une station ou d’une autre, il se heurte à d’innombrables difficultés dont celle de mémoriser les formes, leur allure, leur différence, leur cohérence… Jusqu’à l’excès, jusqu’à la dysmorphie et à la monstruosité. Peut-être le narrateur a-t-il eu entre les mains l’ouvrage S’emparer, « essayage » de Jean-Louis Giovannoni avec « Monstres et prodiges d’Ambroise Paré ? » Ainsi s’interroge le narrateur :
« Si on associe une jambe courte à une plus longue : on encourage la fabrique future des monstres. Cette petite différence, infime au démarrage, augmentera de génération en génération, jusqu’à produire un jour l’irréparable : une jambe atrophiée naissant à côté d’une saine. »
Et de poursuivre par ce constat :
« La nature est ainsi faite : elle essaye des possibles et les répète ensuite à loisir. »
Ou encore, daté du vendredi 18 janvier, cet autre constat :
« La monstruosité ne vit pas sur une autre planète, elle voisine souvent près de la beauté, qu’il suffit de retourner comme un gant… À se demander si elles ne sont pas jumelles ? »
N’est-ce pas le philosophe George Steiner qui faisait remarquer dans son essai — Dans le Château de Barbe-Bleue — que Buchenwald n’est situé qu’à quelques kilomètres de Weimar ?
À force d’observer, de croiser, de se laisser bousculer ou doubler dans les files, à force d’explorer ce qui compose les corps, les joint et les disjoint, le narrateur est gagné par une forme d’empathie. Du reste, il n’est pas très différent des autres. Son corps n’est-il pas composé du même nombre de membres, d’un haut et d’un bas, soumis aux mêmes contraintes et vicissitudes ? N’abrite-t-il pas en lui, sensibles à leurs allées et venues, à leurs moindres déplacements, ses propres monstres. Le voilà qui s’imagine soudain rassembleur de « troupeaux de monstres », les siens et ceux des autres, gardien avec ses comparses d’un « lointain intérieur » qui attire soudain le lecteur du côté d’Henri Michaux et de Plume. C’est que le narrateur se révèle à ses heures poète, comme en témoigne cette remarque du mardi 26 mars :
« Des oiseaux circulent en nous … un simple saut, et ils s’envolent dans nos gestes ! »
Sans toutefois perdre de vue ce qui le préoccupe en profondeur :
« Agiter les bras : ils fraterniseront avec la gent ailée ; et en nous mettant sur la pointe des pieds : nous serons déjà plus haut. Qu’importe ce qu’il adviendra ensuite, la chute est un voyage. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
|