« COMME UNE CASCADE D’OR »
Dona. Ce pourrait être le prénom d’une tendre égérie. C’est en réalité de présents qu’il s’agit. Ce pluriel neutre du substantif latin donum, qui donne son titre au dernier recueil d’Emmanuel Moses, Dona, est une réminiscence du chant III de l’ Énéide. Virgile y confie au devin Hélénos (fils du roi Priam et d’Hécube) le soin de faire charger sur les navires troyens des présents abondants et précieux. Dona dehinc auro. « Ensuite des présents d’or ». Ainsi du moins le donne à lire l’épigraphe choisie par le poète pour l’en-tête de son ouvrage.
Dons, présents, « précieuseté(s) » caractérisent en effet les poèmes qu’Emmanuel Moses offre à chacun des dédicataires destinataires de ses vers. Quarante-six poèmes, finement ciselés, composent cette offrande poétique qui s’ouvre sur un poème dédié au poète Michel Deguy et se clôt sur un poème « à la mémoire de Pascale Ogier ». Entretemps, en chemin de lecture, nous aurons croisé nombre de poètes, d’artistes, de philosophes ou parfois lieux, tous plus ou moins familiers ou proches du poète, amis éditeurs et parents. Hommes et femmes. D’aucuns davantage connus ou reconnus que d’autres, certains anonymes. Les uns toujours vivants, d’autres disparus. Il arrive aussi que nous saisissions au passage des effets miroir qu’Emmanuel Moses retourne vers sa personne. Quant au projet qui préside à son entreprise, le poète l’aborde en questionnant ses propres ambitions :
« Il faudrait se demander à qui on parle
Quand on offre des mots
À une part de soi-même
Dont on ne sait rien
Peut-être est-ce un moyen de fortune
Pour faire connaissance ? » (« À ma mère »).
Ce questionnement ne vaut-il pas pour chaque poème de Dona ? On pourrait d’ailleurs lire dans ces vers une amorce de réponse à notre propre questionnement. Ainsi du poème dédié « à la mémoire des martyrs de Bendzin » où, sous la déclaration d’amour à la neige, le lecteur découvre ces vers émouvants :
« Neige, tu es belle
[…]
Tu fais de moi, pendant que tu recouvres la ville, les champs, le monde, dirait-on
Quelqu’un de meilleur, de plus profond
Et non plus l’ombre, l’étranger
Le pantin, le condamné
Qui se partagent mon destin. »
Dans l’écrin de ce recueil, d’autres noms surgissent. Lucrèce, Sénèque, Socrate, Baudelaire, Shakespeare, Walter Benjamin… Un théâtre de silhouettes s’anime ainsi au fil des pages. Une mosaïque vibrante de couleurs, de mystères et de formes. Mais toujours la mort sous-tend l’énigme du poème. Omniprésente, indépassable, la mort est là qui tient la dragée haute à la vie. La vie est là, elle aussi, avec pépites et joyaux. Chaque poème peut ainsi être pressenti comme une invitation à cueillir et à aimer ce que la vie offre de plus précieux. À ne retenir entre les doigts que les « grains dorés du monde » qui « scintillent, envoûtants », parmi les ombres et les chagrins. Et à privilégier ce qui, face à « l’abîme sans fond », offre « une réparation miraculeuse ».
Ainsi la vie déploie-t-elle sa multiplicité de lieux et d’objets, de rues, de jardins et de ports, de rumeurs et d’odeurs, de visages et de gestes. De souvenirs et de rêves.
« Toute l’Afrique dansait devant nos yeux
Tambours et balafons ensorcelaient la nuit… » (« À la mémoire de Paul le Jéloux »)
ou encore, dans ces vers :
« Ce souvenir n’est pas dans l’espace, n’est pas dans le temps :
C’est d’ailleurs l’irruption d’une sensation plutôt qu’une image complète
L’odeur de l’herbe parfumée, fraîche, mouillée… » (« À mes parents »).
C’est que, en arrière-plan, se cache le multiple. Derrière la personne à qui est dédiée le poème, des millions d’autres se révèlent :
« Entrainés par la pesanteur des jours
Nous aussi, millions de millions
Descendons en ligne droite vers le vide » (« À Michel Deguy »).
Ce qui vaut pour l’un d’entre nous vaut aussi pour tous. Le poète est celui qui éclaire de sa vision intérieure ce que lui seul perçoit de l’autre et, par ses mots, remet l’invisible en pleine lumière. Chaque poème est un janus bifrons où se confrontent vie et mort, bonheur et doute, force et fragilité, insouciance de la jeunesse et préoccupations adultes, tous sentiments contradictoires en proie au passage du temps. Ainsi dans le très beau poème en « hommage à Clément Marot », ces vers annonciateurs du désarroi :
« Même la neige te le rappelle :
Tu vas vers l’horizon noir… ».
En quelques vers à peine, l’enthousiasme du passé fait place au regard désenchanté du présent.
« Ces plumes immaculées qui tombent en flottant
[…]
Quelle ivresse elles te procuraient
De vivre ! D’être au monde… »
et
« Maintenant, les cortèges incessants des flocons qui tombent depuis ce matin
Qui recouvrent lentement les toits, les balustrades, les remblais
[…]
Ont quelque chose d’éteint et de triste ».
Plus dramatique et plus sourde est la déception que le poète éprouve face à ses enthousiasmes littéraires de jadis — et subrepticement face à son propre talent créatif de jadis — et à ce qu’il en retient aujourd’hui. Entre renoncement et acceptation :
« Les mots jaillissaient comme des soleils, comme des aubes enchanteresses »
« Tu imaginais qu’ils t’ouvriraient par magie des portes dans les murs souterrains
Mais bientôt tu dégrisais » (« À la Croix-Rousse, Lyon »).
Une énigme recouvre toute vie, énigme récurrente qui pèse et qui pétrifie. Quelque chose comme un vide ontologique. Lequel génère une perte de sens. Ainsi de ces vers empruntés au poème dédié à Daniel Koren, musicien et comédien :
« Quelque chose est porté manquant
Depuis la première heure ».
Ou encore ces vers où Emmanuel Moses s’adresse à lui-même :
« Une énigme court sous ta vie
Comme ces tunnels en arêtes de poisson à Lyon ou Alexandrie » (« À la Croix-Rousse, Lyon »).
Comment, à la lecture de ces vers, ne pas être saisi par des rapprochements aussi inattendus ? Par un art qui banalise la gravité d’une pensée avec des comparaisons ou associations d’idées qui créent la surprise et qui désarçonnent. Puis font sourire. Même si, derrière le sourire, se blottit le désarroi du poète. La poésie d’Emmanuel Moses a ceci d’unique et de presque exceptionnel qu’elle allie avec aisance et bonheur méditations graves et simples évocations de la vie courante. Traversés par les préoccupations du poète, de sa philosophie, de sa sensibilité si singulière et de cet humour qui le sauve de « la malédiction » originelle, les poèmes de Dona sont autant de pépites qui interrogent. Reconnaissable entre toutes, la langue d’Emmanuel Moses, si délicate à cerner et à enceindre dans d’autres vocables que les siens, est langue mystérieuse. Tout autant mystérieuses sont les gravures oniriques en noir et blanc de Frédéric Couraillon qui ponctuent et rythment le recueil, gravures de silhouettes en mouvement, comme incisées dans les veines du marbre.
Confronté à sa vulnérabilité et à son incomplétude, accablé par le néant qui le guette, l’être humain a le choix entre maudire sa condition ou bien la dépasser. Emmanuel Moses montre la Voie. Celle-ci est présente dans ces trois vers dont la beauté, comme celle de tant d’autres vers, coule vers sa vérité :
« Se glisser sous l’ombre bleue des oliviers
Ouvrir ses bras au soleil dense comme une cascade d’or
Se fondre dans le fleuve du temps où rien ne doit nous empêcher de nager sans tenir compte du courant » (« À Karim Haouadeg »).
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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