Jeanne Bastide, Rouge enfance,
éditions Domens, Pézenas, 2019.
Lecture d’Angèle Paoli
Paul-Émile Objar, in Rouge enfance
(photo de première de couverture)
NE LÂCHE JAMAIS TA JOIE. JAMAIS.
Vient un temps où le monde s’inverse. Le flou s’étend, qui ombre les figures, arbres et silhouettes, gagnées par l’avers des racines. La petite fille d’antan est rejointe par l’âge. Elle se confond désormais avec l’arbre de l’enfance. L’arbre et l’aïeule, écorces et feuillages, ramures anciennes. Une même personne. Qui de l’enfant ou de l’aïeule tente de rattraper l’autre ? Difficile de le dire tant les deux sont proches, complices du passé comme du présent. De l’une à l’autre, en répons, les mots de Jeanne Bastide. La poète, tisseuse inlassable, recoud passé et présent. Brouille patiemment les lignes frontières. Rouge enfance. Et les photos de Paul-Émile Objar déploient des noirs et blancs grisés de lumières, reflets tremblés par les feuilles et par les eaux. Ciels terres jardins écritures disent pourtant les choses. Tout est là, dans le froissé des branches, rassemblé en un point focal, blotti au cœur d’une image, au cœur du poème, en un centre où fusionnent l’enfant et l’aïeule. Dans un même regard. En deux mots que raboute le titre du recueil. Rouge enfance.
Rouge, la couleur de l’arbre. Rouge, le rouge de l’arbre du dessin. Arbre/rouge/dessin composent la trilogie d’enfance où s’origine la langue de la poète. Et/ou celle de l’enfant.
« La petite fille du passé court après l’ombre de la grand-mère qu’elle est devenue. »
Entre l’enfant qu’elle fut et l’aïeule qu’elle est devenue, il y a tant de distance à parcourir. Il y a tant de signes qui rapprochent.
« D’elle à toi, c’est une étendue longue à traverser… ».
Traverser. C’est ce qu’elle désire. Qui de l’une ou de l’autre ? Peut-être est-ce la voix de la poète, la voix intérieure en qui toutes les voix se rencontrent et se retrouvent, les unes aux autres encordées. C’est à l’arbre « conteur » qu’il faut s’en remettre. À sa couleur qui met la vieille dame en émoi, réveille en elle son ardeur. Il n’y a pas que l’arbre qui parle, il y a aussi ces voix autres qui s’immiscent en elle et raniment le goût de la terre sous ses pieds. Entre les deux extrêmes, qui relient l’aïeule à l’enfant (ou l’inverse), il y a un autre temps. Celui de la grand-mère de l’enfant et avec elle – mais en son absence –, l’image d’un escalier qui ouvre sur un gouffre. Un gouffre qui ouvre sur l’attente. De ce moment étrange naît la sensation nouvelle et forte « de la démarcation ».
« Le vertige te prend et le mystère de la distance – de la démarcation.
C’est peut-être là, que, pour la première fois t’est venue cette sensation de limite personnelle, de peau comme frontière.
Quand les bras attendus n’enserrent que le vide de ta substance. »
Face à cette prise de conscience vertigineuse, face à l’expérience douloureuse de la solitude, face à cet espace à parcourir et à la présence de la mort, l’arbre rouge est cette force réconfortante à qui se confier. Et avec qui dialoguer.
« Et tu lui parles. Sans cesse tu lui parles. À l’arbre.
De la vieille qui prie et de toi. De la vieille qui prie en toi.
Tu lui parles encore […]
Te souviens-tu ? demande l’arbre. »
Entre le temps de l’enfance et celui de la vieillesse qui vient, il y a tout un empan de vie jalonné de métamorphoses et de disparitions. Le noir de la grand-mère, lisible dans son regard de mourante.
« Ce jour où rien n’a rien changé à rien - mais qui a tout bouleversé. »
Et le rouge de l’arbre qui abrite les premiers émois de la rencontre amoureuse. Cramoisi tout entier des secrets d’un amour naissant dont celui-ci est le gardien. Ce jour-là, « celle qui avait grandi avait ainsi déplacé son arbre d’enfance. » Puis est venu le temps du platane et le désir de se « perdre dans sa ramée. »
Le récit-poème de Jeanne Bastide se poursuit. Dans un même froissé de voix assourdies qui se cherchent par-delà les silences. La vie aussi poursuit sa trame, avec ses gestes humbles et ses prières douces, ses rêves et ses reflets. Avec ses images d’« étendue longue à traverser ». De « soc qui écorche écrase et creuse la terre » … ; d’« oiseau qui trace le vol » et de fleuve qui ouvre le sillon de la vie. Et toujours revient l’arbre rouge. L’autre. Celui du dessin de l’enfant. Qui « est de l’autre côté des mots » et qui survient à l’improviste. Celui-là ramène avec lui les joies et les jeux liés à la grand-mère. Mais aussi le souvenir de « ce jour dont il ne faut pas parler et qu’on ne peut pas oublier. » Ce jour lointain où l’enfant avait huit ans. Ce jour qui a ouvert une « brèche » dans son univers d’enfance. « Un trou dans le silence. » Puis le cri.
« Rouge, rubis a été le cri.
Sorti de ta gorge sans que tu le veuilles. »
Pourtant, sous la frontière, au-delà du gouffre de la démarcation, frémit la ligne de la continuité.
« L’enfance se glisse doucement. Il y a dès lors l’odeur du figuier, de la garrigue l’été – et cette petite musique, l’inexorable montée du souvenir. »
Avec les souvenirs et la musique douce qui les accompagne, la vie peut à nouveau retrouver souffle dans la lumière. Les mots de la grand-mère peuvent trouver leur juste place :
« Ne lâche pas ta joie. Jamais. Garde-la précieuse en toi. »
Et la poète d’offrir dans les pages de Rouge enfance une belle leçon de vie :
« Tu es au centre – emportée. Ton plaisir vif comme une plaie.
Tu as ouvert les volets. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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