[MON PÈRE MON HÉROS]
Mon père deux maisons pas les mêmes livres
pas les mêmes horaires pas les mêmes occupations mon père deux vies.
Mon père tombé amoureux de ma mère il y a cinquante-cinq ans à Berck-Plage
ça dure.
Mon père feu dans la cheminée onze mois sur douze toujours sa règle de trois : deux bûches d’abord
la troisième posée dessus au milieu
– ou sa règle de six quand les bûches sont plus petites :
trois plus deux plus une.
Mon père pas cuisiner mais effiler des haricots beurre
écosser des petits pois
cuire des betteraves dans le diable
sait le faire.
Mon père écaillant vidant chaque poisson qu’il pêche : une éthique.
Mon père rural.
Mon père il est cap’ de déclamer des tirades entières de Phèdre du Cid de Cyrano de Bergerac des poèmes d’Alfred de Vigny de José-Maria de Heredia des pages de latin et des pages de grec il est cap’
et de chanter des paillardes avec vingt-cinq couplets.
Mon père d’où il sort ses antiquailles soi-disant familiales : « Faut-y qu’les femmes soient si tant tellement garces
pour faire des soupes si tant tellement
chaudes »
« Qui boit en mangeant sa soupe
quand il est mort, il n’y voit goutte »
se souvient plus
j’ai retrouvé c’est Rabelais.
Mon père mon héros son sourire si doux
mon père se plaisant à citer ses classiques :
« Donne-lui tout de même à boire dit mon père. »
Bernard Bretonnière, Pas un tombeau, suite de proses rapides pour dire un père, éditions Le Dé bleu, 2003 ; rééd. éditions l’œilébloui, 2014, pp. 17-18.
|
Retour au répertoire du numéro d’août 2020
Retour à l' index des auteurs
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.