Le 31 août 1941 Marina Tsvetaïeva se donne la mort dans la maison d’Elabouga, en Tartarie.
Dehors le soleil est à l’aplomb. Tassée sous tes pieds, ton ombre n’est ni devant toi ni derrière toi. Impression rassurante : personne ne te poursuit. Tu te diriges vers le débarcadère, vers Elabouga. Tu baisses les bras, tu n’es pas de taille à croiser le fer avec ton époque. Arrivée sur l’autre rive, tu marches à grandes enjambées puis cours à la vue du toit gris, des murs gris de la maison des Boreltchikov, cours vers ta mort. Ton passé s’efface à mesure que tu t’approches de la maison de tes logeurs : Serge, Alia, Mour, Rodzevitch, Pasternak et tous les autres ne sont que souvenirs imaginaires, des haltes nécessaires pour atteindre ton but. « Le premier qui quitte souffre moins en amour », dit un dicton. Tu vas l’appliquer au monde et à l’époque qui t’ont malmenée. Tu as décidé de devancer la mort. Des mouettes grises suivent la même direction que toi. Tu es en terrain connu. Un lieu presque fraternel. Tu connais le nombre des sillons, connais l’heure exacte où la nuit bleuit la colline et le cyprès taillé en crayon. Une poutre, une chaise et une corde t’attendent entre les murs du grenier. Tu n’auras qu’à les rassembler pour en finir avec tous tes problèmes. Te reposer. Une mort bien méritée, croiser le fer avec ton époque t’a épuisée.
Le bruit de la chaise qui tombe dans un grand fracas alerte les maîtres du lieu. Ils accourent, te trouvent suspendue au plafond, font le signe de la croix au lieu de te dépendre. Toucher un cadavre porte malheur. Leurs cris ameutent tout le village. Tous courent vers la même maison. Plus personne dans les champs. Les oiseaux tournoient en cercles fermés au-dessus du même toit. De retour le soir et voyant l’attroupement devant la porte, Mour sait ce qui l’attend. Tu n’as fait que lui répéter que tu allais te pendre. Empêché de rentrer, il s’en va la tête basse, se réfugie chez un ami, n’assistera pas à ta mise en terre. Rien que des inconnus autour de la fosse dans un coin de cimetière du village, sans pierre tombale, sans croix, sans nom, un 31 août 1941. Ils ne savent pas qui tu es, n’ont jamais tenu un de tes livres entre leurs mains, ni lu une ligne de tes poèmes. « Une vieille comme d’autres vieilles », c’est tout ce que tu es pour eux. Partie pieds nus sous cette terre que tu grattais à mains nues pour nourrir ton fils. Les feuilles mortes sur votre tombe Cela sent l’hiver Écoutez-moi oh trépassés […] Vous riez sous votre pèlerine de voyage La lune est haute… Vénus Khoury-Ghata, Marina Tsvétaïeva, mourir à Elabouga, roman, Mercure de France, 2019, pp. 181-183. |
MARINA TSVÉTAÏEVA Source ■ Marina Tsvétaïeva sur Terres de femmes ▼ → 20 décembre 1915 → 27 avril 1916 | Poèmes à Blok, 1 → 21 juillet 1916 | Lettre de Marina Tsvétaïeva → 14 août 1918 → 19 novembre 1921 → 5 décembre 1921, Amazones → [Bras ployés au-dessus de la tête] → Cessez de m’aimer → J’aimerais vivre avec vous ■ Voir aussi ▼ → le site Marina Tsvetaeva ___________________________ VÉNUS KHOURY-GHATA ■ Vénus Khoury-Ghata sur Terres de femmes ▼ → C’était novembre → Compter les poteaux → Ils sont deux figuiers → Le caillou dans la main → [Pénurie de vie] (poème extrait de Demande à l’obscurité) → [Les pluies ont dilué le pays] → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) Les cheveux rouges de la mère → (dans la galerie Visages de femmes) Portrait de Vénus Khoury-Ghata (+ un poème extrait de Quelle est la nuit parmi les nuits) |
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