Philippe Leuckx, Poèmes du chagrin,
éditions Le Coudrier, 2020.
Avant-lire de Jean-Michel Aubevert.
Lecture d’Angèle Paoli
« QUELQUE CHOSE DE NOIR S’INVITE »
Poèmes du chagrin sont poèmes écrits au lendemain de la mort de la femme aimée. Quarante-deux années de vie commune, de partages, de voyages et de complicité ont soudainement pris fin après quelques mois de maladie et de souffrance. Poète endeuillé par la disparition de sa compagne, Philippe Leuckx cherche des étais où arrimer sa peine. Malgré les efforts auxquels il se soumet pour tenter de vivre sa désormais insoutenable solitude, tout semble leurre. L’appel de la mémoire, les souvenirs d’enfance, la lumière et le vent, les images heureuses de voyages, la maison et son jardin, tout semble échapper à l’emprise, tout semble vain, tout semble comme délavé.
Les poèmes du recueil sont poèmes de deuil où se décline sotto voce le chagrin sous ses multiples facettes. Dernière tentative pour cerner d’ombre ce qui obsède. Poèmes élégiaques que ce « chagrin d’herbes » qui embroussaille l’esprit du poète, confond sa pensée et ses sensations, et se joue de sa mélancolie. « Chagrin noir » parfois, qui entraîne jusqu’au fond de la « nasse », âme et cœur en « déroute ». Comment, dès lors, lutter contre le vide qui règne en maître sur l’espace et le temps ? Quel rempart édifier pour se protéger contre ce qui s’obstine à briser l’être ? Sur quels moyens compter pour maîtriser la désarticulation qui mine et le corps et le cœur ?
Ranimer ce peu qui demeure de lumière et de vent. Repousser au plus loin de soi les « murs de mer sale » qui hérissent la vie. Poursuivre sa route malgré tout, en dépit du désarroi qui s’acharne. Tenter de colmater le vide créé par l’absence en se fixant de pauvres objectifs ; tenter d’apprivoiser cette tristesse sans fin qui laisse à la dérive le cœur offert aux bleus de la mélancolie. Dessaisi de lui-même, le poète se fond dans un anonymat de gestes et de pensées, se recroqueville et « s’amenuise », enserré dans un rétrécissement de sa personne :
« Le chagrin plisse les yeux.
Le cœur s’amenuise.
On marche à reculons vers le temps qui
n’est plus et qui était présence.
On se sent inerte.
On va de là à là sans raison ni ressort. »
Une infinie tristesse tient en apesanteur l’homme solitaire délesté de ce qui le constituait et qui illuminait sa vie. Ce qui s’est absenté derrière un vide que rien ni personne ne peut parvenir à combler, a laissé dans la mémoire des brisures de regards qui affleurent comme autant de preuves que cela fut. Traces fragiles qui se dissolvent comme le sable qui fond entre les doigts et qui reconduisent vers le silence. Le chemin emprunté se révèle sans issue :
« Il n’est de chemin tracé
dans cette mémoire
encore chaude
des pas des gestes des regards
[…]
il n’est de sentier gravé
au sel de la mélancolie ».
Le poète passe par toutes les étapes de la souffrance et sa déroute est parsemée de tentations diverses. Il a pourtant conscience que tout effort est vain, toute tentative illusoire. Revenir en arrière ne se peut, faire revivre le passé est une épreuve impossible à affronter, à dépasser, à franchir.
« On se rempare comme on peut : le lot
des souvenirs.
Parfois, l’éclaircie d’un cœur.
Même les cœurs s’éteignent, nos lampes
de l’éphémère.
La mémoire poursuit de grapiller sur un
sol de plus en plus dur. »
S’« il faut peu de mots/pour nommer la lumière », il en faut beaucoup pour tenter de cerner ce qui constitue le chagrin et opérer un « appariement possible du cœur et des pauvres/objets. » Car les mots et les choses ont perdu de leur consistance. Tout ce qui emplit d’ordinaire le jour s’est vidé de sa substance. Il ne reste de ce qui fut le bonheur que l’image d’un leurre qui sonne creux dans la vie solitaire,
« et les mots glissent d’une surface
à l’autre sans s’encombrer de densité
ainsi va le jour avec ses surprises
ses prises d’obstacles ses pauvres
mots de résistance ».
Ainsi la solitude extrême du poète épris de la tendresse passée laisse-t-elle l’homme démuni. Désemparé. Livré à une fragilité extrême. Vaine est sa quête d’étais auxquels arrimer son chagrin. Vain ce questionnement infini qui reste sans réponse. Des images liées à l’enfance, il ne reste que le souvenir « des hautes herbes » réduites en poussière par l’été. L’enfance à jamais lointaine ne peut être d’aucun secours, pas plus que tout ce qui fut vécu et partagé. Comme si rien de tout cela n’avait existé :
« On a couru ensemble les mêmes îles, les
mêmes collines, l’été. »
Et le poète d’ajouter ce douloureux constat :
« Je reste sur le bord esseulé comme une
pierre. »
Malgré les présences affectueuses qui lui témoignent leur soutien, le poète persiste, « porté par l’encre/noire » qui guide sa main. « Quelque chose de noir s’invite », comme le « quelque chose noir » de Jacques Roubaud. Une encre qui endeuille jusqu’aux dernières images solaires de l’ultime voyage dans les Pouilles. Avec ces vers qui, tout en disant l’indicible douleur de celui qui sait qu’en ces lieux aimés elle ne reviendra plus, disent aussi l’échange de regards silencieux qui se saisissent de ce qui ne se peut dire mais qui pourtant se perçoit :
« le regard perdu
vers ce qu’elle savait
quitter
pour toujours
un instant resté
derrière le tulle
des brise-bise
j’étais glacé. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Poèmes d'un chagrin profond, quand l'auteur se retrouve seul devant un monde désormais privé de sens.
Rédigé par : Jean-François Foulon | 21 juillet 2020 à 02:04