L’ABBÉ ET LE POÈTE, LECTURE D’UNE JUSTIFICATION
Le titre La Justification de l’abbé Lemire semble à première vue un titre délibérément énigmatique. Car, combien, parmi les lecteurs d’aujourd’hui, se souviennent de l’abbé Lemire ? Et quelle est ici l’acception du terme « justification » ? Philosophique ? Théologique ? Mathématique ? Apologétique ? Aucun doute que le petit livre du poète Lucien Suel combine tout cela à la fois. Mais si le lecteur curieux prend la peine, avant toute lecture, de feuilleter l’ouvrage, il prend tout aussitôt conscience que la composition typographique est loin non plus d’être ordinaire. En effet chaque page se subdivise visuellement en deux colonnes distinctes alignées verticalement à droite et à gauche, séparées en leur centre par une allée centrale (gouttière) identique. Avec une police de caractères à chasse fixe. Chaque colonne comportant 12 tercets. Chaque page comportant donc 24 tercets, lesquels constituent un chapitre à part entière. L’ensemble du recueil comporte 42 chapitres. Cette contrainte formelle (écriture arithmogrammatique), extrêmement élaborée et rigoureuse, en premier lieu dans le choix d’une police de caractères qui soit à largeur identique, donne son sens à elle toute seule au terme de « justification ». Ce que confirme et valide une notice en fin de recueil :
« La Justification de l’abbé Lemire, poème en quarante-deux épisodes, est écrit en vers "justifiés" dont le nombre de signes (espaces et caractères) est déterminé à l’avance. »
Une autre notice précise que La Justification de l’abbé Lemire a déjà fait l’objet de publications antérieures. La réédition proposée par les éditions Faï fioc étant la troisième. Chacune d’entre elles intégralement consacrée à l’histoire d’une vie. La vie de l’abbé Lemire.
Une première question se pose alors au lecteur. Comment lire les tercets ? Verticalement ? Une colonne après l’autre ? Ou horizontalement ? De trois vers en trois vers de gauche à droite, puis de droite à gauche ? Après quelques hésitations et trébuchements, le lecteur s’aperçoit que la lecture horizontale, à la fin de chaque tercet, est la bonne. Une fois dépassées ces menues interrogations, il suffit de suivre le fil de l’histoire de Jules Auguste Lemire, né en terre des Flandres le 23 avril 1853 et mort dans son village natal de Vieux-Berquin un 8 mars 1923, après une vie exemplaire, particulièrement bien remplie.
Suivre ensuite le déroulement du poème biographique en quarante-deux épisodes en observant pauses et enjambements. Lesquels impliquent une rythmique particulière de la lecture. Qui dit « justification » dit aussi concision. Ainsi disparaissent déterminants et prépositions lorsqu’ils ne sont pas indispensables à la compréhension du récit. Tout l’art de Lucien Suel consiste à condenser le texte et à le cadencer. Car l’objet poursuivi est de faire entrer en 1008 tercets tous les événements marquants de la vie de l’abbé Lemire. Depuis sa naissance paysanne, sa vocation précoce, sa formation et ses apprentissages, ses orientations politiques, et ce, jusqu’à sa mort. En passant par ses luttes, ses engagements, son idéal, ses inventions, ses déceptions et ses souffrances, ses espoirs et sa foi, son immense dévouement et sa générosité envers le peuple, son amour de l’humanité, sa passion pour son pays du Nord… tout ce sur quoi le bon abbé a construit son existence et qui tient dans les trois infinitifs que contient sa devise : « être utile servir tenir parole ».
Trois verbes qui seront un axe de vie sûr. L’abbé Lemire jamais ne faillira. Jamais n’abdiquera sa foi même au plus fort des combats qu’il devra mener contre les catholiques intégristes qui rejetteront en lui le prêtre engagé dans les luttes sociales qui lui tiennent à cœur. Ni ne cèdera face à l’inquiétude de l’épiscopat. Jamais il ne renoncera à défendre les faibles et les opprimés contre les nantis, sûrs de leur bon droit et de leur supériorité face à une égalité de pacotille et de façade. « Résolument républicain », il ira jusqu’à la Chambre combattre « la dégradation humaine », s’attaquer aux « taudis », « protéger les biens des familles ouvrières », « assurer la retraite de / vieillesse de tous les travailleurs avec l’or / de l’État… », créer « la ligue du Coin de terre » …
« Visionnaire », l’abbé Lemire, et résolument moderne dans sa façon d’appréhender la lutte ouvrière, de prôner avec ferveur la Séparation des églises et de l’État. Convaincu que la Séparation / doit rapprocher l’Église du / Peuple le Sillon tracé / dans le Jardin ouvrier.
Dans ces pages aux vers justifiés, Lucien Suel, poète et ardent défenseur de l’abbé Lemire, reconnaît, visuellement parlant, la forme même du jardin potager :
« [L]’allée centrale au milieu et les planches de légumes de chaque côté ». Une allée qui, ajoute-t-il, « peut aussi faire penser à l’intérieur de la nef d’une église. »
Issu d’une famille modeste mais aimante, grandi entre les carrés du potager et l’enseignement de son instituteur, entre les auteurs classiques que très tôt il affectionne et les animaux de la ferme, l’abbé Lemire évolue dans un « bonheur rustique. » Très tôt aussi, il est sensible à la misère qui l’entoure, aux difficultés et aux injustices auxquelles les gens qu’il côtoie sont soumis. Très tôt son esprit fidèle aux Évangiles, s’insurge. Prêtre et laïc à la fois, attaché à ses engagements et à la République, il invente le « Jardin ouvrier » dont il défend, à la Tribune, l’urgence et la nécessité. Il faut assurer à chaque famille ouvrière « un coin de terre un foyer » afin que chacune puisse faire « l’apprentissage de la propriété… ».
« […]
aller au jardin chaque
jour de chômage éviter
ainsi le cabaret semer
rouler planter sarcler
râteler arroser bêcher
herser repiquer pincer
biner arracher tailler
déduire récolter fumer
damer forcer éclaircir
[…]
à qui n’a rien justice
ne dit pas grand chose
à qui n’a rien respect
ne dit pas grand chose
à qui n’a rien société
ne dit rien […] » (XXI).
Élu maire de Hazebrouck dès 1893, puis député-maire en 1914, l’abbé Lemire ne compte ni son temps ni ses efforts pour défendre les biens des hommes et son idéal. Et réaliser ainsi son « rêve millénaire » de changer « les terrains vagues / en patchworks polychromes / fixant la pensée de la / poésie pure aux seuils/ des cités… » . Une utopie fondée sur « la charité évangélique » dont l’on peut dire qu’elle est très loin d’être à l’ordre du jour.
Quant à la poésie de cet opus, elle est sensible dans la force rhétorique sur laquelle elle s’appuie. Lucien Suel élabore sa « justification » sur des rythmes ternaires, sur les répétitions et les adresses, sur les interrogations oratoires et les interjections lyriques, les apostrophes emplies de tendresse. Le texte emporte le lecteur, et draine avec lui, étroitement liés, « le sujet et la parole ». Au point que le poète et son personnage ne forment en définitive plus qu’un. Lequel du poète ou de l’abbé l’emporte sur l’autre ? Peu importe, si la force de conviction du poète gagne son auditoire ou son lectorat. Peu importe que les deux êtres fusionnent pour ne former plus qu’un. L’abbé et le poète, le poète et l’abbé. Grâce au flux que Lucien Suel imprime aux tercets, il est indéniable que l’abbé Lemire reprend vie. Sous sa plume et sous sa voix, le poète contribue à faire revivre toute une époque de luttes loyales où actes et paroles avaient pris chair dans le petit paysan de Vieux-Berquin.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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