« JE CHERCHE… CETTE PARTIE D’EUX QUI ME COMPLÉTERAIT »
Karen Alkalay-Gut est l’auteure d’un nombre considérable d’ouvrages. Recueils de poèmes, textes critiques et biographiques. Écrits en hébreu ou en anglais, certains de ces textes ont été traduits en yiddish, roumain, italien, polonais, russe… Grâce au remarquable travail de traductrice entrepris par Sabine Huynh, un premier ouvrage de Karen Alkalay-Gut est aujourd’hui disponible en langue française : Survivre à son histoire. Un recueil de vingt-six poèmes qui vient tout juste de paraître aux éditions de Corlevour.
En première de couverture, une photo en noir et blanc, légendée Mother ans sisters. Ils sont sept, enfants et adolescents (ou jeunes adultes). Un jeune homme et six filles. La même photo est reproduite au cœur du livre, en regard du poème « Old Photo ». Chacun des protagonistes y est présenté par la poète. Resitué en quelques vers dans son contexte ou dans ses actes. Ainsi de la mère, identifiée par la main que sa sœur Frida pose sur son épaule, la poète écrit-elle :
« ma mère, qui réchappera de tous
les obstacles de la vie quels qu’ils soient. »
Une fois achevée la présentation de sa famille maternelle, la poète conclut par deux vers où sont inclus les vivants qui la lisent/regardent :
« Les voici maintenant, chacun d’eux vous scrutant
depuis leur monde entier respectif. »
Au sein du même poème, la poète précise :
« À peine
deux décennies après ce cliché plus aucun
des frères et sœurs n’était encore en vie. »
Immédiatement identifiable, le contexte historique est celui de la Shoah, ce que le sous-titre, Poèmes d’Holocauste, indiquait déjà.
C’est sur le poème intitulé « Dédicace » que s’ouvre le recueil. Dans ce poème à la manière de Czeslaw Milosz, la poète s’adresse aux siens, à ces proches qu’elle n’a pas connus, emportés par les violences et furies de l’Histoire. Parmi tous les visages disparus émerge celui de la grand-mère, laquelle revient à plusieurs reprises sous la plume de sa petite-fille. Notamment dans le poème intitulé « Photo ». La photo correspondante, sur la double page qui précède le poème, a été prise à Lida en 1916 par un soldat allemand. La poète, qui s'appesantit sur le regard de sa grand-mère, prend le lecteur/spectateur à témoin :
« Ses yeux
voyez comme ils jaugent froidement
le soldat qui pouvait décider
de pointer sur elle son arme plutôt que
son objectif […] ».
Dans l’émouvant poème qui ouvre le recueil (« Dédicace »), où Karen Alkalay-Gut rend un hommage plein d’affection aux oncles et tantes « emportés » avant sa naissance, la poète s’interroge sur l’héritage qui est le sien et sur l’importance qu’il a pour elle ; sur la place qu’il occupe dans sa vie et sur celle qu’il occupera à l’avenir. Et quelle part d’imaginaire, de cauchemars, de souvenirs accorder à l’écriture ?
Ce que fut la réalité des siens, et qui nourrit sa souffrance, la poète l’évoque sans pathos, avec un détachement froid, dans le poème « Stutthof » :
« Ma grand-mère a été changée en savon.
Il était clair qu’elle était trop faible pour travailler
c’est pourquoi les docteurs l’ont emmenée à l’infirmerie
lui ont fait une injection mortelle
puis l’ont convertie en quelque chose d’utile. »
Un espoir toutefois, un mince espoir, réside dans la pensée affectueuse de la poète. L’espoir que peut-être, grâce à la flamme d’une chandelle, la grand-mère « profite de chaque instant de lumière. » De sorte que poursuivre par la démarche poétique ce qui a pour toujours disparu perpétue cet espoir :
« À ma mort mes poèmes sur vous seront des graines
semées sur des tombes perdues à jamais. »
Raconter alors. Raconter pour survivre par-delà ce que d’autres ont vécu. Raconter pour retrouver les chemins de l’Histoire. Et des histoires. Car qui dit histoire dit aussi récit. Mettre des mots sur ce qui ne peut être dit. Dénoncer les violences d’hier et celles insidieuses d’aujourd’hui. Dénoncer par exemple la violence de l’indécence du « tourisme holocaustique », mis au goût du jour. Raconter pour exhumer les visages du passé, ré-animer le peu qu’il reste de ce qui a été emporté dans la tragédie. Rendre la parole aux survivants et se risquer à retracer. Tenter de retracer pour comprendre. Par où commencer ? Quand cela a-t-il commencé et comment ? La poète cherche. Sa recherche est multiple, sa recherche est constante. Elle se poursuivra par-delà le dernier poème qui clôt le recueil. Jamais elle ne prendra fin, sinon à la disparition de la poète.
« Je suis toujours à la recherche de mon cousin —
celui qui se trouvait à l’école
et a réchappé au massacre. »
Et le dernier poème se clôt sur cet aveu :
« Je ne sais par où commencer. »
Car c’est avec le nombre que cela commence. « Mathématique ».
« Un plus un plus un plus un —.
Compte les êtres humains exterminés ».
Échapper au nombre. À la dictature du nombre. Et retrouver les visages et les êtres disparus. La poète fouille. Passé et mémoires. Vieilles photos délavées. Elle met des noms sur les visages. Mira Basha Motel Malcah… Outre la grand-mère, il y a la mère et ses sœurs, le père et le grand-père, il y a le frère, les cousins et les voisins. Il y a Willy Neisner, « seul survivant de sa famille » et que l’on a retrouvé pendu. Tous sont à la recherche d’un des leurs. Ou de plusieurs d’entre eux. Il y a aussi le traitre — Berke Karpaiski — et Mengele le tortionnaire qui poursuit la voisine de palier, devenue folle, dans ses cauchemars. Tous ces gens ont habité des lieux précis. Lida, Minsk, Ochmiany, en Biélorussie… Dantzig — Gdánsk en polonais — et le Stutthof. Lieux de ghettos, lieux de tortures et de « mort certaine ». Lida. Sorte de monstre avide, « cimetière à ciel ouvert » ; piège prêt à se refermer sur ceux qui tentent d’y revenir. Et pourtant le dilemme est cruel, qui met la poète face à ses contradictions insolubles :
« il m’est aussi impossible d’y retourner
que de ne pas le faire. »
En lisant ces deux derniers vers me revient en mémoire le très beau récit de Cécile Wajsbrot, Mémorial (éditions Le Bruit du temps, 2019), qui met la narratrice devant les mêmes choix impossibles.
Il existe parfois plusieurs versions de la même histoire, qui varient en fonction de leur narrateur. Les témoignages divergent sur si peu de choses. Ce qui les relie les uns aux autres, c’est l’abomination qui les caractérise. Car les histoires sont toutes plus horrifiantes les unes que les autres. Des histoires monstrueuses. Ainsi de ces deux bébés, sauvagement assassinés. Abraham et Macha. Leur sang versé coule dans le sang de la poète.
« Si je peux écrire sur ces bébés,
je peux supporter le reste », confie-t-elle.
Comment même imaginer semblables cruautés ? Comment supporter l’insupportable ? Comment en rendre compte quand on ne sait pas raconter ? Chacun tente à sa manière de survivre à cette histoire commune. Chacun cherche à échapper à sa solitude, à ses souvenirs, à son passé, à sa folie. Raconter, alors, ravauder les pans de récits les uns aux autres, comme le fait ici la poète. Chaque poème est un élément du puzzle. Dans chaque poème se dessinent des ébauches de portraits, suffisamment poignants et réalistes pour qu’ils deviennent familiers à celui qui les croise. La poète est hantée. Elle laisse les ombres la traverser, traverser ses rêves.
En réalité, quoi qu’elle dise, la poète raconte. Et elle raconte éperdument. Elle se fait passeuse. Sa mémoire rejoint et prolonge celle des siens. Même si elle est née en Angleterre en 1945, elle porte en elle le poids d’un récent passé qui n’est pas tout à fait le sien mais qui lui a été transmis par les siens. La guerre est encore trop à vif dans ses veines et dans ses larmes pour qu’elle fasse abstraction d’un passé « confiné » dans les « rêves » de ceux qui « n’osaient même pas raconter ».
« Enfant de réfugiés, je cherche leurs secrets, leurs doux souvenirs,
le chagrin qu’ils taisaient, exprès et involontairement,
cette partie d’eux qui me compléterait. »
Il m’est difficile de refermer ce livre et de me détacher des visages qui émergent d’un poème à l’autre. Tant est grande l’émotion. Et puissante la présence poétique de Karen Alkalay-Gut qui illumine ce recueil.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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