Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur,
éditions le Réalgar,
collection l’Orpiment dirigée par Lionel Bourg, 2020.
Postface de Jean-Claude Leroy.
Lecture d’Angèle Paoli
FAIRE MÉMOIRE DE « L’HUMBLE FRATERNITÉ »
Écrire pour énoncer ce qui persiste de non-dit et de douleur, écrire pour dénoncer. Même si. Même si « la langue manque ». Écrire pour dénoncer l’ampleur de la catastrophe qui ne cesse de se répandre et de nous engloutir. Écrire pour tenter de vivre dans un monde devenu de longue date irrespirable. Vivre malgré l’horreur qui tisse ses ramifications d’amont en aval du temps. Et, pour vivre malgré tout, que faire d’autre sinon s’en remettre au chant des oiseaux, à leur voix bienveillante, à leur présence réconfortante ? Quoi d’autre sinon écrire ces menus bonheurs qui survivent dans la tourmente ?
Julien Bosc, poète d’intense sensibilité et poète tourmenté, laisse derrière lui un dernier chant, publié à titre posthume. Le coucou chante contre mon cœur. Ce chant, d’aucuns ont pu en découvrir, à travers des extraits, le souffle prenant. C’était en 2017, lors d’une ultime rencontre du poète avec son public. Vaste et poignant, le chant draine dans les poèmes passé et présent, histoire personnelle et histoire des hommes, l’une à l’autre indéfectiblement liées. Le chant est épopée, qui tient à la fois de l’intime et du conte africain, mêlant rêves et vécu, l’expérience du manque et celle des plus profonds désirs. L’abandon et le désarroi. Le poète se fait aède des temps obscurs qui sont les nôtres. Vivre et se taire sont désormais inconciliables. Comment supporter le silence et l’indifférence qui encagent les tragédies d’aujourd’hui dont nous sommes les témoins passifs ? Et dont chacun porte en soi une part de responsabilité !
« Qui pour entendre leurs cris ?
Personne ou si peu
Qui pour les secourir ?
Une poignée
La seule qui pourra dire après
Nous savions tous
Vous avez laissé faire
Les coupables c’est vous
Et vous c’est moi
À qui la langue manque :
Pour dénoncer. »
Ainsi se clôt le chant du poète par ces mots vibrants qui secouent et mettent chacun de nous au pied du mur.
La geste du poète est grandement liée au lieu de vie qu’il s’est choisi. Un lieu de vie et d’écriture qui apparie mer et campagne, jardin et écume, oiseaux des charmilles et fous de Bassan. L’espace trouve ici sa symbiose « au milieu de l’océan-la-maison ». C’est « un îlot de même pas cinq cents mètres carrés/À mille et mille lieues des côtes ».
Ce lieu est le « phare » où abriter la détresse, loin du lieu des origines, loin de la tragédie qui a engendré la détresse. Lieu d’exil et de solitude où « tout oublier du dedans ».
« Du phare mon lieu ma peine mon exil j’ai vue sur les quatre océans
Les mers intérieures
Vue sur l’humanité aveugle et sourde… ».
Pourtant, face à « l’innommable » et à la folie, les chemins s’entrecroisent où s’entremêlent formes et êtres, vagues et forêts, oiseaux et fleurs, images et souvenirs. Situer dès lors importe peu, comme l’énonce le poème anaphorique d’ouverture, où s’énumèrent tous les possibles :
« Nous pourrions dire une forêt
Ou le bord de la mer
Ou la mer
Ou la nuit de la mer la nuit de la forêt
Ou les mois sans pluie les feuilles sèches sous les pieds
Ou les brisures de coquillages
Ou rien
Ou cette porte repeinte couleur ciel quand il est à l’orage
Ou n’être plus là
Ou plus rien plus un mot plus rien que le blanc dans la nuit. »
Dizain après dizain, les chants de la geste se suivent, qui alternent les tableaux où se disent, sous forme d’inventaire, des vérités générales au présent toujours actuel ou des infinitifs à valeur impérative. Autant d’actes à accomplir pour tenter de juguler la souffrance et continuer à vivre.
« Parler malgré l’ablation de la langue » pour dire et pour nommer les composantes d’une réalité qui échappe et qui s’épuise. Qui saigne et qui se meurt. Pour dire l’étourdissement que suscite l’incompréhension.
« Mais comment ?
Comment suis-je arrivé là ? »
Au cœur du questionnement survient le retour sur le passé, l’aveu de ce qu’il fut. Marqué des signes qu’un enfer indélébile a semés en lui et que le poète tente de s’approprier. Nommer pour comprendre. Juste nommer, pour ne pas oublier. Émerge au cœur du chant l’aveu de la judaïté originelle, source de bien des maux.
« Je porte en moi les souffrances d’un nom […]
Si sont miens les chants ou souffrances de ce nom
C’est que respire en moi le grand amour du Livre.
Non pas celui qui fut offert
Allégé de voyelles
Celui qu’il faut écrire
Partant de rien… ».
Des maux auxquels viennent s’adjoindre les maux d’aujourd’hui, le sacrifice de milliers de naufragés, suppliciés de nos mémoires brèves et de nos indifférences.
Autant de désastres qu’accompagne une cohorte de sentiments douloureux et de déchirures. Folie, exil, extrême solitude. Avec pour découverte la solitude de la nature, désormais unique compagne consolatrice et bienfaisante. C’est sans doute dans cette présence fidèle que le poète puise la force de réapprendre à vivre. Au plus près des gestes premiers, gestes vitaux. Lesquels sont nécessaires pour
« Inventer l’ombre
Recréer une langue
L’apprendre l’écrire s’y perdre et en revenir ».
Il arrive que le chant s’ouvre sur des horizons plus vastes et plus tragiques. La mer ne charrie-t-elle pas avec elle son poids récurrent de chairs sacrificiées ? Comment vivre avec cette violence ? Comment ne pas entendre les voix qui sourdent au creux des vagues ? Comment supporter cette réalité nouvelle « d’un monde abandonné des nécessaires humanités » ? Au milieu de sa nuit, dévoré par les voix des fantômes qui hantent sa mémoire, le poète se met à l’écoute de ce qu’elles ont à lui dire.
« Chaque nuit des fantômes se redressent chuchotent
Je les écoute
Écoute et entends effaré ma propre voix. »
Chanter alors, écrire pour témoigner, dans la suite des pages, de leur présence. Ou au contraire :
« Tout silencer ».
Homme déchiré et à vif, anéanti, à l’extrême démuni face à l’ hourban qui menace, le poète s’étonne de ne plus rien sentir. À l’écoute cependant de ce que la nature lui offre, il reste sensible à la fascinante richesse des oiseaux, son ultime consolation.
« Si la mélancolie survient le coucou chante contre mon cœur. »
De cette présence unique et généreuse, seule susceptible de ne rien demander en retour, il faut se souvenir :
« N’oublions pas ce qu’eux seuls savent offrir :
Une multitude de couleurs afin de réjouir l’âme et déchirer la nuit. »
De ce magnifique chant douloureux, faire mémoire de « l’humble fraternité ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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