À l’aube de la voix, nous dit la quatrième de couverture, est un texte qui répond à « l’impérieuse nécessité pour ce poète […] de toujours revenir par le travail d’écriture à la maison natale, en ces abords de la jeunesse qui ont irrémédiablement façonné sa perception du monde ».
Ce livre, dédié à un vieil ami de l’auteur, et aux parents du premier, évocation de leur maison et de jours d’insouciance, est bien une tentative de retour amont sur les terres d’enfance, comme le souligne aussi, au dos de la page de faux-titre, l’annonce en exergue :
« Au plus loin de ma vie, dans le vacarme incessant où se déchirent les matins jeunes, il fut un lieu clos, un jardin où le ciel reposait dans la douceur de vivre et le bonheur d’une famille ».
La notice de présentation de l’auteur, en fin d’ouvrage, qu’accompagnent neuf gravures, nous rappelle que le poète Léon Bralda et le plasticien Lionel Balard ne sont qu’une seule et même personne.
Si le plasticien illustre les textes du poète et s’en fait l’écho dans de sobres et belles images que le seul recours au noir et blanc contribue efficacement à « dramatiser », le poète laisse deviner le plasticien qu’il est en même temps. En ce sens, la publication de ce livre par les éditions Donner à Voir nous semble on ne peut plus pertinente ! En effet, et davantage, nous semble-t-il, que dans ses autres textes, le côté « visuel » de cette écriture semble s’y inviter avec plus de prégnance encore. C’est aussi bien, en éclairs de réminiscence, la silhouette de « la mère aimante et sombre derrière les volets », que « le long trottoir d’asphalte et de poussière », « le chat maigre endeuillé par la nuit pourpre », « l’éclat fulgurant du jour sur le corps des fenêtres », ou encore « la porte endeuillée où rouillent quelques clous ». Mais c’est aussi le ciel « lourd d’un orage », « un jour de pluie posé sur les carreaux de la fenêtre », « ces fronts de vigne dans leur parfaite géométrie »… Images de la langue poétique dont la référence explicite à l’environnement ou à ce qu’en fait la mémoire, suscite aussitôt les images d’un monde dont s’empare l’esprit du lecteur et qui parlent à l’œil de son imaginaire, lui laissant tout loisir de les faire siennes.
Cette « perception du monde » évoquée plus haut est ici d’ordre « expérimental », celle que façonnent les sens d’un enfant qui découvre et s’imprègne du monde, s’y avance pour s’y inscrire ou, plus exactement, s’y aventure, déjà lourd des questions qu’il ne cessera plus de se poser face à cette ouverture d’inconnu qu’est l’énigme de l’existence.
L’expérience sensorielle du monde, c’est ce qui emplit le champ du vacant, y plante ses repères, y sème ses possibles, en nourrira sa nostalgie. C’est, en premier lieu, bien sûr, le regard et ce qui s’y est déposé, « la déraison d’un ciel de mai, quand saignent les lilas », « le blé révélé par un soleil latent » et « court au terme des moissons », « l’herbe qui jaillit comme le sein de lait offert à la terre natale », « les thuyas de l’allée, au pied d’un mur d’enceinte », la pluie « sur les rosiers, les iris et les statues de ciment qui peuplaient le jardin », c’est « la beauté d’une lueur pendue loin derrière les bâtisses ». Ce qui s’invite à cette faim de monde, ce sont aussi les bruits, partition en fond de mémoire, le murmure des fontaines qui « prendront dans l’herbe et jusque sur les vitres », les mêmes thuyas qui « se font encore entendre », qui « chuchotent parfois sous le débord du vent », les volets et les portes qu’on ouvre, le ciel « avec ses grondements et ses râles de bête ». Partition où s’accrochent encore des éclats de voix humaines, ce si lointain « à tout à l’heure, mon garçon », « ces mots, depuis toujours, pour prendre l’heure dans le matin, sur le chemin des écoliers », ceux des leçons jadis apprises et qui ânonnent, dans le souvenir, « les siècles de l’Histoire que gouvernent les cartes, les lois aux temps écrits qui accordaient le verbe », ces voix qui, plus tard, « viendront broder aux pas de la marmaille le moindre souffle d’air », les cris accompagnant « les jeux qui auront germé dans l’heure vagabonde de la récréation », le cri d’appel au « chien échappé de l’enclos depuis la veille ». Images visuelles et sonores, olfactives encore, puisque ces « terres avaient l’odeur des romarins, des menthes et des tilleuls », qu’au creux de la cave régnait « l’odeur du jour mourant de trop de solitude », que flottait parfois cette odeur sur les « terrains vagues dans lesquels ont brûlé, à chaque canicule, les ronces et les chardons ». Mais aussi odeurs de la mort dont on fait, à cet âge, la première expérience, celle de la bête « crevée depuis longtemps déjà », des eaux qu’elle a souillées, qu’on enfouit au fond d’une fosse tandis que « des enfants s’étaient assis sur le bord du talus et jetaient leur visage dans l’ordinaire des immeubles ». Expérience parmi les plus décisives puisque « le jardinier venait de retourner un peu de terre et [que] nous savions quelle énigme se formait à l’endroit du labeur ».
Expérience que forgent les jeux de l’enfance : jeux de l’apprentissage de la vie, en même temps que jeux de guerres et de mort, les uns étroitement mêlés aux autres puisque, comme l’écrit l’auteur, « [n]ous mimions l’agonie et l’horreur des batailles, et nos mots étaient ceux des gorges incendiées ». Puisque, ajoute-t-il, « [n]ous mourions aux confins de nos joies […] Nos guerres avaient le poids du jour et l’heure de nos cris », et que « dans les jeux de l’enfance, nous jetions les désastres d’autrefois ».
Mais Léon Bralda est l’un de ces poètes auxquels la lumière n’est pas spontanément et naturellement accordée. Il serait plutôt de ceux-là qui travaillent à la gagner, s’efforçant d’habiter poétiquement le monde comme nous le conseillait Hölderlin, et qui peuvent revendiquer ce qu’ils en ont conquis sur le sombre et la terre des jours. Il est de ceux sur qui le ciel de l’existence fait peser son poids de pénombre, ceux pour qui leur ciel de poète est quelquefois lourd à porter (je cite inexactement de mémoire ces mots de lui écrits ailleurs). Parce que « le ciel est lourd de n’être au fond qu’un jeu pour l’enfance profonde ».
Pour Léon Bralda, les territoires de l’enfance ne sont pas exclusivement ceux des « verts paradis » baudelairiens. Pour ce qui le concerne et qui remonte en ses écrits, de façon récurrente, « il y avait l’enfant et toutes les ténèbres qui mordaient l’œil sous le trop-plein de la jeunesse ». Et si, pour cet enfant qui inventait l’enfance, le monde s’ouvrait sur son secret, il y avait aussi pourtant « les sauts allant à la lumière et le soleil éteint derrière chaque allée ». Car lumière et ombre vont de pair dans l’apprentissage du monde, comme elles vont de pair, et s’épaulant, sur les chemins rugueux des hommes. Parce que, écrit le poète, « on n’a pas dix ans quand les cris mordent aux portes closes, que jaillissent les branches hideuses du regard ». Car aussi l’enfance « laisse l’enfant venir dans le silence pour des rires épars et des bruits sourds de chairs que mange la colère ». Premiers bonheurs glanés dans l’innocence des rires et des jeux, alors que déjà la nuit rôde, que se font mordantes les peurs, que s’ouvre au fond de l’insouciance cette « chambre effrayée par le bruit de la nuit. Une mort qui tissait du sang au ventre noir, qui se faisait pressante et avide de tout ». Puisque encore l’enfant a peur, « dans le mystère de l’enfance » et que, du monde qui le cerne, comme de celui qui l’attend, il observe déjà et pressent ce que ce monde contient de violence irréductible et d’irrémédiable incompréhensible. Saison d’enfance, « impudique saison soumise à la question, vieille âme enchevêtrée dans l’hystérie du monde », saison d’une innocence provisoire où l’on entend déjà « battre le pouls de tous les morts ». Saison où l’être en devenir, prêtant l’oreille, serait capable d’entendre aussi, et sans chercher à les comprendre, dans le bruissement du vent dans les arbres et les murmures des statues, tous les secrets de la terre, sans encore savoir que « c’est de là que les rêves surviennent… » Et avec eux, une fois pris par les soucis des jours et dans les tenailles du temps, « des lendemains d’étoiles et des restes d’orties […] De là qu’advient le doute, ou la parole pour le dire ».
Car à l’enfant succède le poète, qui n’a que sa parole pour tisonner parmi les mots, en ressusciter quelque braise, essayer de sauver ce qu’ils ont oublié et ne savent plus dire. Se souvenir, c’est prendre aussi le risque d’écorcher ses pas sur les pierres vives du temps, de blesser sa mémoire aux ronces de la nostalgie, en tout cas de se confronter à la perte de tout et de tous, d’endosser la tristesse. Tourner son regard en arrière, mais avancer pourtant (que faire d’autre ?), ce poids d’ombre sur les épaules, dans l’ornière des heures.
« Mon pas est lent », écrit Léon Bralda, dans l’incipit de son livre, « [e]t je suis de ceux-là qui passent comme tant d’autres, par habitude ! Qui sarclent le rêve au fond de la ravine […]. Ils sont passés comme je passe : le corps lourd et douloureusement fermé sur ce peu de bonheur qui l’habite ».
Lumière et ombre, avons-nous dit, se partagent ces pages, sans que la seconde pourtant prenne décisivement le pas sur l’autre. « Je buvais l’instant doux de la vie douce », lit-on. « J’allais le cœur halant jusqu’à la paix des âmes. » Mais l’ombre aussi, parfois, est accueillante et douce. Pour preuve, ces lignes qui évoquent, dans une lumière de clair-obscur qui pourrait nous faire penser à quelque peinture de Georges de La Tour, un intérieur paisible et amical :
« Il y avait l’enfant et le soir survenu, l’ombre d’un cerisier cassant la nuit derrière la baie vitrée et le téléviseur qui racontait le monde ».
Scène complétée par cette autre :
« Sur le couvre-lit rouge : un chat dormant de son sommeil de chat et d’autres nuits à faire au-delà de la nuit. Un miroir ciselé d’ombres imparfaites, quelques éclats chauds des phares de voitures jetés depuis la route à travers la fenêtre ».
Scène qu’évoque ce poète qui est aussi bien plasticien, sans effets dramatiques ni théâtraux, scène de la vie quotidienne qu’en peinture on appelle scène de genre. Qui n’est, en l’occurrence, ici, qu’une scène de bonheur simple, mais de celles dont les racines s’enfoncent au tréfonds de l’âme, de celles que l’oubli ne saurait prendre à la mémoire et que le corps « tient d’un amour infaillible, à l’étroit de l’humain ».
Que faire d’autre qu’avancer, espérer qu’une aube se lève à l’horizon du jour ? Et espérer, comme l’enfant, se rassurant contre la peur du noir, que le jour revienne. « Et le jour reviendrait. » Parole de poète aussi, qui quête sa lumière :
« Le soir, c’est sûr ! Il se fera d’argile à l’aube de la voix… Et le jour reviendra, c’est sûr ! Et le jour reviendra ».
Comment d’ailleurs ne pas revendiquer cette espérance dans (et contre) le désespoir du monde ? Que peut promettre d’autre un homme debout, et en marche, qui n’avance qu’en faisant corps avec la poésie ? Parole de poète encore : c’est ainsi que Léon Bralda donne à ses mots la force douce et vigoureuse des images afin qu’ouverts à ce qu’il attend d’eux, ils libèrent cela qui en eux-mêmes cherche à aller plus loin que leur toujours trop étroite détermination, et qu’allégés du poids des vaines nostalgies, ils remontent vers un de ces clairs de terre dont la poésie nous éclaire.
Michel Diaz
D.R. Texte Michel Diaz
pour Terres de femmes
[13 mai 2020]
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