L’éditrice des éditions LansKine, Catherine Tourné, propose à nos yeux et nos mains un splendide recueil paru en édition courante, qui s’apparente à un livre d’artiste : les cahiers, non cousus, en sont libres et le papier, de fort grammage et de belle facture ; en belle page (page de droite) de chacun des cahiers resplendit une peinture de Caroline François-Rubino, la page de gauche nous offrant les phrases enveloppantes du poème en prose de Julien Nouveau.
Caroline François-Rubino,
d’ombres, d’eau et de sel, cahier 8, 2
Ce texte nous raconte une histoire étrange, audacieuse et prenante :
« De là où je vous écris, la palpitation de mon ventre est vaine, mon souffle, hors de propos ».
C’est par ces mots que la narratrice nous invite à entrer dans son récit murmuré d’outre-tombe. Elle s’adresse d’abord à nous, lecteurs, tout en affirmant appartenir à une communauté située à l’écart des vivants :
« Nous habitons des terres meubles prêtes à nourrir les graines qui viendraient s’y semer. Les vivants auront ici leur part ».
Elle s’adresse ensuite à son « bien-aimé » :
« Mais tu me tenais la main ».
« À ma peau, ton corps se fond comme l’eau au fil que gagne ma peau, sans cesse glissant à ses flots, à ses airs ».
Elle commence par nous décrire son propre territoire (ce substantif convient-il ?), puis glisse rapidement vers le bruissement de sa mémoire :
« Je me souviens de tout ».
Son propos, ensuite, oscille constamment entre les « limbes » d’où elle s’exprime, où « un instant vaut pour une éternité », où la parole se pose davantage et où certaines peintures réduisent leur format, et cette vie courante, passionnée qui fut la sienne, dans la chambre commune ou dans la ville :
« J’ai sur le fond de l’âme le plancher de notre chambre ».
Elle se rappelle sa propre mort aussi :
« Longtemps, j’ai cru me trouver sous une neige ».
Ce grand passage se creuse de strates différentes qui échappent à notre expérience de vivants :
« Et je l’appris de cette aventure, tout au creux de mon sommeil il existe un sommeil encore plus profond ».
Des personnages de sa vie passée surgissent, des enfants, par exemple, mais également, comme au sein d’une mémoire si ancienne qu’elle déborde les limites de son existence terrestre, « des souvenirs de villes qu[‘elle n’a] jamais vues ».
De l’ensemble du livre monte un chant d’amour vibrant. Qui vibre pour l’autre tant aimé et pour cette vie écoulée, écourtée, si puissante pourtant qu’elle continue de hanter sa conscience. Parfois font irruption des fulgurances d’un autre temps, d’une tout autre manière d’appréhender l’univers :
« je ne suis jamais née ».
« avant que mon monde se fût achevé, il dut se former une dissension, tout au creux, au plus sensible de mes ciels ».
La mort déjà rôdait dans cette vie mais, on le voit, elle n’est pas nommée, seulement désignée par ce mot : « dissension », accompagné d’autres qui résonnent avec lui : « trouble obscur », « aigreurs », « torsions »…
Peu à peu s’affirme ou se forme une identification entre les limbes et l’être physique du bien-aimé :
« jusqu’à ce que mon ciel se fondît à toi, jusqu’à ce que mon ciel se fît ton visage et tes bras, et tout le ciel du revers de tes yeux ».
L’hommage aux pouvoirs du corps est ici saisissant :
« Toucher, être touchée me semblent folie pure. Il n’est rien, sinon les corps, qui le puisse ».
Toucher s’impose comme le mystère par excellence, le miracle absolu. C’est tout le prodige de la rencontre amoureuse qui tente de se dire. Qu’est-ce qu’un corps, finalement, sinon d’abord un mélange d’eau et de sel ? Que dire d’autre de cette indéfinissable matière dont nos êtres sont pétris ? Depuis l’absence, une telle rencontre revêt sa dimension inénarrable et inouïe :
« toi de pierre, d’eau et d’un peu de sel, moi de vapeurs, de ciel et d’un peu de verre, nous étions faits de chuchotements inaccomplis ».
Une dimension d’ineffable éternité : « Cet absolu que je cultive ».
Comment retenir quoi que ce soit de ce monde lorsqu’on en a été exilé ? Que peut-il en subsister, d’autant que rien ne nous sera révélé de son secret, lorsque nous l’aurons quitté ?
« Ici, il est dit que l’on ne peut jamais connaître ce qui nous porte au monde, et nous pousse à son travers ».
Pourtant, la « voix » du bien-aimé demeure, qui témoigne d’un monde toujours foisonnant, avec ses « bêtes sauvages » qui vivent, meurent et affluent « par milliers ». Une nostalgie douce, longue, irrémédiable parcourt tout ce recueil comme un frémissement, disant à la fois la continuité et la rupture des mondes, l’impalpable souvenir et la force d’étreintes inoubliables, dans la douceur d’un regard venu des limbes, toujours veillant. La puissance ensorcelante des phrases de Julien Nouveau, son lent écoulement de mots rythmés par les virgules, nous entraînent parmi les fils subtils qui tissent notre monde, nous relient à ces « fibres » qui font l’étoffe de la matière universelle dont nous faisons entièrement partie, vivants ou défunts.
De ce chant scandé par cette formule réitérée : « je me souviens de tout », à la fois infiniment sensible et empli de sa mélancolie, les peintures de Caroline François-Rubino se font l’écho fidèle, dans l’intimité d’une sensibilité partagée : oscillant entre un bleu-noir et diverses nuances de gris, auxquels se mêle la blancheur nue du papier, ces superbes aquarelles nous ouvrent une fenêtre sur le pays des limbes : s’y pressent des lignes, des nuées dans la lumière, de denses morceaux de nuit, un peu de ciel qui semble aussi de mer, de neige, parcouru de traînées incertaines. Par ces carrés où la peinture se fait abstraite, il entre néanmoins, comme par des fenêtres, de fines allusions au monde des formes, comme perçu de là-haut, chaînes lointaines de montagnes, crêtes marines ou forestières… Nous y déchiffrerons ce que bon nous paraît, sans cesse guidés par un regard d’outre-ciel. Nous y lirons ce vif mélange fait de nos perceptions, de nos regrets, de nos désirs rebondissants.
Et nous nous souviendrons, lisant ces lignes tour à tour de peinture et de mots, si profondes et si touchantes, que nous aussi, trop souvent, nous nous absentons du monde, et qu’y revenir nous est permis à chaque instant : en réaffûtant notre sensibilité, notre soif de courir et de palper ce flux de matière à la fois mouvante et sauvage où nous embarquâmes le jour de notre naissance, pour une traversée dont la durée n’est pas déterminée, ni par les bornes de notre mort future, ni même par ce qui pourrait s’étendre au-delà des formes qui nous sont familières. Nous veillerons à demeurer présents au monde, afin de ne pas avoir à « douter d’avoir jamais existé » et de pouvoir affirmer :
« Pourtant ma joie frissonne encore, je la veux pour m’établir ».
Sabine Dewulf
D.R. Texte Sabine Dewulf
pour Terres de femmes
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