LE RÊVE DE CRATYLE
L’ouvrage qui retient aujourd’hui mon attention est un livre récemment publié par les éditions tituli. Il est signé Joël-Claude Meffre. Spontanément des souvenirs refont surface. Qui me renvoient au temps de La Petite Librairie des champs. Était présent ce jour de septembre 2010, qui déambulait dans les ruelles du Vieux Boulbon, en compagnie des invités de Sylvie Durbec, le poète de Séguret, Joël-Claude Meffre.
En feuilletant Aux alentours d’un monde, je découvre des photos qui m’évoquent des paysages familiers. Les Dentelles de Montmirail, Notre-Dame d’Aubune, l’église romane de Beaumes-de-Venise. Ainsi que des collines de cyprès, d’oliviers et de chênes. Des évocations aussi de toits de lauzes qui me sont chers, de ruines de hameaux abandonnés. Je croise d’autres toponymes tout aussi évocateurs : Vaison, Ouvèze, Grignan, le Mont Ventoux… Car nous sommes bien dans le Vaucluse, pays de viticulture et région natale du poète.
Le recueil rassemble des « proses » qui sont comme autant de stèles posées sur les pages. Réunies sous un titre qui conjugue à la fois microcosme et macrocosme, ces proses sont une tentative de retenir un monde en voie de disparition.
« J’écris comme instinctivement, mon cahier ouvert sur les genoux, dans le mouvement de ce que je vois, essayant de saisir au vol ce qui subsiste d’une certaine intelligence du monde dans ces recoins solitaires. » (« Lambeaux de neige au pied des talus, dans les collines de l’est »)
Paysages aimés, sentiers et montagnes, murets et ruisseaux, arbres tutélaires sont autant de tesselles de mosaïques dispersées par le temps et ravagées par l’homme. Avec la minutie d’un archéologue, le poète patiemment exhume, vigilant et attentif au bon choix des mots, ramène au jour ce que d’autres ont peu à peu désagrégé. Du monde ancien et de son bel ordonnancement, il ne subsiste que d’infimes traces, dispersées sous les broussailles. Le poète les traque, quelles qu’elles soient. Chemins à ornières ne conduisant plus nulle part ; écorces d’arbres centenaires aux secrets enveloppés ; voies anciennes rongées par le passage des roues de charrettes ; noms oubliés gravés sur des stèles à l’abandon… Qu’il débusque au cours et au détour de ses marches en montagne. Observateur patient, Joël-Claude Meffre redonne vie aux empreintes. Par sa contemplation silencieuse, il cherche à en restituer la nature originelle, afin de permettre à chacune de recouvrer sa juste place. Une démarche qui s’inscrit dans le droit fil de celle du philosophe gréco-romain Plotin, comme le souligne Yves Ouallet, le préfacier de ce livre :
« Parlons maintenant de la terre, des arbres et des plantes ; disons comment ils contemplent, et comment nous pourrons ramener les choses produites par la terre et issues d’elle à son activité contemplative ; disons comment la nature, qui, affirme-t-on, ne possède ni représentation ni raison, a en elle la contemplation et produit tout ce qu’elle produit par cette contemplation que [dit-on], elle ne possède pas. » (Plotin, Troisième Ennéade, VIII, 1)
Ainsi, attentif aux chuchotements des signes, aux sillons laissés par les bêtes — qu’il faut savoir distinguer des traces humaines —, attentif aux rainures creusées par un filet d’eau, le poète se penche-t-il sur des détails infimes qu’il est seul à percevoir et qui dessinent toute une mémoire. Toutes empreintes presque invisibles qui sont le témoignage et la signature d’un monde disparu. Pourtant la fragilité de ce qui demeure est une invite à une méditation qui englobe tout à la fois l’infiniment discret et l’infiniment grand. Ainsi de la « ferme à l’éclipse » et de la « figure » qui se cache dans sa façade :
« Ce croissant de lune dans un cercle suggérant l’éclipse m’apparaissait comme une signature, m’invitant à méditer le mouvement d’un certain ordre cosmique, d’un certain rapport des corps célestes entre eux, de leur hiérarchie, de leur symbolique et de leur influence sur la maison de mon parent… » (« Maison à l’éclipse »)
Observateur silencieux de tout ce qui l’entoure, le poète marcheur s’interroge. Il s’interroge sur le nom des lieux qu’il habite et qu’il aime parcourir. Pareil au Cratyle de Platon, il aimerait pouvoir renoncer à leur dénomination. Ainsi de ce « pic rocheux » dont « de mémoire d’homme personne [ne] connaît le nom ». Ou de ce mont au pied duquel le marcheur s’endort et qui n’a d’autre nom que Mont.
Dans le mot « montagne », il entend « terre », « ciel », « espace », « masse », « minéral ». Mais quand il prononce le mot : « le mont », paraît alors devant [lui] « une entité incontournable. Mont est le mot d’une image comme une pointe en acier. Il faut apprendre à voir le mont sans qu’on en connaisse nécessairement le nom. Pour le nommer, il suffit de le montrer, disant simplement qu’il est, lui, le mont, oubliant le nom qu’on a pu lui donner. »
Comment nommer les choses ? Et pourquoi d’ailleurs les nommer ? Ne vaudrait-il pas mieux les laisser à leur existence première sans les inscrire dans des nomenclatures, sans les classifier. En réalité, dès que les choses acquièrent un nom, elles se rangent sous la mainmise de l’homme. En lui appartenant, n’est-ce pas de leur liberté qu’elles se défont ?
Et le poète de rêver d’un temps lointain des origines où les formes, non encore nommées ni dénommées, « pouvaient se regarder, se mirer, étrangères à elles-mêmes, dans le beau vide humain. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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