Poèmes 1988-2004,
La rumeur libre éditions,
Série mεtaphrasi | Domaine américain, 2019.
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Chantal Bizzini.
Lecture d’Angèle Paoli
Sur la ligne Queens - Manhattan, photographie de Chantal Bizzini, 2007, première de couverture de Paroles d’un monde difficile LA POÉSIE, « UNE VIEILLE FORME SUBVERSIVE » Pour la première fois en France vient de paraître une anthologie consacrée à la poète américaine Adrienne Rich. Une poète majeure et l’une des grandes voix poétiques d’aujourd’hui, « guide spirituel d’une génération ».1 Rassemblés sous le titre Paroles d’un monde difficile, les poèmes de cette anthologie couvrent une période qui s’étend de 1988 à 2004. Ils sont répartis en quatre sections : Un atlas du monde difficile (poèmes 1988-1991) | Sauvetage à minuit (poèmes 1995-1998) | Renarde (poèmes 1998-2000) | L’École parmi les ruines (poèmes 2000-2004). La traduction de ces poèmes – publiés aux éditions de La rumeur libre – a été assurée par Chantal Bizzini, qui offre en ouverture un avant-propos très éclairant intitulé « Du morcellement à l’unité, Paroles d’un monde difficile d’Adrienne Rich ». Adrienne Rich (1929-2012), militante féministe et pacifiste, s’est attachée tout au long de sa vie et de sa création à défendre et à revendiquer l’idée que « narrer la condition humaine est notre affaire à nous femmes, et même prioritairement »2. C’est dire si écrire est une nécessité vitale, un mode de « reconquête de soi et du monde ». C’est aussi une manière vigoureuse de proclamer que le travail du poète requiert une forme de courage. Car écrire, pour Adrienne Rich, c’est s’attacher à faire un état des lieux aussi précis et réaliste que possible du pays où elle vit. C’est s’attacher à relier le présent dont elle est le témoin avec le passé dont celui-ci découle. C’est convoquer tous les oubliés de l’histoire, les sans-nom et les sans-visage, les exploités et les expropriés, les Indiens anéantis, les noirs pourchassés et assassinés tout comme les blancs exploités et réduits à vivre dans des conditions misérables. Écrire, c’est restituer une cartographie première où ressurgit tout ce que l’histoire politique d’une nation s’est appliquée à effacer. Dans les treize poèmes qui composent Un atlas du monde difficile, la poète plante de l’Amérique un décor dévasté. Décor semi-urbain d’étendues immenses où se déploient nombre d’« empires agro-alimentaires » ou industriels. Mines de cuivre de charbon et de silicone. « Cimetières de carcasses ruinées », perdus au milieu d’immenses champs de sorgho ou de « girasols » qui uniformisent les vastes espaces : « Voici une carte de notre pays : voici la Mer de l’Indifférence, glacée de sel, C’est la rivière hantée, coulant des sourcils à l’aine, nous n’osons pas goûter son eau, C’est le désert, où des missiles sont plantés comme des bulbes, C’est le grenier à blé des fermes hypothéquées ». Décors dans lesquels sévissent la misère et la violence. Enfants livrés à eux-mêmes, errant sans but ou ne mangeant pas à leur faim. Journaliers en quête d’un travail. Femmes violentées et tuées. Naufragés de la vie. « En danger dans cette république désunie, / enfermés hors de vue et d’écoute, loin du cœur, remisés ». La cartographie que déploie Adrienne Rich est celle de l’Amérique des pauvres, de l’Amérique des déclassés, des meurtris, une Amérique faite de faillites et de résignation. Une Amérique des grands contrastes : « Voici la capitale de l’argent et de la douleur dans les tours ». Une cartographie qui semble en phase avec la lecture récente que la poète avait faite (vers 1980) de certains écrits de Karl Marx. Ainsi écrit-elle à propos de cette lecture dans un ouvrage intitulé Les Arts du possible (2001) : « Ce qui m’a incitée à poursuivre, c’est l’impression d’être en compagnie d’un grand cartographe de la condition humaine et, tout particulièrement, l’impression d’être en terrain connu : celui des rapports économiques motivés par le profit qui envahissent certains domaines de la pensée et du sentiment. La description que Marx fait du capitalisme de la première moitié du XIXe siècle et de la déshumanisation que celui-ci inflige au paysage social semblait plus juste que jamais à la fin du XIXe siècle.3 » La poète voyage, d’est en ouest, de la côte Atlantique à la côte Pacifique ; du Vermont à la Californie, et du Nord au Sud, de Willoughby au sud du Québec. « Il y a des routes à prendre », écrit Adrienne Rich, une injonction qu’elle emprunte à la poète militante Muriel Rukeyser (1913-1980). Sur l’atlas personnel que dessine Adrienne Rich au fur de ses déplacements, le passé fait souvent irruption au détour d’une route, à l’occasion d’un périple au travers d’une région. Les noms des villes livrent leur part d’histoire – « poèmes en cantonais inscrits sur le brouillard » et « poèmes sur un mur fatigué », avoisinant des « bordées d’injures ». Souvenirs de la guerre de Sécession et des massacres de tribus indiennes ou souvenirs de la guerre du Vietnam : « Saisis si tu peux, les grands moments de ton pays, commence à n’importe quelle feuille arrachée de l’éphéméride : Appomattox Wounded Knee, Los Alamos, Selma, le dernier pont aérien venant de Saïgon l’infirmière, naguère dans l’armée, faisant du stop depuis le centre de debriefing, une médaille de crachat sur l’épaule du vétéran – saisis si tu peux ce pays sans borne ». La lecture joue un rôle essentiel dans la réflexion de la poète. Celle en particulier de poètes comme Muriel Rukeyser. Dont les poèmes, « par leur audace et leur envergure », stimulent la réflexion de la poète de Baltimore. Adrienne Rich voit en son aînée « une de ces architectes-tailleurs de pierres » majeures, laquelle s’efforçait avec d’autres de travailler à l’élaboration d’un édifice qu’un atlas seul ne pouvait réaliser. Ainsi la figure mythique du titan « portant seul la voûte du ciel sur son dos » est-elle amplifiée dans la vision élargie qu’en donne la poète. Pour qui « le travail poétique, comme tout travail, s’accomplit en commun », et pour qui « écrire peut aider à bâtir une communauté »4. Plus éloignée d’elle dans le temps, Elizabeth Gaskell (1810-1865) dont Rich a lu La Vie de Charlotte Brontë, récit qui lui inspire cette remarque : « [J]’essayais de me représenter une telle vie, comment le génie se déployait dans les jours courts, les maigres moyens de cette maison. » Les objets eux-mêmes, si modestes et si ébréchés soient-ils, participent de ces résurgences, lesquelles se télescopent de manière singulière sur la narration présente. Ainsi des théières jumelles, « l’une au bec cassé, rouge et bleue », héritée de sa grand-mère Mary et l’autre, « faïence à fleurs des Midlands », cadeau d’« une Juive allemande, une réfugiée, qui se suicida… ». Et puis, côtoyant dans le poème les théières de récupération, cet autre objet qui lui vient de son père : « Dans un petit cadre, sous verre, l’ex-libris de mon père, qu’il grava en son ardente jeunesse », la devise que la poète fit sienne : « Without labor, no sweetness ». Sans peine, pas de douceur. De ce portrait de l’Amérique géographique — avec ses vastes compositions panoramiques, ses montagnes, ses forêts, ses lacs, ses canyons, ses déserts — mais également sociale et culturelle – avec ses plans rapprochés – surgissent des voix anonymes qui se suivent sans se rencontrer dans un collage polyphonique qui acquiert l’intensité d’un porte-voix. Des « on dit » se succèdent, comme captés sur le vif, chacun exprimant ce qui tient à cœur. Les poèmes se suivent, la plupart assez longs, marqués ou structurés par la reprise de termes identiques. « Je ne veux pas entendre comment » / « Je ne veux pas penser » / « Je ne veux pas savoir ». Poèmes amples, construits sur des itérations et des balancements antagonistes, comme c’est le cas pour le poème XI : « certains pour qui la guerre est nouvelle, d’autres pour qui elle prolonge seulement les vieux paroxysmes du temps certains marchant pour la paix qui depuis vingt ans n’ont pas marché pour la justice certains pour qui la paix est un mot d’homme blanc et un privilège d’homme blanc certains qui ont appris à manipuler et à prévoir les formes de l’impuissance et du pouvoir ». Mais la voix que l’on croise, c’est aussi la voix d’une poète qui s’adresse à nombre d’interlocuteurs inconnus. Employé de bureau, passant dans une librairie, homme ou femme sur le point de partir, passager du métro, téléspectateur devant son écran… jeune maman « un enfant qui pleure sur l’épaule, un livre dans la main… ». Ainsi du très beau poème XIII (Dédicaces), qui semble comme un écho des poèmes de Walt Whitman. Tout au long de son développement, ce poème reprend la formule introductive : « Je sais que tu lis ce poème. » Et se clôt sur ces vers : « Je sais que tu lis ces poèmes parce qu’il n’y a plus rien d’autre à lire là où tu as débarqué, dépouillée comme tu l’es. » Dans le même temps, des instantanés de la vie quotidienne se juxtaposent, saynètes brèves, comme saisies dans l’instant par une caméra ou par un micro-trottoir. Parfois une question primordiale interrompt, qui se glisse entre deux considérations : « Je suis quoi ? » Ou encore : « Où sommes-nous amarrés ? Quels sont les liens ? Qu’est ce qui nous incombe ? ». Interrogations que l’on retrouve à deux reprises dans Un atlas du monde difficile. Pour Adrienne Rich, le travail du poète est un travail partagé entre tous, astronome, historien, « architecte de rues nouvelles ». C’est aussi un travail d’écoute et de sensibilité, travail de résilience mis au service de chacun et de tous. De « la femme désespérée, de l’homme désespéré – travail de réparation jamais achevé, qui n’a toujours pas commencé ». Adrienne Rich poursuit sans relâche son parcours poétique en inscrivant le dialogue au cœur de son écriture. Incorporant (en caractères italiques) aux voix des gens qu’elle rencontre la voix de poètes et d’auteurs dont lui tiennent à cœur expressions ou pensées : Mandelstam, Marx, Engels, Che Guevara… Ou qu’elle rejette, comme cette assertion de Richard Nixon recueillie dans un enregistrement : …« les Arts, tu vois – c’est des Juifs, ils sont de gauche, bref, reste à l’écart… ». De 1995 à 1998, ce tissage continu des voix trouve sa place dans la section intitulée Une longue conversation, où alternent poèmes brefs — identifiables par leur mise en espace plus aérée et aérienne (alinéas, blancs typographiques… alternance de vers courts et longs) — et proses plus denses. Il arrive aussi que le texte conjugue toutes les formes à la fois, poèmes et proses, où viennent s’imbriquer des citations en italiques. « Plus tard, par la fenêtre un soir d’hiver qui descend très vite mes yeux sur la page saisissent alors ton visage tes seins, cette lumière …petits industriels, petits commerçants et rentiers, petit artisans et paysans, tout l’échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat ». Mais, quelle que soit la mise en forme du texte, toujours revient la préoccupation première qui est de permettre à chacune des voix de trouver sa place parmi les autres. Sans hiérarchie aucune. Le questionnement, accompagné d’extraits de manifestes et de déclarations, devient ici plus largement politique. « Quelqu’un : — La technologie modifie les formes les plus courantes du contact humain – qui ne peut voir ça dans sa propre vie ? — Mais la technologie n’est qu’un moyen. — Quelqu’un, dis-je, fait fortune grâce à la guerre. Toi : — Je te l’ai déjà dit, c’est le moteur de l’économie de marché. Ce n’est pas l’information, mais la militarisation. Les arsenaux multiplient la richesse. Une autre femme : — Mais alors, le nationalisme patriarcal doit être la clé ? [...] » Le dialogue se clôt sur une intervention ayant trait à la poésie : — « Je ne puis souffrir ce type de discours. La poésie m’importe encore. » Puis rebondit à la page suivante : « Toutes sortes de discours surgissent dans la poésie, que ça te plaise ou non, ou même si simplement comme nous tu essayes d’avoir l’œil sur les armes dans la rue et sous la rue ». Écrit en 1998, le premier poème de Renarde, « Victoire », est dédié à l’amie Tory Dent, poète et critique d’art. L’ensemble des six textes est une composition autour de la maladie de l’amie, atteinte d’une belle tumeur. Consciente que la solitude peut se superposer à la souffrance, Adrienne Rich dialogue avec la malade. La poésie est là, « bien sûr », « terrible pont s’élevant au-dessus de l’air nu », mais elle ne peut remplacer la présence que peut apporter une amitié profonde. Aussi, poussée par une impérieuse nécessité, rejoint-elle la malade, « parce qu’il le fallait ainsi je l’ai fait – Et ainsi je te trouve : vivante et plus que cela ». Cette suite de poèmes surprend par sa forme. Moins narrative, plus éclatée, plus resserrée. Peut-être aussi plus proche de celle d’Emily Dickinson dont Adrienne Rich connaissait et aimait la poésie. Au cours de son dialogue avec l’amie, elle emprunte à Paul Celan cette expression, mise en relief à la fin d’un des poèmes : Meister aus Deutschland. Allusion au « maître de l’Allemagne », un vers qui revient à plusieurs reprises dans « Fugue de mort » (Todesfuge). Si la mort est omniprésente dans ce poème, la victoire l’est aussi. L’amie malade est assimilée à la Victoire de Samothrace. Mutilée, « amputée », « découpée dans le désastre », la Victoire domine pourtant, « qui s’avance / en haut des escaliers ». Sous la plume d’Adrienne Rich, elle est le symbole puissant de la capacité de résilience des femmes. Composés entre 2000 et 2004, les poèmes de la dernière section, L’École parmi les ruines – et dont ne sont présents ici que quelques poèmes choisis – ont été inspirés à la poète américaine par les récits de guerres récentes, tragédies terribles dont les enfants furent les premières victimes. Sarajevo, Bagdad, Bethléem, Kaboul, Beyrouth. La section s’ouvre sur un poème intitulé « Requiem pour un Centaure ». Humaine, et tendre, la figure du Centaure Chiron est assimilée au « maître ». La Créature est pourtant livrée à « l’arène », « piétinée » et mise à mort par un « champion. » Pour quelle raison ? La réponse est sans doute à trouver dans ces deux vers : « ton cou tendre et tes narines maître ventouse de nénuphar ce que tu étais merveilleux nous ne pouvions le supporter ». Peut-être faut-il aussi lire, dans l’humanité profonde de cet être hybride réputé pour sa grande sagesse, une image inversée de l’homme, renvoyé à son insoutenable animalité. Devant un pareil gâchis, au cœur d’une telle obscurité, le doute affleure, qui taraude. La poète s’interroge. Elle remonte la route parcourue tout au long de son parcours poétique. Et pose dans « Équinoxe » les questions qui la brûlent : « je croyais savoir que l’histoire n’était pas un roman Ainsi puis-je dire que ce n’était pas moi fichée comme l’Innocence qui te trahis […] pensant que nous arriverions à construire un lieu où la poésie vieille forme subversive pousse de Nulle part ici ? où la peau pourrait reposer sur la peau un lieu « hors limites » Peux dire que je me suis trompée ? ». Dès lors, tout serait donc perdu ? Tout aurait-il été pensé, combattu, et écrit en vain ? Adrienne Rich ne se résigne pas. Ne peut se résigner. Cela n’a jamais été dans sa nature. Elle revient donc sur ses doutes et conclut par ces vers : « mais avant ceci : longtemps avant ceci ces autres yeux frontalement se sont exposés, ont parlé ». À l’issue de ma lecture se fait jour le sentiment durable que la poésie d’Adrienne Rich n’occupe pas en France la place qu’elle mériterait d’occuper. Même si l’on peut trouver ici et là quelques traductions dans des revues numériques ou papier. Mais persiste toutefois le sentiment d’un manque important, d’une incomplétude. Comment et pourquoi une voix aussi singulière que celle de la poète américaine est-elle aussi peu présente dans le panorama des grandes voix poétiques de ce siècle ? Pourquoi une véritable anthologie bilingue de cette œuvre ne trouve-t-elle pas sa place sur les rayonnages des librairies et des bibliothèques publiques ? L’anthologie proposée par Chantal Bizzini et soutenue par Andrea Iacovella pour les éditions de La rumeur libre est sans conteste un premier pas vers une publication plus étoffée et plus exhaustive. Un pas décisif pour pallier une surprenante carence. Et permettre à un plus grand nombre de lecteurs un accès plus aisé à une œuvre poétique en tous points remarquable. Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli ________ 1. L’expression est empruntée à la poète Maria Luisa Vezzali in Cartografie del silenzio. 2. Marilyn Hacker in « Une poésie mimétique de la pensée », Europe, revue littéraire mensuelle, avril 2012, page 238. 3. Adrienne Rich, « Credo d’une fervente sceptique » in Europe, revue littéraire mensuelle, avril 2012, page 233. 4. Chantal Bizzini, « Du morcellement à l’unité » in Adrienne Rich, Paroles d’un monde difficile, Poèmes 1988-2004, La rumeur libre éditions, 2019, page 20. |
ADRIENNE RICH Source ■ Adrienne Rich sur Terres de femmes ▼ → From An Old House In America (traduction en français d’Olivier Apert) → 27 mars 2012 | Mort d’Adrienne Rich (+ un extrait d’Un atlas du monde difficile) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions La rumeur libre) une notice bio-bibliographique sur Adrienne Rich → (sur Poetry Foundation) une biographie d’Adrienne Rich → (sur Modern American Poetry) un ensemble d’articles sur Adrienne Rich → (sur En attendant Nadeau) Adrienne Rich, Audre Lorde, Irena Klepfisz, poétesses guerrières, par Jeanne Bacharach (22 avril 2020) |
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