« UN POÈME EST UN POÈME EST UN POÈME »
Happée par la flagrante trivialité du titre — Le Travail de la viande —, j’ai d’abord imaginé une tripotée de bouchers de Rungis, tabliers blancs maculés de traînées de sang, s’activant à décharger des carcasses sanguinolentes. Me sont simultanément revenues en mémoire les célèbres toiles de Rembrandt et de Chaïm Soutine. Bœuf écorché, écartelé et souffrant, offert aux regards obscènes du spectateur. Je peux tout autant imaginer le travail au scalpel du chirurgien anatomiste taillant dans les chairs à vif d’un corps à nu. Mais pourquoi les images qui s’imposent aussi durablement à moi sont-elles celles des portraits torturés de Bacon ? Ces couleurs violacées et blanchâtres de visages aux chairs révulsées ? Je continue de m’interroger.
Avec cet opus signé Liliane Giraudon, le lecteur pressent que Le Travail de la viande aura à voir avec le travail de la poète, de la poétesse. Travail sur la langue, travail de la langue, travail autour de la langue. La langue étant ce muscle de chair polyvalent, capable de malaxer les aliments enclos dans la cavité buccale, à même de tournoyer dans les baisers ardents, ou de s’activer pour formuler, parler et dire (Liliane Giraudon ne mâche pas ses mots !) ; à même aussi d’élaborer un système de signes propres à la communication, orale et écrite. Si le titre reste à première vue un brin énigmatique (Liliane Giraudon fournit en d’autres lieux des explications en lien avec sa vie présente), la quatrième de couverture, elle, est plus explicite. On y croise des noms en rapport avec la littérature : Meyerhold/Oreste/Reverdy/Bessette. On y croise des allusions au genre littéraire : « Traversées des genres ou extension » / « la fille aux mains coupées ». Quant à la « viande », elle est présente dans la métaphore choisie (sur cette même quatrième de couverture) pour illustrer la composition du livre :
« on peut […] le parcourir comme un abattoir où sont débités des morceaux de textes. »
Morceaux de choix qu’il est possible de lire dans l’ordre ou dans le désordre. La poète prend cependant grand soin de préciser que « Fonction-Meyerhold » occupe une place centrale au cœur de l’ouvrage. Et que ce texte « rayonne comme centre des opérations. » Trois textes précèdent celui-ci : « La fille aux mains coupées » / « Mouvement des accessoires » / « Oreste pesticide ». Trois autres le suivent : « Cadavre Reverdy » / « L’activité du poème n’est pas incessante » / « B7 : un attentat attentif. »
Quant au titre lui-même de l’ouvrage, une seule occurrence figure dans l’ensemble de l’ouvrage. Dans « Fonction Meyerhold ». Accouplée à un autre syntagme nominal :
« mécanisation du sexe
travail de la viande ».
Le travail qui est ici à l’œuvre est à la fois « le fruit d’un braconnage dans la vie de tout le monde » ; le fruit de lectures multiples qui resurgissent parfois au hasard de la vie :
« Je tente d’avancer. Mais pas seule, non.
Avec la somme de tous ceux et celles que j’ai lus, pillés puis oubliés. »
Le fruit aussi de multiples rencontres, essentielles et vitales. Parmi ceux que la poète fréquente et avec qui elle travaille figurent des noms d’acteurs, de poètes et d’écrivains, d’éditeurs, de metteurs en scène, de photographes. Marc-Antoine Serra, Nicolas Maury et Robert Cantarella, Laurent Cauwet, Christian Tarting, Isabelle Garron et Yves di Manno, Frédérique Guétat Liviani et Michel Maury. Ainsi que Paul Otchakovsky-Laurens, bien sûr.
De ce travail résulte un assemblage de textes cousus ensemble ; « des proses, des mélanges de montage en montage ». Des textes différents par le genre littéraire auquel ils appartiennent ou auquel le lecteur voudrait les apparenter ; par les thèmes ou sujets qu’ils abordent et par l’écriture qui les porte. Avec cependant des passerelles, des échos qui transitent, résonnent de l’un à l’autre et une voix unique qui les ajointe. Celle de la poète. Voix colère qui dénonce, voix rageuse qui secoue, voix qui vibre et qui proteste comme une mise en garde :
« arrêtons de voir
la littérature comme un enclos
protecteur une
réparation du vivre
il faut cracher dans la soupe
pour lui donner du goût
dégobiller dégobiller
leur faire renifler
l’odeur de ce qu’ils sont
ce que dégage
cette infecte couverture appelée
l’art au service du peuple
quand le peuple
est bien commode pour ceux qui s’en réclament… » ( in « Fonction Meyerhold »)
Et c’est cela sans doute qui justifie le côtoiement de ces textes et, au-delà, leur assemblage et leur mise en perspective. Ce qu’annonce d’emblée l’exergue emprunté au cinéaste Harun Farocki :
« Les paveurs au travail lancent haut un pavé puis l’attrapent, chaque pierre est différente mais ils comprennent au vol où elle doit se poser. »
Le Travail de la viande est travail de la langue. La langue mise en pièces, débitée en morceaux — conte, théâtre, lettre, poème, monologue —, rapiécée, rajustée recouturée. Fruit d’un travail permanent, attentif, exigeant. Un travail de création. Soit « un étrange exercice de dépossession » ( in « Cadavre Reverdy »). Dont le propos à la fois dérangeant et décapant infuse et se répand, par-delà le vouloir de la poète, dans les veines et artères de ceux ou de celles qui se l’approprient. Parce que le poème ici est tout autre chose qu’
« un simple petit
ossement décoratif
déposé là et sans usage ».
Le livre s’ouvre sur un récit, reprise et adaptation par la poète d’un conte de Grimm. Comme bon nombre de contes merveilleux, La Fille aux mains coupées est un conte cruel. Le souvenir de ce conte, relié aux lectures de l’enfance, est aussi rattaché à un événement récent dont Liliane Giraudon a vécu la violence. Comme dans le conte de Grimm où la jeune fille vit le sacrifice castrateur qui lui est infligé comme une mise à l’épreuve (amputation des deux mains), la poète vit la mort de son éditeur Paul Otchakovsky-Laurens (Éditions P.O.L) comme une épreuve douloureuse qui la confronte à l’incapacité d’écrire. L’adaptation de ce conte pour une performance est l’occasion pour la poète de s’interroger sur la notion d’espace. Et de s’interroger sur elle-même, sur son devenir face à l’écriture :
« Les chairs enveloppant le poignet occupent-elles un espace qui peut être tranché au couteau ? »
Et la poète de conclure par cette suite d’interrogations inquiètes :
« Ces mots jetés dans le vide puis repris longtemps après rejoindront-ils les larmes de la fille aux mains coupées ?
Lui rendront-ils son sourire ? Sa force d’agir
Où est la fille ?
Dans quel espace de quel poème peut-elle aujourd’hui tracer des signes ? »
« Mouvement des accessoires » (second texte) évolue comme un jeu de mikado dont les baguettes sont lancées au hasard. En cinq mouvements et cinq mises en espace, les baguettes composées de phrases identiques retombent les unes sur les autres dans un ordre aléatoire. Qui dit variation sur le même, dit aussi modifications infimes, à peine perceptibles et pourtant présentes.
Avec « Oreste pesticide », Liliane Giraudon revisite le mythe des Atrides à travers le personnage d’Oreste. La poète délocalise le mythe dans la ville de Marseille, au sein d’une enquête policière contemporaine avec violences et bavure mortelle. La scène — avec didascalies — se déroule en quatre tableaux. Avec deux flics femmes et lesbiennes, « poupées gonflables au service du capital » ; employées à la « dé/ra/di/ca/li/sa/tion ou dé/ra/ti/sa/tion » ; un transgenre cultivé, infirme, cynocéphale et « nègre » pornographe, finalement assassiné par l’une des fliquettes. Le quatrième tableau reprend la matière précédente pour en faire une pièce de théâtre avec metteur en scène et acteurs. Le tout sur fond de sexisme, de racisme et de violence. Violence des temps soumis aux exigences des dieux (Daech) ; violence des femmes elles-mêmes dont le sujet « n’est pas frontalement abordé ». Violence des mots et des propos. Cette tragédie gore, avec personnages destroy adeptes de la dérision et filles « déviergées » en quête de cliniques pratiquant l’hyménoplastie, dialogues pris sur le vif et langage parlé et cru, tourne à la tragi-comédie et l’on rit bien souvent des trouvailles et des répliques que Liliane Giraudon introduit dans les situations et met dans la bouche des personnages. Le mélange des genres, des tons, des êtres, inversions et perversions, rend comique cette pseudo-tragédie. Elle est aussi pour la poète l’occasion de s’interroger sur le théâtre, sur son rôle et sur son devenir.
Le « morceau » central de l’ouvrage, morceau de choix qui irrigue tous les autres et les irradie, s’intitule « Fonction Meyerhold ». Dénommé « poème » par Liliane Giraudon, le long échange qu’elle entretient avec Meyerhold – dramaturge et metteur en scène russe du siècle dernier — met l’accent sur nombre de préoccupations, rébellions et interrogations révélatrices d’un choix de vie et d’un choix d’écriture :
« mon livre est engagé
puisque c’est lui
qui m’engage
à vivre ce que j’écris ».
L’une des fonctions de ce poème est donc de focaliser l’attention sur ce qui aujourd’hui comme hier contribue à menacer l’équilibre du monde.
« plus ça change
plus c’est la même chose
le soleil n’en finit pas
de se noyer dans son sang ».
La mise en lumière de ce qui a été écrit, inventé et vécu par Vsevolod Meyerhold, condamné, torturé et exécuté sous Staline parce que tenu pour un ennemi du peuple russe, sert de point d’appui à la réflexion et au travail de la poète. La redécouverte dans sa bibliothèque de Théâtre années vingt, Tome IV de Meyerhold, pages annotées par elle en août 1992, renvoie Liliane Giraudon à une lecture ancienne, aux phrases de Meyerhold qu’elle avait soulignées. Cette année-là, 1992, c’est aussi l’année de la fondation de la revue If, aux côtés d’Henri Deluy, de Jean-Charles Depaule et de Jean-Jacques Viton. C’est aussi l’année de la publication d’un Marina Tsvétaïéva, en collaboration avec Henri Deluy. L’Union Soviétique est alors au cœur de ses centres d’intérêt. Un temps révolu. Cependant, grâce aux phrases soulignées dans ce Tome IV du Théâtre années vingt, la poète revisite le texte du dramaturge russe et l’environnement qui est le sien en même temps que celui de ses contemporains : Tchekhov, Essenine, Maïakovski, Mandelstam, Gogol, Khlebnikov, Chostakovitch, Prokofiev… Époque dure de combats et d’engagements pour défendre de nouvelles formes de langage théâtral et poétique ; époque de poursuites judiciaires et de menaces. De procès :
« pouvez-vous croire que je sois un traitre à la patrie un contre-révolutionnaire que j’aie mis le trotskisme en pratique dans mon art consciemment pratiqué au théâtre un travail hostile destiné à saper les fondements de l’art soviétique ».
La relecture de cet ouvrage et l’écriture qu’il contribue à faire naître — celle que nous sommes en train de lire — nourrissent le regard critique que la poète pose sur son siècle. Ainsi dénonce-t-elle, comme Meyerhold l’a fait en son temps, les barbaries et le sang, les tragédies ininterrompues, l’asservissement des peuples, les ententes du pouvoir pour généraliser le crime, l’alliance entre Poutine et Bachar el-Assad pour venir à bout de la Syrie, et les accords tacites qui sont autant de violences insoutenables et inquiétantes :
« là-bas comme ailleurs
ici bientôt peut-être
les grandes puissances ont délivré
au régime une licence pour tuer
il y a peut-être un lien
entre déni de crime
et déni de révolution
mais tu sais tout ça bien mieux que moi ».
Il arrive pourtant que la voix se fasse plus intime. Que frôle le désarroi. Que l’émotion affleure. Ainsi de ces vers :
« parfois j’écris n’importe quoi
à défaut de ne plus pouvoir vivre
n’importe où
je me demande jusqu’où
va aller la soumission
des peuples pourquoi
ce qui nous arrive nous arrive ».
Et, quelques pages plus loin, ce questionnement bouleversant que Liliane Giraudon adresse à Meyerhold :
« si toi tu te souviens
de pourquoi il y a vingt-six ans
j’ai souligné au crayon
ce passage du livre retrouvé hier
dis-le-moi éclaire-moi
je ne suis pas encore morte
mais il semble que ma vie s’efface
ce que j’écrivais m’apparaît souvent
comme écrit par une autre
qui ne serait plus celle que je suis devenue ».
Un poème dédié à Laurent Cauwet, fondateur des éditions Al Dante.
« Cadavre Reverdy » — quel coup de poing que ce titre ! — est « une sorte de document-fiction » que Liliane Giraudon adresse à Pierre Reverdy. Afin de réaliser ce « document-fiction », Liliane Giraudon a pris soin de relire Reverdy. Une relecture qui s’accompagne de « prélèvements » de vers et de « formules » que la poète intègre dans sa propre réflexion et qui nourrit son écriture. Chemin faisant à travers l’œuvre du poète « pas très catholique de Solesmes », elle interroge Pierre Reverdy sur lui-même. Ses allures de « dandy voyou », ses accès de violence, ses écrits, ses amitiés. Ainsi croise-t-on au passage le destin tragique de Max Jacob — poète que l’on retrouve sous les traits du mage dans Le Voleur de Talan — et l’amante Coco Chanel, « agent nazi » à qui il dédicacera un exemplaire de Main-d’œuvre. Liliane Giraudon iconoclaste ? Oui, sans aucun doute. Car qui se souvient de la relation amoureuse du poète avec Coco Chanel ? Qui se souvient aussi du rôle joué par l’icône parisienne de la mode auprès de la Gestapo ?
Sensible à la voix de Reverdy et au souffle qui la porte, Liliane Giraudon s’arrête sur les blancs qui ponctuent ses poèmes, fascinée à la fois par « cette coagulation visuelle des mots distribués » et par la « soufflerie corporelle » qui l’orchestre.
Le cheminement progressif de la réflexion de Liliane Giraudon sur le « poète considérable » est marqué par une succession de paragraphes — et donc de blancs d’interlignages —, chacun d’eux abordant une question nouvelle qui retient l’intérêt de la poète :
« Monsieur Reverdy, qui est ce cadavre ?
Un portait décomposé-recomposé par vous ? »
Ou encore :
« Je reviens aux portraits comme à ce que nous appellerons les accessoires… »
Et plus loin :
« Je pense souvent à cette première enfance. La vôtre… ».
L’importance que Liliane Giraudon accorde à Reverdy est elle aussi « considérable ». C’est d’ailleurs à Reverdy qu’elle doit le titre de l’un de ses premiers livres — Je marche ou je m’endors (1982). Le roman onirique du Voleur de Talan lui inspirant l’expression « voleuse de talent » qu’elle applique à elle-même.
C’est à Reverdy enfin qu’elle emprunte cette phrase. Une phrase vitale : « Écrire m’a sauvée. A sauvé mon âme. Je ne peux pas imaginer ce qu’eût été ma vie si je n’avais pas écrit. J’ai écrit comme on s’accroche à une bouée. »
« De quelle autre activité pouvons-nous rapprocher l’activité du poème ? » s’interroge Liliane Giraudon dans la sixième prose de son ouvrage. « L’activité du poème n’est pas incessante. » Peut-être de « celle invisible des vers dans le cadavre ? » Car cette activité se fait « sans nous » ; à notre insu ; « dans un dedans extérieur ». Et cela sans doute depuis l’enfance. Depuis le temps où lire se prolongeait dans écrire. « J’éprouvais je me souviens un plaisir fou à écrire. » Écrire. Activité indissociable, pour la poète en herbe, du jeu des osselets.
« Aujourd’hui encore je suis intriguée par l’association Jeu d’osselets/Acte d’écrire.
Ce Jeter/Lancer/ Ramasser… ».
Où l’on pense au « camarade Mallarmé ». Et à son coup de dés. Mais on retrouve aussi les trois gestes — jeter/lancer/ramasser — qu’implique le « Mouvement des accessoires » (seconde prose), soumis au hasard du jeu. En partie autobiographique, cette prose fait intervenir nombre d’autres voix. Tant de voix croisées au cours des ans, à travers les lectures, à travers les textes écrits par d’autres voix. Voix oubliées et voix connues. Voix des contes qui s’immiscent dans les ténèbres, voix cruelles corrélées au sang et au meurtre. Voix étranges et étrangères que la poète enfant laisse monter jusqu’à elle et dont elle s’empare. « Comme une voleuse. » Et parmi les voix qui comptent, celle de Gertrude Stein « la grammairienne ». Dont Liliane Giraudon reprend à son compte le principe de la variation :
« un poème est un poème est un poème ».
Le Travail de la viande se clôt avec « B7 : Un attentat attentif ». Consacré à Hélène Bessette, ce monologue est uniquement constitué de prélèvements opérés dans quatre de ses œuvres. À partir de ces prélèvements et d’une montée à Notre-Dame de la Garde sur les traces d’Hélène Bessette (qui en fit « l’ascension » en 1946), Liliane Giraudon a réalisé un film (cosigné avec Marc Antoine Serra). Ce film éponyme (avec texte en voix off) a été projeté à Cerisy-la-Salle à l’occasion du colloque organisé en août 2018 pour le centenaire de la naissance de la grande romancière et dramaturge que fut Hélène Bessette (1918-2000).
Parmi ces fragments, en voici quelques-uns, prélevés au hasard :
« Qui sont ces gens ?
Qui est derrière moi ? »
« La grammaire en démolition n’arrange pas le drame » (phrase présente dans « Mouvement des accessoires »).
« "On" pronom indéfini souffre
D’une manière infinie non définie
Mais certaine »
« Je suis sidérée d’être vieille
Je pensais tant ne l’être jamais ».
Comment conclure une telle lecture ? Tant ce livre est inépuisable. Qui laisse ouverts de multiples champs d’exploration. Un livre qui remue et qui dérange. Par son originalité formelle (ou informelle) ; par les questions brûlantes qu’il aborde ou qu’il soulève. Par l’émotion qui circule entre les lignes. Un livre-phare, qui secoue et qui émeut. Un grand livre.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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