POUR EN FINIR MUSAÏQUEMENT AVEC LE MONDE
Poésie et écologie peuvent-elles aller l’amble ? La poésie est-elle concernée par la catastrophe écologique qui guette notre humanité ? Pour quelles raisons la poésie devrait-elle se préoccuper d’une menace dont nous sommes les auteurs responsables / irresponsables ? Quelle place la Nature occupe-t-elle aujourd’hui dans l’espace poétique ?
Telles sont les questions ouvertes, nourries de réflexions et lectures multiples, que Jean-Claude Pinson soulève et aborde dans Pastoral. Dans cet essai philosophique, qui comporte en sous-titre De la poésie comme écologie, Jean-Claude Pinson interroge – tout au long des six chapitres qui composent son ouvrage – les liens que la poésie entretient de longue date avec la Terre et avec la Nature. C’est ce « pacte pastoral » que l’auteur se propose de revisiter avec nous. De découvrir ou de redécouvrir en suivant à ses côtés le cheminement d’une pensée affutée qui fait son miel de la fréquentation fertile de poètes d’écrivains et de philosophes qui ont jalonné l’Histoire de la littérature tout au long des siècles. Une réflexion qui guide la lecture depuis les origines, depuis l’« Écologie première » et ses « affinités électives » jusqu’à l’ultime, l’« Écologie dernière », aux confins de notre disparition. Imminente et comme programmée. Chemin faisant, d’un fragment à l’autre (chaque chapitre se subdivise en plusieurs fragments dont chacun est l’objet d’analyses), nous croisons nombre d’écrivains – Pierre Michon, Jean-Jacques Rousseau, Michel Serres, Giorgio Agamben – et de poètes. Mallarmé, Baudelaire, Rimbaud, Bonnefoy, Schiller, Hölderlin, Nerval, Jaccottet, Trassard, Pouchkine, Leopardi, Hocquard, Bouquet (Stéphane), Foglia (Aurélie), Jean-Paul Michel, Prigent, Vinclair… et tant d’autres. Chemin faisant aussi, Jean-Claude Pinson aborde de multiples concepts de sa propre facture, depuis la « zoopoétique » et la « musaïque » jusqu’au « pastoraliat » …en passant par le « pacte pastoral », l’« hantologie », « le luxe et le potlatch », le balnéaire et la beauté, le politique, « la solastalgie » et le « féminariat ». Pour en arriver à la question ultime, celle de notre disparition : comment habiter poétiquement le monde des temps ultimes ? Entre temps, ou en attendant, Jean-Claude Pinson invite à une prise de conscience forte qui rejoint le rêve pastoral des origines : « la poésie demeure porteuse d’une indéconstructible promesse d’habitation poétique de la Terre. »
Jean-Claude Pinson part d’un constat qui puise ses racines dans l’examen précis de tout un panel d’œuvres. Entre poésie et Nature, il existe depuis toujours une étroite connivence. En atteste l’omniprésence de la Nature comme thème dominant et récurrent des cultures, quelques origines qu’elles aient. Ce constat ne porte pas seulement sur la poésie. Il porte aussi sur le roman (dont, au XVIIe siècle, L’Astrée d’Honoré d’Urfé est en France le phare le plus éminent). Les différences entre l’un et l’autre genre, dans le rapport que chacun entretient avec la Nature, viennent de ce que la poésie décrit d’autres manières d’être au monde. Là où le roman cherche à rendre compte de « la vérité du monde social », la poésie, elle, fonde sa vérité sur « l’expérience sensible ». Nature et poésie sont liées par une affinité élective millénaire. De ce lien naît un mode d’expression propre à la poésie. Lui-même en lien étroit avec un mode d’être. La poésie comme ontologie en quelque sorte.
Mais, interroge l’auteur de Pastoral, qu’entendre par le mot « Nature » ? Jean-Claude Pinson fait d’emblée référence à la phusis des Anciens. Ce concept des philosophes grecs – traduit par natura chez les Romains – englobe les idées de naissance, de croissance et de génération. Dans sa relation avec la poésie, la Nature est à considérer dans une acception très large, qui prend en compte le cosmos, ses espaces infinis, la Terre, la nature, l’ensemble de l’espace habitable. L’Oekumène.
Cependant, cette vision qui a inspiré tant de poètes a aussi été décriée par d’aucuns, jusqu’à vouloir la faire disparaître. Ainsi de Mallarmé qui déclare : « La Nature a eu lieu, on n’y ajoutera pas ». Avec Mallarmé, la nature devenue inutile, la poésie entre dans la « modernité ». À la Nature, délestée de tout ce dont elle était porteuse, succède l’artifice et son règne triomphant. En dépit des résistances que la Nature a engendrées, notamment au XIXe siècle, une forme de « sauvagerie » refait surface, qui se répand et qui réaffirme ses droits. Ainsi la philosophe Virginie Maris réhabilite-t-elle – dans La Part sauvage du monde – la toute-puissance de la Nature face aux nombreux prédateurs qui n’ont de cesse de l’anéantir aux fins d’exercer librement leur pouvoir sur l’écoumène. De même le poète Jean-Christophe Bailly réaffirme-t-il la résistance exemplaire de la Nature. Laquelle, « par-delà les hommes… est et continue d’être l’habitacle et le lieu, la somme déployée des espaces où les formes de vie viennent s’inscrire ».
Et Jean-Claude Pinson de conclure son propos par cette assertion :
« Entre les trois (Cosmos-Terre-Vie), Nature se déploie comme un continuum. Et c’est bien, phénoménologiquement du moins, ce continuum que nous habitons. »
Ne voulant pas me risquer à trop disserter sur la somme d’analyses dont Pastoral est constitué – l’entreprise, du reste, relèverait d’un défi quasi intenable –, je me contenterai ici de reprendre certains des noms ou des mots cités ou parsemés supra, lesquels constituent aussi des têtes de chapitres ou de paragraphes de l’ouvrage.
Ainsi du terme Zoopoétique.
Qui dit Nature dit aussi « biotope ». Et qui dit poésie dit aussi « chant ». Entendons par là logos comme « régime d’énonciation », prosodie – et donc musique –, rythme. Ainsi le « pastoral » est-il intimement lié à la poésie, comme l’est le chant à tous les sons du biotope. L’ensemble de ces liens rend compte d’une « façon d’habiter la langue », de se mettre « à l’écoute de la nature (Nature) et d’en répercuter la vibration, l’écho de harpe éolienne (ou l’illusion d’un tel écho), sans pourtant que puisse être comblé l’abîme qui sépare le langage du réel. » Une « façon » aux résonances archaïsantes qu’il faut cependant distinguer du logos, « vecteur de l’entreprise moderne d’appréhension scientifique et de mise à disposition technique du monde ». Une disjonction qui accentue l’écart entre Nature et Culture.
L’un des grands précurseurs de l’« écopoétique » est Jean-Jacques Rousseau qui met en avant « l’hypothèse d’un lien presque organique, corporel du langage et de la Nature ». Entre cri, chant animal et langage humain, la parenté existe, qui permet d’établir un lien étroit entre « écopoétique » et « zoopoétique ».
Certains écrivains éprouvent plus que d’autres ce sentiment de continuum entre poésie et Nature. Un sentiment d’appartenance tellement puissant qu’il peut s’apparenter à une formulation du sacré. C’est le cas de l’œuvre de Pierre Michon portée par une dimension pastorale forte. Dans les Vies minuscules ou Le Roi du bois, certains récits mettent « en scène un sentiment extatique de la Nature comme totalité englobante et sacrée. »
Du pacte pastoral
Pour bien appréhender le « pacte pastoral », c’est vers Thoreau qu’il faut se tourner, Thoreau pour qui l’être humain fait partie « intégrante de la Nature ». Pourtant, selon Michel Serres, le « contrat social » l’emporte pour la majorité d’entre nous sur le « contrat naturel ». Mais, ajoute Jean-Claude Pinson, Michel Serres affirme que « la Terre nous parle en termes de forces, de liens et d’interactions, et cela suffit à faire contrat. »
Loin en amont de Michel Serres et de son Contrat naturel, le critique américain Paul de Man – à qui l’on doit l’idée et l’expression même de « pacte pastoral » – écrit dans la revue Critique (juin 1956) que « le thème pastoral est le seul thème poétique, qu’il est la poésie même ». Parce qu’il est « la problématique même de l’Être ». La dimension ontologique de la poésie renvoie ainsi à la dimension ontologique du pastoral.
Pour autant, il ne faudrait pas s’imaginer que cette conception résout les conflits inhérents à la nature humaine. À commencer par celui qu’engendre la distinction entre langage commun et langage poétique. De cette réconciliation improbable, le poète sort fragilisé. « La conscience poétique est une conscience malheureuse qui aspire à la réconciliation avec la Nature, quand le langage, en sa négativité, signifie pour l’homme la séparation d’avec cette même Nature. »
Le langage musaïque
La crise du langage, à corréler avec nombre d’autres crises, me conduit à prêter toute mon attention à l’analyse du « musaïque ». Ce néologisme (musaico), on le doit au philosophe italien Giorgio Agamben. Pour Agamben en effet, le drame du langage vient de ce que nous avons oublié l’expérience du « musaïque ». Que nous avons effacé le rapport de l’homme à la Muse. Que nous avons disjoint la parole de ses origines. Au langage « musaïque », devenu inaccessible, incompréhensible, s’est substitué un bavardage proliférant dont sont accablées nos sociétés. Un langage « sans marge, ni frontière ». Le langage bavard n’est pourtant qu’un leurre qui masque la perte ancienne de la voix originelle. De sorte que le poète « tourné vers un lieu originaire de la parole hors d’atteinte », « célèbre et commémore la voix qu’il n’a plus ».
Jadis accordées autour de l’expérience musaïque, aujourd’hui oublieuses de leur relation à la Muse, les sociétés contemporaines se sont désintégrées. Et l’homme, emporté dans le tourbillon de la logique de l’hybris, « oublie de prêter l’oreille à l’étrangeté a-logique qui murmure depuis ce lieu "musaïque" (et hors d’accès) de la parole. »
Dans ce contexte, le poème est et demeure le seul langage à même de restituer le lien perdu avec la Nature. Le seul susceptible de remonter à la source, en amont du logos. Le seul susceptible de renouer avec l’expérience originelle, de faire entendre encore un chant « animiste » « où trouve à se dire, sensoriellement, affectivement, musicalement, "animalement", un sentiment inoublié de la Nature. » Aussi appartient-il à la poésie de renouer avec le « pacte pastoral » dont elle était détentrice. « Aux poètes, aux artistes échoirait ainsi d’être les hussards verts de la Terre ».
Ainsi donc, même si elle est déchirée par la double tension qui la secoue – « l’archi-événement du langage » (lequel permet d’établir la distinction homme / animal) / « l’archi-mouvement de la Nature » –, la poésie demeure « bien écologie première, pulsion en direction de cette introuvable origine "musaïque" dont le sentiment d’appartenance à la Phusis continue de lui parler. »
Loin d’être un essai qui conduirait à une forme d’abattement ou de dépression, Pastoral est un livre qui revitalise la pensée, la renouvelle, la dépoussière et la désenglue. La régénère. La réflexion très vaste et très diversifiée que cet ouvrage propose touche à de multiples univers poétiques : par exemple, celui, en pleine ébullition « carnavalesque », de Prigent, ou celui, prônant la révolution, de l’univers « politico-explosif » de Stéphane Bouquet ; parmi eux, d’aucuns voient dans le poème le moyen de contrer « la lumière aveuglante d’un biopouvoir (celui du capital) s’insinuant au plus intime de la vie ». Ainsi des mots-lucioles que la poète Aurélie Foglia fait circuler dans son recueil Grand-Monde. D’autres, se tenant éloignés de la tentation nihiliste, voire anarchisante, continuent de célébrer la beauté et le don. Ainsi les proses de Philippe Jaccottet, soucieux de « rétablir dans ses droits » « le beau naturel ». Un « parti pris de la beauté » qui culmine chez le post-hölderlinien Jean-Paul Michel qui opte, par la médiation de l’hymne, pour « une incessante surrection d’être ». Quant à La Sauvagerie de Pierre Vinclair, grande épopée de plus de cinq cents pages, elle rassemble autour du poète toute une communauté de poètes. Communauté de « voix singulières », que fédèrent ici « non seulement la force d’une intention (la commune préoccupation d’une action poétique en faveur de Gaïa) », mais aussi « la force d’une forme, celle du dizain ».
Face à une ouverture de si large empan, le lecteur est emporté, quelles que soient ses propres affinités, sur les voies vivifiantes de la Nature et de la poésie, les deux étant in fine indissociablement liées.
Vers une écologie dernière
« Le monde va finir », écrivait Baudelaire dans Fusées. La prophétie est-elle en train de se précipiter ? De devenir réalité ? « Que faire alors du poème » ? Comment en finir « musaïquement » avec le monde ?
Pour Jean-Claude Pinson, « un poète peut nous aider à penser la poésie en tant qu’écologie dernière », à en « habiter poétiquement la très sombre teneur, sans renoncer pourtant ni à l’élan "résurrectionnel" de la poésie […] ni à l’idée d’une vie poétiquement "joyeuse" ». Le poète dont il est ici question est Giacomo Leopardi. Poète « physicien ». Poète « chanteur de blues ». Il n’est que de relire L’Éloge des oiseaux pour se convaincre que, de la saudade qui diffuse en chacun de nous ses notes mélancoliques, peut surgir un concert « joyeux ». Un concert qui accompagnera les derniers vivants jusqu’aux abords du néant.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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